— Voulez-vous me dire ce qui l’empêchera de lancer ses gens à vos trousses et de vous retenir captif… ou pis ?

— Je ne crois pas qu’il le ferait… Et, en admettant qu’il aille jusqu’à cette extrémité, pensez-vous vraiment que votre présence serait dissuasive ?… N’oubliez pas qu’il est misogyne ? Non, Marie-Angéline, vous ne viendrez pas !

Sargent toussota pour s’éclaircir la voix :

— En revanche, je peux vous suivre discrètement et surveiller la maison pour voir si vous en ressortez ou non ? dit-il. Cela me gêne de vous faire cette proposition devant Mademoiselle parce que je suis anglais… Mais je vous fais le serment qu’aucun de mes ancêtres n’était à Rouen quand on a brûlé Jeanne d’Arc ni à Sainte-Hélène quand on y a relégué Napoléon !

— Je n’en doute pas une minute, répondit Aldo en riant. On marche comme ça !


Quelques heures plus tard et le soleil revenu, Aldo demanda un taxi et se fit conduire à la maison des Palmes. Le colonel embarqua avec lui mais, à mi-chemin, descendit en déclarant qu’il voulait se dégourdir les jambes. Une fois arrivé, il fallut palabrer avec Achour et son chasse-mouches pour obtenir que la voiture puisse gagner les arrières de la demeure. Là, le chauffeur fut prié d’attendre. Farid vint au-devant du visiteur devant lequel il s’inclina avant de le précéder jusqu’au cabinet de travail où, assis à son bureau, le maître écrivait une lettre qu’il abandonna en voyant Aldo franchir son seuil.

— Ah ! Cher ami ! Voilà une visite impromptue dont j’augure beaucoup ! Vous avez des nouvelles ? s’écria-t-il en débarrassant un fauteuil d’une dizaine de bouquins, afin de permettre à Aldo de s’asseoir, puis il frappa dans ses mains pour appeler le café… qui apparut à peine commandé.

— J’apporte en effet des nouvelles, mais il se peut que vous en ayez déjà eu vent ?

— De quoi ? Mon Dieu ?

— J’ai retrouvé Adalbert. Il n’était pas très loin, d’ailleurs : dans une dahabieh ancrée au milieu du Nil.

— Pas possible !… Et il va bien ?

La surprise, évidemment, était totale, soulignée par les deux plaques rouges qui marquèrent aussitôt les joues du vieux monsieur. Qu’elle soit bonne était une autre affaire, si l’on en jugeait au léger tremblement des mains sur la cafetière.

— Au mieux, si l’on tient compte des inconvénients d’une claustration de quelques jours ! Mais je pensais sincèrement que vous étiez au courant… si je peux me permettre cet affreux jeu de mots ?

— Moi ? Comment le pourrais-je ?

— Simplement parce que c’est vous qui l’y avez mis au frais… si j’ose dire !

Lassalle qui buvait son café s’étrangla, toussa, devint encore plus rouge, faillit renverser ce qui restait dans la tasse et se leva en bousculant son siège :

— Sortez ! Je ne me laisserai pas insulter dans ma propre maison par un étranger que j’ai eu le tort d’accueillir en ami !

Morosini ne broncha pas et finit de boire tranquillement :

— On dit qu’il n’y a que la vérité qui fâche et vous devriez le savoir. Afin de vous ôter le moindre doute, j’ajouterai que c’est moi qui l’ai trouvé et que c’est lui qui me l’a dit !

— Sornettes ! Comment aurait-il pu le savoir ?

— Il est doté de bonnes oreilles et il a entendu votre Farid bavarder avec vos chiens de garde. Je n’irais pas jusqu’à prétendre que ça lui a fait plaisir, mais comme on a pris quelque soin de lui, il ne vous en veut pas autrement. Seulement, il serait heureux de retrouver ses vêtements. J’ai eu l’impression que la couleur du pyjama dont on l’a affublé ne lui plaisait pas. Alors, si vous aviez la bonté de les faire porter à l’hôtel, il vous en serait reconnaissant…

Ironique mais paisible, la voix d’Aldo semblait agir comme un calmant sur son interlocuteur. Après avoir cherché dans le premier tiroir du bureau un revolver qu’il considéra d’abord d’un œil dubitatif, Lassalle laissa retomber sa main avec un soupir de découragement. D’où Aldo conclut sans peine qu’il avait devant lui un novice dans l’art difficile du crime. Et comme le vieil homme restait immobile, l’œil toujours fixé sur le fond du tiroir, il demanda avec douceur :

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Je parierais mon palais contre une cabane de bambous que c’est la toute première fois que vous vous exercez au métier de gangster. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai pas encore reçu d’ultimatum édictant les conditions de remise en liberté d’Adalbert. Alors pourquoi ?

Sans regarder Morosini, Lassalle se rassit devant sa table sur laquelle il posa les coudes et frotta son visage de ses mains :

— Je voulais l’Anneau !

— L’Anneau ?… Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire que nous le possédions ?

— Ne me prenez pas pour un imbécile ! L’histoire que vous m’avez racontée – avec talent d’ailleurs – sur la mort d’El-Kouari était passionnante mais vous en avez escamoté un passage. Les mots qu’il a prononcés en mourant étaient la conclusion logique du fait qu’il vous l’avait confié. Les assassins ne pouvaient l’avoir remis à celui qui le convoitait, sinon je me demande pourquoi on aurait pris la peine de vous assommer et de mettre vos chambres au pillage le soir de la fête du gouverneur ? Ensuite Ibrahim Bey a été assassiné et sa maison saccagée presque immédiatement après votre visite. On ne se donne pas tant de mal pour obtenir ce que l’on a déjà.

— C’est bien raisonné et, en admettant que vous soyez dans le vrai, je ne vois pas à quoi il pourrait vous servir, aussi longtemps que vous ne saurez pas où se situe la tombe ?

— Qui vous dit que je n’en aie pas une idée ?

— Rien. Si ce n’est peut-être qu’ayant Adalbert sous la main il serait plus logique de l’embaucher ? Ce n’est pas moi qui vous apprendrai sa valeur ni l’affection qu’il vous porte…

— Il ne doit en rester que des lambeaux aujourd’hui ? fit le vieil homme avec un demi-sourire amer. Et j’espérais qu’il ne saurait pas. Mais pourquoi aussi ne m’a-t-il pas fait confiance ? lâcha-t-il avec une sorte de rage. Nous aurions alors travaillé ensemble… Ou peut-être n’est-il pas trop tard ?

Le ton avait baissé et une lueur d’espoir apparaissait dans le regard qu’il glissait vers Morosini.

— Je lui fais des excuses, on oublie tout, vous me le ramenez et on se met à l’ouvrage ?

Décidément, il régnait une joyeuse inconscience dans cette curieuse confrérie des explorateurs de nécropoles ! Celui-là, en tout cas, en possédait une sacrée dose. Quoi qu’il en soit, il était temps de calmer cette poussée d’enthousiasme :

— Vous allez un peu vite ! Un : je n’ai pas mandat pour parler en son nom et j’ignore s’il est prêt à vous pardonner ! Deux : Adalbert doit rester caché. Vous oubliez les gens qui ont tué Ibrahim Bey et fouillé votre maison. Trois : il n’a pas l’Anneau en sa possession… et moi non plus ! ajouta-t-il plein de l’agréable sensation de ne pas entièrement tordre le cou à la vérité puisque c’était Plan-Crépin la détentrice.

En dépit des fautes avouées et du côté burlesque du plan échafaudé, il ne parvenait pas à rendre au vieux Lassalle la confiance que, sur la parole d’Adalbert, il lui avait si spontanément accordée. Il y avait, enfin, le flair de fin limier de Marie-Angéline qui, elle, s’était méfiée dudit Lassalle dès la première rencontre.

Mais celui-ci revenait à la charge.

— Vous avez peut-être raison ! Dites-moi au moins où il s’est réfugié ? Je vais préparer ses bagages et les lui apporterai ?

— … ce qui ne manquerait pas de le faire repérer sans tarder, et par des gens qui ne font pas de quartier. Aussi vais-je me contenter de prendre le strict nécessaire et le lui faire parvenir discrètement. Je n’ai nulle envie que votre enlèvement « pour rire » recommence en plus brutal… Et soyez tranquille, je vous tiendrai au courant !

— Merci ! Et vous comptez prolonger votre séjour longtemps ?

La naïveté de la question lui donna envie de rire. Un de plus à brûler d’envie de lui voir tourner les talons !

— Rien ne presse ! Je respire une atmosphère de suspense ! Je suis aux aguets ! Le sens de l’intuition, si vous voulez, et nous le possédons, Adalbert et moi. Aussi ne prendrons-nous jamais la fuite la veille d’une bataille. Nous faisons équipe depuis trop d’années, lui et moi, pour que ce soit seulement imaginable. On n’y peut rien ! C’est ainsi !… À présent, je vais aller préparer une valise…

— Une minute, s’il vous plaît ! Auriez-vous une idée de l’endroit où peut se trouver l’Anneau ?

Fidèle à son vieux principe de répondre à une question par une autre, Aldo haussa les épaules :

— Et vous-même ? Qui soupçonnez-vous de la mort d’El-Kouari ?

— D’après ce que vous en avez dit, des sbires à la solde du prince Assouari, puisqu’il a eu l’audace de se rendre en personne chez vous pour vous interroger. Mais s’il avait eu l’Anneau, Ibrahim Bey serait toujours vivant…

— Possible mais pas sûr ! Il y a un fait que vous ignorez sans doute : peu de temps avant le vol chez Howard Carter, un autre a eu lieu, encore plus audacieux, puisqu’il a eu pour cadre le British Museum où l’on a dérobé une croix ansée… en orichalque. Le seul objet du musée provenant de l’Atlantide… Or, cet objet ne serait rien d’autre que la clef – ou l’une des clefs car il se pourrait qu’il en existe plusieurs – permettant d’accéder à la tombe de la Reine Inconnue. Les deux objets sont complémentaires pour pénétrer et vaincre une malédiction considérablement plus redoutable que celle protégeant la sépulture du jeune Tout-Ank-Amon…

— Comment le savez-vous ?

— Parce que l’homme chargé de l’affaire est le meilleur « nez » de Scotland Yard : le Superintendant Gordon Warren… qui est de nos amis à Adalbert et à moi !

La mise en garde était claire mais, emporté par sa passion pour la Reine Inconnue, Lassalle n’y prit pas garde :

— Assouari en serait le détenteur ?

— Si je le savais, Warren serait déjà ici ! Croyez-moi, il ne passe pas inaperçu ! Maintenant, je vous laisse tirer les conséquences.

— Qu’en concluez-vous, vous-même ?

— Moi ? Rien ! Je me contente de veiller au grain ! Vous devriez suivre mon exemple !

Et, allumant, cette fois, un large sourire, Aldo s’en alla remplir une valise dans la chambre d’Adalbert. Une surprise l’y attendait : en rassemblant nécessaire de toilette, pendulette de voyage et autres menus accessoires, il tomba sur un porte-cartes en crocodile dans lequel, au milieu des cartes de visite de son ami, il découvrit une photo de Salima en tenue de travail, la tête auréolée de son chapeau de paille et appuyée sur une bêche. Elle souriait et ce sourire, plein de confiance, était bien l’un des plus beaux qu’il lui ait été donné de voir.

Il la remit au milieu des petits vélins gravés en y ajoutant un soupir. Pauvre Adalbert !



10


L’attaque

Adalbert n’était pas chez Karim depuis quarante-huit heures qu’il regrettait sa prison flottante. Non que son hôte fût désagréable. Bien au contraire ! Il ne savait que faire pour rendre son séjour aussi plaisant que possible, s’enquérant de ce qu’il aimait manger, boire, lire, entendre en fait de musique, fumer, et lui tenant compagnie de son mieux. Seulement, il était trop bavard ! Et surtout, en dehors des digressions sur les événements extérieurs, le temps qu’il faisait, les nouvelles des journaux, et de quelques échanges sur leurs préférences littéraires respectives, il ne parlait que de Salima !

Un sujet qui, normalement, eût dû le passionner, et c’eût été le cas si le jeune homme s’était contenté de raconter ce qu’il pouvait savoir d’elle au besoin depuis l’enfance, mais il s’en tenait à l’histoire de leur amour, ce qui maintenait Adalbert dans un état second oscillant entre l’envie de pleurer et celle de l’étrangler. Il était déjà assez pénible de vivre chez son rival – inconscient sans doute, mais d’autant plus prolixe ! –, alors entendre le récit minutieux de leurs rencontres et l’épanouissement quasi instantané de leur romance !…

Adalbert savait à présent que Karim, jeune avocat au barreau du Caire suffisamment fortuné pour ne pas courir après le client et s’offrir toutes les vacances souhaitables, et la petite-fille d’Ibrahim Bey s’étaient rencontrés à l’une des fameuses soirées de la princesse Shakiar et que le double coup de foudre avait été immédiat. Ils avaient dansé ensemble, parlé ensemble auprès des fontaines lumineuses des jardins et promis de se revoir bientôt. Ce qu’ils n’avaient pas manqué de faire à plusieurs reprises. Salima, passionnée d’égyptologie, avait tenté d’initier son amoureux, mais comment attacher ses pensées à des reines mortes, eussent-elles été aussi belles que Néfertiti, Néfertari ou Cléopâtre, quand on avait devant soi la plus « éblouissante créature de la terre » ? Et que cette merveille lui disait qu’elle l’aimait ?