— On vient de trouver ces frusques dans une gondole devant le palais Foscari, annonça-t-il. Elles pourraient bien appartenir au mort de cette nuit ?

— Elles ne peuvent même appartenir qu’à lui, fit Salviati en déployant un élégant pardessus de vigogne noire. Et vous avez raison, prince, ajouta-t-il aussitôt, les doublures sont décousues et les ourlets aussi. Le pauvre type ne sera guère élégant pour son dernier voyage !

— Vous dénicherez peut-être une bonne âme pour arranger ça. Vous comptez le renvoyer dans ses foyers ?

— Si c’est réellement un diplomate, le gouvernement prendra contact avec la chancellerie du roi Fouad et il sera rapatrié. On n’a déjà pas trop de place pour nos morts à nous ! conclut-il, se référant au cimetière San Michele.

Morosini prit congé là-dessus et rentra chez lui.

Comme il s’y attendait, Guy Buteau se tenait dans la bibliothèque, assis sur l’un des escabeaux coulissants, à mi-chemin du plafond, un livre ouvert sur les genoux et deux ou trois autres sur les degrés voisins :

— Je parie pour Platon ! lui lança-t-il.

— Justement, non ! Je le connais suffisamment mais je me suis souvenu que nous avions là l’ouvrage du Pr Léo Frobenius – un Allemand ! – et du Français Paul Lecour qui apportent leur contribution à la thèse soutenant que l’Égypte fut sans doute colonisée par les Atlantes et que les traces rémanentes y sont profondes. Ne fût-ce que la momification des défunts. Un rite particulier que l’on retrouve de l’autre côté de l’océan Atlantique dans les nécropoles du Nouveau Monde : Mexique ou Amérique centrale…

— Voilà mon précepteur revenu ! constata Aldo en riant. Je ne demande pas mieux que de vous croire, mon cher Guy, mais je préférerais savoir ce que cet étrange anneau faisait dans la chaussette de ce malheureux diplomate. À ce propos, on sait qui il est et où il allait. Vraisemblablement, il regagnait Le Caire venant de Londres. Ce qu’il faudrait connaître, c’est si un paquebot pour l’Égypte part prochainement d’ici, ajouta-t-il en décrochant le téléphone pour appeler le port du Lido.

Il y en avait un, en effet, partant le surlendemain pour Port-Saïd, et M. El-Kouari avait retenu sa place avant que la police ne l’annule.

— Voilà au moins une certitude ! se réjouit Morosini. Reste la question à laquelle personne n’a de réponse : d’où venait-il quand il s’est fait assassiner derrière chez nous en pleine nuit ?

— Nous ne le saurons sans doute jamais ! soupira Guy en descendant de son perchoir. En revanche, j’aimerais bien revoir l’anneau.

— Rien de plus facile.

On se rendit dans le bureau d’Aldo où, toutes portes closes, celui-ci enclencha le mécanisme compliqué de son coffre, sortit le sachet de daim et en fit glisser le contenu sur le dessus de cuir de son bureau, puis alluma la puissante lampe sous les feux de laquelle il examinait les joyaux qu’on lui apportait. Le métal couleur d’or pâle venu du fond des âges prit des reflets soyeux, comme s’il était recouvert d’une mousseline, faisant ressortir la teinte parfaite des turquoises. Penchés au-dessus, ils contemplèrent l’anneau sans y toucher pendant de longues minutes, comme s’il exerçait sur eux une fascination – et c’était le cas. Quelle signification donner à ces formes géométriques – baguettes droites ou triangles – serties dans l’orichalque ? Guy tendit la main vers le bijou, hésita et la retira :

— Il vous fait peur ? demanda Aldo.

— Oui et non… je ne sais pas trop ! J’éprouve une curieuse impression. Il m’attire et cependant…

— Vous pensez au sang qui a coulé cette nuit pour sa possession… et qui ne doit pas être le premier !

— Pourtant je ne ressens pas devant lui la sensation de répulsion que me donnaient les pierres du Pectoral. Surtout le rubis de Jeanne la Folle.

— Avouez qu’il y avait de quoi ! Peu de pierres ont suscité autant de drames et nous avions dû violer une tombe pour le retrouver.

— Ce n’est pas le cas en ce qui concerne cet anneau. Il a quelque chose… de rassurant.

— Alors pourquoi avez-vous hésité à le prendre ? reprocha Aldo en s’emparant de la bague et en la mirant sous la lampe avant de la passer tour à tour à son annulaire droit, trop mince, au majeur, idem, et enfin au pouce, approuvé par Guy.

— Ce qui nous démontre que c’est une bague sacrée. Un ornement de Grand Prêtre ou quelque chose d’approchant.

Aldo ne répondit pas, attentif à l’étrange impression qui montait en lui. Pas désagréable, au contraire. Une sensation de force et de plénitude l’envahissait, merveilleusement vivifiante. Il eut soudain la certitude que tout lui devenait possible et qu’aucun obstacle ne saurait l’arrêter sur le chemin choisi.

— Eh bien ? demanda Buteau.

Non sans difficulté, Aldo ôta l’anneau et le tendit à son vieil ami :

— Essayez vous-même !

Ce qui fut fait et, sous les yeux d’Aldo, l’affable visage du vieux monsieur s’illumina :

— Incroyable ! On dirait qu’il décuple les forces… Que l’on pourrait déplacer les montagnes ! En ce cas, pourquoi l’homme qui le détenait a-t-il été assassiné ?

— Sans doute parce qu’un peu de soie noire tendue par un fixe-chaussettes n’est pas le lieu idoine pour développer les manifestations transcendantales ! Et s’il était poursuivi, comme les faits le laissent à penser, il avait choisi la plus sûre cachette. Une chose est certaine : cet anneau n’est pas maléfique – ce qui est déjà énorme ! – mais il ne protège pas contre une agression.

— Qu’allez-vous en faire ?

— Je ne sais pas. J’hésite !

— Entre quoi et quoi ? En mourant, ne vous a-t-il pas demandé de le garder ?

— En effet, mais il y a ses ultimes paroles : Assouan… la Reine Inconnue et Ibrahim.

Il s’interrompit en entendant dans le vestibule la voix de son secrétaire, Angelo Pisani, qui discutait avec Zaccharia, et se hâta de ranger sachet et bague dans le coffre puis de le refermer en déclarant :

— Si quelqu’un peut éclairer notre lanterne là-dessus, c’est bien Adalbert. Je vais téléphoner à son appartement de Paris. Théobald me dira où il est au juste !

— Sage décision !


Peut-être pas si facile à réaliser qu’il n’y paraissait !

Quand, après trois longues heures d’attente, la voix distinguée de Théobald, le fidèle serviteur de Vidal-Pellicorne, se fit entendre, agréablement modulée comme d’habitude, elle se déclara ravie d’avoir des nouvelles de Monsieur le prince mais désolée de ne pouvoir lui passer son maître :

— En cette saison, Votre Excellence devrait se douter qu’il n’est pas à Paris.

— Je suppose qu’il est en Égypte ?

— Monsieur le prince suppose à merveille !

— Oui mais où, en Égypte ? C’est grand…

— Et c’est ce que je ne sais pas. Il faut comprendre, Monsieur fouille !

— Belle nouvelle ! Que fait-il d’autre quand il est là-bas ? Il est égyptologue, que diable !

— Certes, certes, mais les choses sont légèrement différentes cette fois. Monsieur aurait fait une découverte… importante peut-être et, tant qu’il n’a pas acquis de certitude, il ne veut pas en parler. Monsieur le prince sait combien, dans la profession, les confrères des autres pays sont aux aguets.

— Soit… mais au cas où vous auriez à le joindre en urgence ?

— Ce n’est guère probable ! Je dois alors écrire sous double enveloppe à l’hôtel Shepheard’s, au Caire. On lui garde son courrier et… je n’en sais pas davantage !

— Mais enfin, c’est ridicule ! Il a en vous une confiance aveugle ! Je vous vois mal vous précipiter à l’Académie des sciences ou à la rédaction de je ne sais quel journal pour leur confier sur quelle rive du Nil votre maître est en train de manier la pelle et la pioche ?

— Peut-être, Excellence, et je dois dire que c’est la première fois, mais Monsieur s’est clairement expliqué. Sa confiance en moi est absolue, cependant…

— … il craint les courants d’air ? Il faut en effet que sa trouvaille soit exceptionnelle ! Eh bien, Théobald, il me reste à lui envoyer un mot en espérant qu’il ne tardera pas trop à venir le chercher.

— Monsieur le prince a des problèmes ?

— Disons des questions à poser, mais cela peut attendre. Merci, Théobald, portez-vous bien !

— Et voilà ! soupira Aldo en reposant le combiné. Aucun renseignement à attendre de ce côté avant un moment. Adalbert gratte la terre quelque part en Égypte mais personne ne sait où.

— Conclusion ?

— On garde soigneusement au chaud ce précieux et séduisant objet, et, moi, je pars pour Florence. La vente Serbelloni a lieu demain et les améthystes du Cardinal m’intéressent. Elles auraient appartenu à Giulia Farnèse, la maîtresse du pape Alexandre VI.

— Le Borgia ? Je conçois qu’elles vous captivent.

— Oh, pas pour la légende noire de la famille. Des souvenirs leur ayant appartenu, on en trouve en Italie presque autant que de reliques de saints à Byzance autrefois, mais le catalogue leur consacre quelques lignes dithyrambiques et je veux les examiner de près. Donc, j’y vais !


Le collier assorti de pendants d’oreilles était superbe. Aldo n’eut aucune peine à imaginer l’effet qu’il devait produire sur la gorge lumineuse de la belle rousse qu’avaient peinte de fort grands artistes et reçut un véritable coup au cœur : la teinte rare des pierres et l’orient légèrement rosé des perles l’enchantèrent, et il enchérit joyeusement jusqu’à la victoire, avec la ferme intention de conserver l’ensemble dans sa collection privée au cas où Lisa refuserait de le porter. Il soulignerait admirablement la splendeur de ses cheveux fauves et le satin pâle de sa peau !

Il était, de ce fait, d’excellente humeur quand la gondole pilotée par Zian qui était venu le chercher à la gare le déposa aux marches mouillées de son palais, mais cette heureuse disposition fut de courte durée : dans le grand vestibule décoré de tapisseries anciennes et de quatre lanternes de galère en bronze doré, Guy Buteau discutait avec un personnage qui n’eût pas produit une impression particulière sur Aldo s’il n’avait été accompagné, deux pas en arrière, d’un officier du Fascio. Qui d’ailleurs ne prenait aucune part à l’entretien, occupé qu’il était à examiner ses ongles. Ce qui ne voulait pas dire qu’il n’écoutait pas. L’autre était un individu sans couleur distinctive, si ce n’était celle de sa jaquette officielle : taille moyenne, âge moyen, visage arrogant, cheveux gris fer et teint gris-vert. Quant à Guy, il en arrivait à l’exaspération. Au moment où Aldo posait le pied sur les dalles de marbre blanc, il entendit :

— Je ne peux pourtant pas le faire sortir des murs ! En quelle langue faut-il vous dire que le prince Morosini est absent ?

— Je l’étais mais je ne le suis plus, mon cher Guy ! intervint Aldo en lançant à Zaccharia le trench-coat qu’il portait sur le bras. Que désire ce monsieur ?

L’inconnu eut un soupir de soulagement mais ce fut le milicien qui répondit, sans pour autant perdre ses ongles de vue :

— Nous venons de Rome. J’ai été chargé par le Duce d’escorter M. El-Kouari, détaché de l’ambassade d’Égypte.

— J’apprécierais, capitaine, que vous me regardiez lorsque vous me parlez, mais si ce petit travail de manucure vous paraît urgent, je peux faire appeler une femme de chambre ?

Le ton était insolent. L’officier rougit et laissa retomber ses mains. Aldo cependant continuait :

— Pourquoi M… El-Kouari – c’est bien ça ? – a-t-il besoin d’escorte pour venir jusqu’ici ?

— Son frère a été assassiné voici trois jours et il…

— … redoute de subir le même sort ? Aurions-nous, sans le savoir, déclaré la guerre à une famille égyptienne par ailleurs fort honorable, j’imagine ? Eh bien, Monsieur, nous allons voir ce que je peux pour vous ! Comme vous le voyez, j’arrive de voyage et…

— Où étiez-vous ? questionna l’homme en noir.

— Je ne pense pas que cela vous regarde, riposta Morosini qui ne pouvait supporter l’ingérence perpétuelle de ces gens dans la vie privée de ses compatriotes. Mon cher Guy, si vous avez l’obligeance de conduire notre visiteur dans mon cabinet, je me lave les mains et je vous rejoins…

Constatant que le séide du Fascio s’apprêtait à suivre son protégé, Aldo précisa :

— L’invitation ne vous concerne pas, capitaine. Mon maître d’hôtel va vous installer dans un salon où l’on vous offrira du café pour vous faire patienter.

— Le Duce s’intéresse à cette triste affaire. J’ai ordre de ne pas quitter M. El-Kouari !

— Ce n’est pas le quitter que d’attendre à dix mètres de lui. Et il vous racontera ! Sinon vous pouvez le remmener. Je ne reçois personne dans ces conditions !