Mme de Sommières se leva, regarda chacun de ses trois interlocuteurs tour à tour et, finalement, soupira :

— Bien ! La cause est entendue et je vous donne le bonsoir, Messieurs. Plan-Crépin, venez me lire un morceau du bouquin de Mme Agatha Christie. Ses personnages sont assez tordus, mais tellement moins que ceux d’ici que cela me rafraîchira !

Suivie de sa lectrice, elle gagna sa chambre. Le regard perplexe d’Aldo l’accompagna et demeura fixé sur le vantail quand les deux femmes eurent disparu. Suffisamment longtemps pour qu’Adalbert s’en étonne :

— Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette porte ? Une main mystérieuse y aurait-elle écrit le fameux Mane, Thecel, Phares, comme sur le mur du palais de Babylone quand Cyrus y fit son entrée ?

Aldo tressaillit, s’ébroua comme au sortir d’un rêve et passa une main sur ses yeux :

— C’est un peu ça mais ne me demande pas pourquoi. Je n’en sais fichtre rien, sinon que Tante Amélie est bizarre tout à coup. Que peut-elle mijoter ?…

Il eût été plus inquiet encore s’il avait pu le deviner…


Le lendemain matin, Mme de Sommières expédia Plan-Crépin faire des emplettes dans Sharia-as-Souk, la merveilleuse rue marchande d’Assouan où elle ne manquerait pas de s’attarder pour admirer les couleurs et respirer les odeurs d’épices, s’installa devant le petit secrétaire du salon avec son écritoire de voyage, y prit une feuille de vélin azuré à ses armes, une enveloppe assortie, son stylo, et rédigea de sa grande écriture élégante une lettre qu’elle relut soigneusement avant de la signer, passa le buvard dessus, la glissa dans l’enveloppe et, en dépit de sa répugnance pour cet outil, décrocha le téléphone intérieur et appela le réceptionniste pour le prier de monter chez elle.

Quand il fut là, elle lui remit sa lettre en lui demandant de bien vouloir la faire porter d’urgence à l’adresse indiquée et de stipuler qu’elle souhaiterait avoir une réponse en retour. Cela fait, elle alla s’installer sur le large balcon fleuri pour regarder couler le Nil. Elle avait ramassé un livre qu’elle n’ouvrit pas, l’esprit trop occupé par ce qu’elle venait de faire pour concentrer son attention sur le texte imprimé. D’ailleurs ses yeux se fatiguaient vite et l’assistance de Marie-Angéline lui était souvent plus qu’utile. Mais elle aimait tenir entre ses mains le maroquin de la reliure et respirer l’odeur légère qu’il dégageait.

Elle ne pouvait éviter une certaine anxiété, consciente de s’engager dans une partie délicate dont le résultat pouvait se révéler désastreux si ses calculs étaient erronés. De toute façon, Aldo serait probablement furieux quelle qu’en soit l’issue, mais elle ne détestait pas vivre un peu dangereusement et humer de temps à autre ce parfum d’aventure si cher à l’équipe hors norme qu’il lui avait été donné de voir à maintes reprises s’agiter sous ses yeux pour son plus grand plaisir et ses pires angoisses.

Une heure plus tard, elle avait sa réponse.

Pendant ce temps, le tandem Morosini Vidal-Pellicorne se rendait au Police Office. Le colonel Sargent les accompagnait, présence non négligeable pour leur tranquillité d’esprit. On les introduisit dans le bureau où trois chaises s’alignaient face au capitaine. L’atmosphère était un rien solennelle en dépit du narghilé et d’une nouvelle provision de pistaches. Abdul Aziz Keitoun fit l’effort de soulever sa pesante personne pour les accueillir et leur désigner les sièges préparés à leur intention :

— Vous êtes exacts, Messieurs, apprécia-t-il, et je vous en remercie. De mon côté, j’ai donné des ordres pour que l’on ne nous dérange pas. J’ai en effet besoin de silence pour vous écouter raconter « dans le détail » ce qui s’est passé hier soir chez Karim El-Kholti, ajouta-t-il en dardant son regard noir sur Adalbert.

— Il me semblait vous avoir tout dit, capitaine, mais on peut avoir omis involontairement un fait.

— C’est justement ça que je veux entendre. Alors, dites-moi d’abord pour quelle raison vous vous trouviez sur les lieux du crime ?

Adalbert retint à temps un soupir agacé :

— Je séjournais chez lui depuis trois jours. Ainsi que vous l’avez remarqué vous-même, j’avais été enlevé et retenu prisonnier sur une dahabieh ancrée près de la pointe nord de l’île Éléphantine.

— Enlevé par qui ?

— C’est ce que j’ignore et ignorerai probablement toujours, à moins que l’on ne vous ait éclairé à ce sujet. J’étais convenablement traité et surveillé par deux gardiens qui se relayaient mais, ce soir-là, la réception donnée par le prince Assouari à l’occasion de ses fiançailles leur ayant sans doute soufflé l’idée d’aller se distraire, ils m’ont laissé seul, ligoté et bâillonné bien entendu. C’est là que m’ont trouvé M. El-Kholti et le prince Morosini ici présent…

— Et comment étaient-ils là ? Ils passaient, comme par hasard ? Ou alors, saisis par l’envie de visiter le bateau, ils n’avaient pas hésité à se jeter à l’eau pour aller y boire un verre ?

— Cette fois, c’est à moi de raconter, si vous le permettez ! coupa Aldo. J’assistais à cette soirée donnée dans l’île par M. Assouari quand M. El-Kholti, qui lui n’avait pas été pas convié et pour cause, a créé un esclandre en tentant d’entraîner Mlle Hayoun qu’il considérait comme sa fiancée. Il a été aussitôt emporté hors du palais par deux des serviteurs et j’ai voulu voir comment ils le traiteraient. Bien m’en a pris : au lieu de le reconduire au bac, ils l’ont trimballé à la pointe de l’île et balancé à l’eau sans la moindre hésitation. Or M. El-Kholti, souffrant d’une blessure au bras advenue dans je ne sais quelles circonstances, était dans la quasi-impossibilité de nager et a appelé à l’aide. Il m’est apparu normal de lui porter secours et j’ai réussi à le hisser sur le bateau où il n’y avait personne… sauf M. Vidal-Pellicorne retenu prisonnier dans une cabine. Nous l’avons délivré et M. El-Kholti lui a offert l’hospitalité.

— Pourquoi ne l’avoir pas ramené tout bêtement à l’hôtel… ou chez M. Lassalle ?

— Justement parce que nous ignorions de qui il était l’invité involontaire et qu’en attendant d’en savoir plus, nous avons pensé qu’il était préférable de le tenir caché pendant quelques jours au moins.

Plusieurs pistaches disparurent :

— Hum ! mâchonna Keitoun. Difficile à gober, votre histoire !

— Je n’en ai pas de rechange à vous offrir.

— En revanche, reprit Adalbert qui commençait à entrer en ébullition, nous aimerions savoir ce qu’est devenue Mlle Hayoun ? Car enfin, il ne faut pas oublier qu’après avoir poignardé Karim El-Kholti et son serviteur, ces sauvages l’ont emportée, en dépit de ses cris et de ses protestations. Avez-vous retrouvé ces misérables ?

— Pas encore. L’enquête n’en est qu’à ses débuts.

— Et peut-on savoir de quel côté vous la dirigez ? intervint le colonel. Il conviendrait peut-être de poser quelques questions au prince Assouari ? En tant que fiancé de cette jeune fille, il pourrait ne pas apprécier qu’elle profite de son absence – réelle ou pas ! – pour se précipiter chez M. El-Kholti en le suppliant de s’enfuir avec elle ?

La réponse ne se fit pas attendre, traduisant clairement un certain soulagement :

— Vous venez de le dire vous-même, colonel. Il est absent. Difficile dans ces conditions de l’interroger ! Il faut attendre qu’il revienne…

— Il a pu, avant de partir, donner ordre que l’on surveille sa fiancée. La princesse Shakiar, sa sœur, ne vous a rien dit à ce sujet ?

— Il n’eût pas été convenable que je me rende chez elle dès ce matin, voyons ! N’oubliez pas qu’elle a été notre reine ? Cela oblige ! conclut-il en se rengorgeant. De toute façon, que pourrait-elle me dire ? Que son frère n’est pas à Assouan et qu’elle ignore tout de ses faits et gestes ? Les hommes d’ici n’ont pas pour habitude de tenir les femmes informées de ce qu’ils font ! Cependant, soyez certain que je la verrai… ! Si elle consent à me recevoir !

À cet instant, on frappa à la porte et un planton entra, porteur d’un message dont son chef prit connaissance :

— Je regrette de vous annoncer, Messieurs, que le jeune El-Kholti vient de décéder !

Le mot terrible apporta son poids de silence. Ce fut Aldo qui le brisa :

— C’est affreux… ! murmura-t-il.

— Et Béchir, son serviteur ? demanda Adalbert d’une voix dont il ne put maîtriser l’altération.

Le capitaine tourna vers lui des yeux opaques :

— On me dit seulement qu’il n’a pas encore repris connaissance. Vous devriez prier pour qu’il la retrouve, puisque c’est le seul qui puisse confirmer votre version des faits !

La menace était sous-jacente. L’archéologue prit feu :

— Ce qui signifie que c’est sur mon dos que retomba ce carnage s’il ne se réveille pas ?

— Hé !

— C’est insensé ! Mais enfin, réfléchissez ! En admettant que je sois coupable, où sont les armes dont je me suis servi ? Et comment ai-je pu, à moi seul, tuer deux hommes dont celui qui était mon hôte et avec lequel j’étais en train de dîner…

— Laissez-moi finir, s’interposa le colonel. En dehors de ce Béchir, il reste un témoin que vous omettez, capitaine ?

— Lequel ?

— Mlle Hayoun, évidemment ! Retrouvez-la !

— Ça ne devrait pas être trop difficile ! ricana le gros policier. Si elle n’est pas au château du Fleuve, elle est au palais d’Éléphantine… car voyez-vous, je suis persuadé qu’elle n’est jamais venue chez El-Kholti et que cette fable d’enlèvement est sortie tout droit de l’imagination de cet homme !

Aldo eut juste le temps d’empoigner son ami pour le retenir au bord d’un geste irréparable, bien que, personnellement, il s’en fût volontiers chargé s’il n’avait écouté que son impulsion. La bêtise de ce poussah atteignait des sommets himalayens… à moins qu’en s’entêtant à vouloir faire d’Adalbert un bouc émissaire il n’obéît à une influence occulte ? Et pourquoi pas celle des Assouari, cette famille princière implantée à Éléphantine depuis la nuit des temps ? S’il en était ainsi, et quelle que soit l’influence plus ou moins officieuse du colonel, il pourrait bien se retrouver impuissant. Ce n’était un secret pour personne que nombre d’Égyptiens supportaient mal l’emprise de l’Angleterre…

Au regard qu’il échangea avec Sargent, il comprit qu’il devait en penser tout autant. Aussi préféra-t-il le laisser se charger de la réponse. Ce qu’il fit d’une voix lénifiante. Encore que…

— Allons, capitaine ! Gardons-nous de porter un jugement téméraire que nous pourrions regretter par la suite. Les faits datent de cette nuit et, comme vous venez de le dire vous-même, l’enquête ne fait que commencer. Donnons-nous le temps de la réflexion ! Qu’en pensez-vous ?

— Sans doute, sans doute ! Et c’est bien ce que je fais, sinon j’aurais déjà procédé à une arrestation… J’espère seulement que ces Messieurs n’ont pas l’intention de quitter Assouan ?

— Pas tant que le… mystère ne sera pas élucidé ! fit Aldo sèchement en se levant pour partir. Puis-je cependant poser une dernière question ? ajouta-t-il, tandis que le colonel emmenait Adalbert.

— Posez-la toujours !

— Quelle raison M. Vidal-Pellicorne aurait-il pu avoir de tuer M. El-Kholti ?

Un sourire s’étala sur la face lunaire du policier. Un sourire qui se voulait finaud mais dans lequel Morosini décela une vague menace :

— La plus vieille qui soit, voyons ! La jalousie ! Je n’ignore pas que lui et Mlle Hayoun ont travaillé ensemble. Et elle est très belle…


TROISIÈME PARTIE


LE TOMBEAU



11


Le secret d’une femme

Sa lettre à peine partie, Mme de Sommières se demanda si, obéissant à une simple impulsion, elle avait eu raison d’écrire et si même on lui ferait l’honneur d’une réponse. Or, une heure après, celle-ci arrivait : un bateau l’attendrait à trois heures à l’embarcadère du Cataract.

Ce point acquis, restait la question Plan-Crépin. L’emmener ou pas ? Depuis qu’Aldo lui avait confié l’Anneau, celle-ci vivait dans une sorte d’état second, se retirant dans sa chambre dès que l’on n’avait pas besoin d’elle pour y méditer longuement, l’étrange bijou posé bien à plat entre ses deux mains et les yeux clos. Tellement concentrée que la vieille dame, entrée chez elle sans même qu’elle l’entende, avait retenu la comparaison avec un lama tibétain qui lui venait à l’esprit. D’autre part, si elle se rendait moins souvent sur la rive opposée pour y dessiner, elle tenait presque chaque soir un conciliabule avec le jeune Hakim. Finalement, la marquise se résolut à l’emmener. Il était normal qu’une dame de son âge et de sa qualité fût accompagnée d’une suivante, quitte à la laisser dans le jardin pendant l’entretien qu’on lui avait accordé : ses yeux fureteurs étaient capables de s’attacher à des détails invisibles. Et ce serait peut-être plus prudent.