— Mais… vous êtes réellement fâchés ?
— Croyez que je le regrette. Au revoir, Monsieur… et encore merci de votre accueil !
Une demi-heure plus tard, il était parti sans qu’Adalbert fît la moindre tentative de rapprochement. Il fallait vraiment que cette fille lui tienne à cœur. Aldo ne le revit pas. Seul M. Lassalle l’accompagna jusqu’à la voiture et, au moment de se séparer, lui serra vigoureusement la main :
— À bientôt, j’espère ! (Et plus bas :) Ne vous tourmentez pas trop ! Je le connais comme s’il était mon fils et je vous donnerai des nouvelles.
— J’ai peur qu’il ne soit gravement atteint…
— On agira en conséquence…
Grâce à lui, Aldo se sentit un peu moins triste en quittant la maison des Palmes. Il eut la tentation, pendant qu’il refaisait ses bagages, de glisser l’anneau d’orichalque dans une enveloppe et de le faire porter à Adalbert avant son départ. Mais la crainte qu’il ne se change illico en présent d’amour pour une femme dont il se méfiait de plus en plus le retint. Le talisman resta dans sa chaussette. C’était moins glorieux mais plus sage.
En arrivant à l’hôtel, Aldo fit monter ses bagages dans sa chambre et, sans se donner la peine d’aller voir à quoi elle ressemblait, se lava les mains et se rendit à la salle à manger dans l’espoir d’y rencontrer Tante Amélie. Comme il était déjà tard, le service du déjeuner devait tirer à sa fin mais sa querelle avec Adalbert lui avait coupé l’appétit et un café lui suffirait.
Quand il l’aperçut, elle s’apprêtait à sortir de table en compagnie d’un couple dans lequel il reconnut le colonel Sargent et sa femme. Ils semblaient s’entendre à merveille tous les trois et Tante Amélie riait de bon cœur. Plan-Crépin brillait par son absence et devait être en train de dessiner dans le temple de Khnoum.
Peu désireux de mêler son humeur noire à ces instants de détente amicale, il refluait vers le hall quand elle l’aperçut et, sans hésiter, abandonna les Anglais pour le rejoindre.
— Que fais-tu là tout seul ? Tu as l’air d’un chien perdu !
— Il y a du vrai dans ce que vous dites ! reconnut-il en s’efforçant de sourire. Mais rejoignez vos amis. On a largement le temps de se voir puisque je viens d’emménager ici.
— Adalbert n’est pas avec toi ?
— Non. Il est resté chez M. Lassalle…
— Tiens donc ! Et c’est ce qui te met la figure à l’envers ? As-tu déjeuné ?
— Non, mais je n’ai pas faim.
— Même pour un café ? On va aller le prendre au bar. Il est meilleur qu’au restaurant !
Ils prirent place à une table en terrasse abritée par un buisson d’hibiscus, vers laquelle un serviteur se précipita aussitôt. La marquise commanda des cafés et des pâtisseries.
— Je vous ai dit que je n’avais pas faim, protesta Aldo.
— Très mauvais de rester l’estomac vide quand on a de la peine ! En outre, tu adores les mille-feuilles et le chef pâtissier en fait d’admirables ! Et maintenant, raconte ! Vous vous êtes disputés ?
— J’ai grand peur que ce ne soit pire. Nous sommes brouillés. Je ne vous cache pas que, si je n’étais contraint de rester à cause de l’enquête sur l’assassinat d’Ibrahim Bey, je serais déjà en route pour la gare.
— Qu’est-ce que tu as à voir avec la mort de cet homme ?
— Adalbert et moi avons été ses derniers visiteurs avant les meurtriers. Par-dessus le marché, le chef de la police du coin est loin d’être un aigle et il conserve mon passeport. Par conséquent, je suis bloqué.
— Ce n’est peut-être pas plus mal !
Les mille-feuilles arrivaient avec le café auquel Mme de Sommières fit ajouter un verre d’armagnac. C’était si appétissant qu’Aldo n’y résista pas.
— Ce n’est jamais bon, quand deux amis se fâchent, de mettre plusieurs centaines de kilomètres entre eux sans vider l’abcès, fit la marquise. Et maintenant, tu me racontes tout depuis le début.
— Tout quoi ?
— Ne joue pas au plus fin avec moi ! conseilla-t-elle en poussant un soupir de lassitude. Je te connais trop bien et je crois t’avoir dit que votre affaire à tous les deux ressemblait à un marécage. À présent, donne-moi une cigarette et parle ! Depuis Venise ! Ton histoire avec la princesse est ce qu’il y a de moins boueux dans l’aventure !
Il y eut un silence qu’Aldo employa à se frotter les yeux, après quoi il se rejeta au fond de son fauteuil et soupira :
— D’accord ! Cela me soulagera. Je commence à ne plus y voir clair moi non plus ! Ça a débuté un soir du mois de janvier, alors que je rentrais à la maison après avoir dîné chez Maître Massaria…
Et il défila l’histoire, cette fois sans rien omettre mais avec le curieux sentiment, à mesure qu’il parlait, de raconter un roman surréaliste à la limite de l’histoire de fous. Si quelqu’un pouvait comprendre l’incompréhensible, c’était bien Tante Amélie. Elle l’écouta sans l’interrompre, avec parfois un sourire, sans cesser de le soutenir de son regard attentif.
— Voilà ! conclut-il. Vous savez tout maintenant et je vous laisse libre de répéter à Marie-Angéline ce que vous jugerez bon de lui apprendre.
— Mais je lui dirai tout, mon garçon, tu peux en être persuadé. Sauf peut-être que tu détiens l’Anneau, en raison de sa tendance excessive à la rêverie. C’est une alliée trop fidèle et trop inventive pour nous passer de son concours…
— Si elle s’est découvert un sentiment pour Adalbert, l’entrée en scène de Salima Hayoun ne la réjouira pas. Taisez-lui ce détail !
— On verra. Quant à ce que tu viens de m’apprendre sur Shakiar et son ténébreux frère, je dirai – et je pense que tu en es arrivé à la même conclusion ! – que celui-ci a essayé de mettre le grappin sur toi afin de te manipuler à sa guise, mais il s’y est mal pris. Il aurait été plus malin de te proposer de très beaux bijoux puisqu’elle en déborde, de te laisser partir avec, puis de crier « au voleur », de te faire arrêter et de te faire chanter jusqu’à ce que tu donnes l’Anneau dont Assouari doit être persuadé que tu l’as. Que tu sois tombé sur Adalbert à ce moment-là doit être fortuit. Lui devait être la chasse gardée de cette Salima qui voulait obtenir de lui quelque chose que nous ignorons mais que, apparemment, elle a trouvé quand elle est passée à l’ennemi. Qu’elle soit amie avec Shakiar ne signifie pas qu’elle soit complice…
— Ali Rachid m’a pourtant dit de m’en méfier.
— Ali Rachid est arabe. Il l’a vue changer de camp et en a tiré sa conclusion, logique s’agissant d’une femme. Il aurait d’ailleurs pensé pareillement d’un homme. N’oublie pas, d’autre part, que c’est son grand-père que l’on vient d’assassiner. Elle en a du chagrin ?
— Oui. Sans nul doute, murmura Aldo revoyant la jeune fille prostrée de douleur, sa joue appuyée contre la main du mort, et rappelant sévèrement Keitoun au respect. Il faut constater qu’elle n’a rien fait pour attirer Adalbert à elle… et je commence à me demander si je n’ai pas commis une sottise en orientant sur elle la méfiance d’Henri Lassalle. J’ai joué les concierges et Adalbert pourrait avoir raison !
— C’est possible, mais ne tombe pas dans l’excès contraire. Ce que tu redoutes le plus, c’est de voir ton ami s’engager dans un amour sans espoir et cela au sein même d’un métier qu’il adore, et tu as fait ce que tu pouvais pour le protéger. Malheureusement, c’est raté… mais ça doit pouvoir s’arranger parce que bon gré mal gré vous ramez toujours dans la même galère. Les assassins d’Ibrahim Bey devaient être certains que vous lui aviez remis l’Anneau – au fait, il faudra que tu me le montres ! –, d’où, après le saccage de vos chambres et leurs recherches infructueuses, le meurtre odieux de ce vieil homme.
— Vous pensez à qui ? Shakiar et Ali Assouari ? J’y pensais aussi.
— Lui peut-être, je ne le connais pas. Elle, je suppose qu’il la manipule comme une marionnette. Ce qui est sûr, c’est que l’Anneau étant toujours en ta possession, vous pourriez être en danger tous les deux mais cette fois en ordre dispersé… puisque en principe vous êtes brouillés.
— Pas en principe : nous le sommes ! Et définitivement !
— Tu ne peux t’empêcher d’exagérer. Les passions d’Adalbert me font penser à des crises de croissance. Celle-là passera comme les autres…
— … mais en laissant peut-être des dégâts irréparables. Alors, maintenant que vous êtes au courant, que me conseillez-vous ?
— Qu’en penses-tu ?
— Si je n’étais pas coincé dans ce patelin par cet idiot de policier, je serais en route pour Venise. J’en ai par-dessus la tête de cette histoire ! Et dire que je rêvais d’aventure !
— Mais tu ne cesseras jamais d’en rêver. Je parie qu’à peine sur le bateau tu te précipiterais chez le commandant pour le supplier de faire demi-tour.
— Je ne crois pas…
— Allons donc ! Tu te vois, laissant ton vieux copain se débattre seul et abandonné dans cette vilaine histoire ?
— Oh, le moyen de le mettre à l’abri auquel j’ai réfléchi en quittant la maison des Palmes, c’est de lui remettre l’Anneau et de le laisser se débrouiller avec.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
— Parce que c’était de l’orgueil mal placé et que j’aurais trop eu l’air de lui demander pardon ! Cela dit, si Keitoun me restitue mon passeport et me rend ma liberté, c’est sans doute ce que je ferai avant de partir…
— On verra quand nous y serons ! En attendant, je te conseille une petite sieste. Ensuite, on prendra une felouque pour une promenade sur le Nil ! Cela nous fera du bien à tous les deux !
7
Un émule de Sherlock Holmes ?
Tante Amélie avait raison comme toujours : tirer des bords à l’heure où le soleil déclinant s’inscrit en transparence sur la toile de la blanche aile triangulaire d’une felouque était un moment de pur bonheur. Le Nil était plus bleu que jamais, crêté d’écume là où il se brisait sur les rochers, l’air d’une divine pureté, la végétation plus verte, plus dense que jamais, poussant les fleurs jusqu’au ras de l’eau. Les mariniers qui s’activaient sur le bateau fredonnaient un air à bouche fermée.
On avait décidé de faire le tour de l’île Éléphantine puis d’y aborder pour récupérer Plan-Crépin dans son temple en ruine.
— Comme elle y est depuis ce matin, elle aimera certainement mieux revenir avec nous que prendre le ferry.
— Elle y passe toutes ses journées ? Vous devez vous ennuyer ?
— Non. Seulement les après-midi en général mais, depuis que je me suis liée amitié avec les Sargent, elle part de temps en temps le matin en emportant son… casse-croûte… ? C’est le terme approprié, n’est-ce pas ?
— Absolument ! répondit Aldo en riant.
— En outre, dans ces pays chauds, j’aime faire une sieste après déjeuner alors qu’elle ne tient pas en place, tu le sais aussi bien que moi. Elle m’a confié un jour qu’elle voulait profiter de chaque minute de son existence…
— Le contraire m’aurait surpris. Et comment s’arrange-t-elle pour sa chère messe du matin ? Elle ne s’est pas convertie à l’islam, tout de même ?
Quand elle était à Paris, Marie-Angéline se rendait avec une régularité d’horloge à l’église Saint-Augustin entendre la messe de six heures. Elle s’y était taillé une sorte de centre de renseignements, alimenté par les vieilles demoiselles et les serviteurs de nombreuses grandes maisons, d’où elle tirait nombre d’informations qui, au fil des ans, s’étaient révélées plus qu’utiles dans les diverses aventures auxquelles Aldo et Adalbert l’avaient mêlée, à sa plus grande joie.
— Pas de problème, il y a un petit couvent à proximité de l’hôtel où elle peut se rendre facilement. Elle serait capable de dénicher une chapelle au pôle Nord.
Après quoi on fit silence pour ne rien perdre de la magie de la promenade. Elle avait le pouvoir d’alléger le poids des soucis d’Aldo. Une fois doublée la pointe nord de la grande île puis l’île-jardin Kitchener, on remonta le long de la rive gauche où l’on croisa le bac reliant au monastère Saint-Siméon. On approchait du passage entre les îles Essa et Éléphantine quand les jumelles qu’Aldo s’était gardé d’oublier se fixèrent soudain :
— Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Qui donc ?
— Votre Plan-Crépin, pardi ! Tenez, regardez là-bas, sur le chemin qui mène au ponton du bac, ajouta-t-il en tendant les jumelles. Si ce n’est pas elle, je mange mon chapeau !
À l’évidence, c’était elle. Au pas paisible d’un âne auprès duquel trottait le gamin que l’on avait vu précédemment en sa compagnie, Marie-Angéline descendait tranquillement vers le débarcadère reliant la rive à l’île Isis d’où un autre bateau la ramènerait à Assouan.
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