Ils n’avaient pas échangé deux paroles quand on fut au vieux puits près duquel stationnait la limousine noire, tous feux éteints.
— Tiens ? s’étonna Adalbert. Qu’est-ce qu’elle fait là ?
Il s’approcha pour voir s’il y avait quelqu’un dedans mais n’eut pas le loisir de poser deux fois la question : jaillissant du véhicule, Farid le coiffa d’un sac de jute en même temps qu’il le faisait basculer pour le fourrer à l’intérieur avec l’aide d’un autre serviteur – qui était son frère et quasiment sa copie conforme –, sans s’émouvoir de sa résistance et des injures qu’il émettait… Un spectacle pénible à supporter pour Aldo qui avait pensé un instant délivrer quelques encouragements mais jugea finalement préférable de se taire : Adalbert penserait qu’il avait subi le même sort ! Au moins jusqu’à son arrivée chez Lassalle…
Farid s’approcha de lui sans doute pour lui parler mais il lui fit signe de s’abstenir et désigna son menton. L’immense Nubien comprit, un sourire éclatant découvrit ses longues dents blanches… et il appliqua à Morosini un magistral direct du droit qui l’envoya dans la poussière plus qu’à moitié groggy.
La voiture démarra et disparut en direction de la maison des Palmes. Aldo tâta avec précaution sa mâchoire douloureuse qu’il fit aller et venir pour s’assurer qu’elle fonctionnait. Farid avait tapé comme un sourd et il n’en demandait pas tant !
Afin de parfaire son personnage, il se roula par terre après s’être assuré qu’il n’y avait personne en vue, ébouriffa ses cheveux et peaufina son ouvrage en ajoutant une égratignure à sa joue à l’aide de sa chevalière, puis hésita sur ce qu’il convenait de faire : aller tout droit à la police ou passer d’abord par l’hôtel ? Il choisit ce dernier, pensant que le joyeux Keitoun était fort capable de le coffrer sans autre forme de procès.
En arrivant, il trouva le Cataract en effervescence et l’horrible impression de traîner derrière lui l’âme de Judas s’évanouit. En même temps, il envoya des excuses mentales à Henri Lassalle : la police occupait le terrain, menée par l’homme au chasse-mouches qui essayait de terroriser Garrett, le réceptionniste, en menaçant de fouiller l’hôtel de fond en comble si on ne lui livrait pas Vidal-Pellicorne sur-le-champ.
Aldo eut la brève vision du colonel tentant d’intervenir et du groupe de clients déployé autour, prit une profonde respiration et fonça :
— M. Vidal-Pellicorne vient d’être kidnappé sous mes yeux ! clama-t-il, puis, se tournant vers le gros policier, il fit semblant de le découvrir et l’apostropha : Ah, vous êtes là ? Décidément, vous avez le génie de tout mélanger et de chercher des coupables où ils ne sont pas !
Sans songer à cacher sa surprise, l’Égyptien considéra le menton tuméfié, la joue où perlait une goutte de sang, les vêtements en désordre et poussiéreux :
— Qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? Kidnappé ? Par qui ?
— Comment voulez-vous que je le sache ! C’est déjà un miracle que j’aie réussi à leur échapper !
— À qui ? s’obstina l’autre.
— Vous venez de le lui demander, intervint Sargent. Il est rare, dans ce genre d’affaires, que l’on échange des cartes de visite…
— Bon, ça va ! Racontez un peu ce qui s’est passé, vous ?
— Oh, ce n’est pas compliqué ! Nous faisions un tour en fumant des cigares quand, près du puits, nous avons vu une voiture stationnée tous feux éteints. Deux hommes en sont sortis… des Nubiens en galabiehs noires. Ils ont assommé mon ami et, moi, ils m’ont laissé à demi évanoui au bord de la route.
— Pourquoi ne vous ont-ils pas emmené, vous aussi ?
— C’est la question que je me suis posée en revenant ici ! Sans doute parce que je ne les intéressais pas… ou alors pour que je révèle ce que j’ai vu et servir d’exemple !
— À qui ?
— À ceux qui se mêleraient d’élucider l’assassinat de Karim El-Kholti ! Il est évident qu’ils se sont emparés du dernier témoin du meurtre. Et il est en danger… en grand danger même !
— Si c’est le cas, pourquoi ne pas l’avoir tué tout de suite ?
— Il serait plus judicieux de la poser aux ravisseurs, votre question, non ? Peut-être veulent-ils lui soutirer des renseignements ? Alors à vous de jouer ! Vous êtes le chef de la police, que diable !
Aldo n’avait même plus besoin de jouer la comédie. Il était exaspéré, ne maîtrisant plus qu’avec difficulté son envie d’aplatir encore un peu plus la face lunaire où la méfiance et l’aversion se lisaient clairement. Encore une question idiote et…
Le colonel Sargent le sentit sans doute et s’interposa :
— Calmez-vous, mon vieux ! Le capitaine connaît son métier et vous pouvez être sûr qu’il va prendre en considération ce nouveau développement de l’affaire ! Pour ce soir, on peut en rester là, je suppose ? ajouta-t-il à l’attention du mastodonte. Le prince Morosini a besoin d’un bain et de récupérer.
La mine boudeuse, Keitoun opina du tarbouch, tourna les talons, rassembla ses hommes et quitta l’hôtel sans saluer personne.
— Il y a des moments, émit Sargent, rêveur, où l’on peut se demander s’il comprend vraiment ce qu’on lui dit ?
— Il ne comprend que ce qui l’arrange. Le reste lui est indifférent. Vous croyez qu’il va se décider à se remuer ?
— Je n’en jurerais pas. Votre ami représente pour lui le coupable idéal parce qu’il résume tout ce qu’il déteste : européen, archéologue et pourvu d’une réputation flatteuse…
— Mais enfin il fait la pluie et le beau temps dans le coin ! Et le gouverneur ?
— Mahmud Pacha ? Sa devise devrait être « Surtout pas d’histoires » ! Il ne bougera pas. En revanche… moi, je vais bouger !
— Qu’allez-vous faire ?
— Un saut au Caire. Il faut que je voie le consul général de Grande-Bretagne. Autrement dit, l’homme qui est le vrai patron de l’Égypte. Il est temps qu’il sache ce qui se passe !
— Vous partez quand ?
— Demain matin… mais sans ma femme. Je vous la confie, veillez sur elle !
— Je ferai de mon mieux !
— Encore enlevé ? soupira Marie-Angéline quand Mme de Sommières et elle eurent rejoint Aldo dans l’ascenseur. Ma parole, c’est une gageure ou on lui en veut personnellement ? Pauvre, pauvre Adalbert ! Si seulement…
Elle s’arrêta net : un doigt posé sur ses lèvres, Aldo lui faisait signe de se taire et, de l’autre, désignait le plafond ajouré en fer forgé. Elle se le tint pour dit jusqu’à ce que l’on fût à l’abri de leur appartement :
— Il ne court pas plus de danger que la dernière fois. C’est Lassalle et moi qui avons concocté cette mise en scène.
— Lassalle ? Vous n’êtes pas sérieux ?
— Je suis très sérieux, au contraire. Il m’a téléphoné tout à l’heure pour me prévenir que Béchir est mort et que Keitoun allait rappliquer pour arrêter Adalbert. Nous avons monté le coup ensemble ! Un peu au pied levé, évidemment, mais ça n’a pas si mal marché…
— C’est toi qui t’es arrangé de la sorte ? déplora Mme de Sommières.
— En partie, oui ! Mais je crois qu’il était temps puisqu’en revenant j’ai trouvé Keitoun installé.
Cependant, Marie-Angéline ne se départait pas de son air méfiant :
— Vous direz ce que vous voudrez, je n’arrive pas à faire confiance à cet homme…
— Vous préféreriez qu’Adalbert finisse la nuit dans les prisons de ce gros porc ?
— N… on ! Pourtant il me semble…
— Ça suffit, Plan-Crépin ! Il serait temps que vous cessiez de vous prendre pour le juge suprême de l’humanité ! Aldo a un urgent besoin de prendre une douche et nous d’aller au lit ! Je suis convaincue que, là où il est, le cher garçon est en parfaite sécurité !
Pendant ce temps Abdul Aziz Keitoun, après avoir ramené ses hommes à leur base, recommençait à moudre ses pistaches. Au lieu de ne penser à rien comme cela lui arrivait fréquemment, il était entré en méditation. Ce nouvel enlèvement le rendait perplexe. Il y avait quelque chose ce soir qui avait cloché et il se sentait dépassé par l’événement.
Après un délai de réflexion stérile, il posa la main sur le téléphone mais se ravisa, sachant que « l’on » n’aimerait pas cette initiative ! La seule issue à ce dilemme était d’aller aux renseignements à la source. Aussi, abandonnant à regret son cher fauteuil, il quitta son bureau, avertit le policier de garde qu’il sortait puis se rendit au garage où il s’inséra – non sans peine ! – derrière un volant, ce qui représentait une manière d’exploit pour un homme habitué à s’étaler sur les coussins de la large banquette arrière. Là où il se rendait, il ne voulait aucun témoin, ayant la certitude qu’on le lui reprocherait.
Il mit la voiture en marche, alluma les phares et gagna la sortie.
Une demi-heure plus tard, un serviteur déférent l’amenait en présence d’Ali Assouari. Renversé plutôt qu’assis dans un immense fauteuil chippendale recouvert de cuir, celui-ci suivait les volutes bleues d’un cigare et n’avait aucune envie d’être dérangé. Son accueil s’en ressentit :
— Que veux-tu ? ronchonna-t-il sans bouger, sans regarder son visiteur et bien entendu sans lui proposer de s’asseoir.
Il eût montré peut-être plus de considération à un domestique. Ce qui n’arrangea pas l’humeur du policier pour qui la position verticale était la plus inconfortable qui soit. Sa réponse en découla :
— Savoir pourquoi vous avez fait enlever l’archéologue sans daigner m’en avertir ?
L’effet fut magique : Assouari non seulement se redressa mais se leva, indifférent aux cendres qu’il répandait autour de lui. Son œil noir lançait soudain des éclairs :
— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle. Tu devrais savoir que je déteste qu’on se moque de moi ?
— Je ne dis que la vérité : vous avez subtilisé cet homme presque sous mon nez. Pourquoi ?
— Je n’ai subtilisé personne !
— Alors si ce n’est pas vous, c’est quelqu’un d’autre… mais qui ?
— Dis-moi ce qui s’est passé !
— Oh, ce sera rapide : je venais d’arriver à l’hôtel avec mes hommes quand ce Morosini a fait irruption, saignant et couvert de poussière en braillant que, pendant qu’ils faisaient leur promenade d’après dîner, des hommes en voiture les avaient attaqués et après l’avoir assommé avaient enlevé l’autre sans plus d’explications. Voilà ! C’est tout ! Qu’en pensez-vous ?
Assouari ne répondit pas. Il alla s’asseoir derrière le bureau. Sur une feuille de papier à dessin blanc, des fragments d’un très ancien papyrus étaient disposés à la manière d’un puzzle dont on chercherait la reconstitution. Keitoun – toujours debout ! – loucha dessus mais ne vit que des lignes brisées qui avaient peut-être composé un plan et des morceaux de ce qui avait l’apparence d’une écriture hiéroglyphique.
N’y tenant plus, le capitaine s’appuya légèrement à cette table : ses jambes fatiguaient de plus en plus sous son poids et le faisaient souffrir. Assouari n’avait même plus l’air de s’apercevoir de sa présence…
— Alors ? osa-t-il demander.
Pendant quelques instant encore, l’autre, les yeux perdus dans le vague, parut l’ignorer. Enfin il le regarda et une petite flamme cruelle s’alluma sous ses paupières.
— Assieds-toi ! lâcha-t-il enfin.
Le gros homme se hâta de lui obéir avec un soulagement si visible qu’il en était presque attendrissant. Le siège dans lequel il s’effondra était peut-être un peu étroit, mais ce n’était qu’un détail. Il pouvait maintenant attendre qu’Assouari ait fini de méditer. Ce qui fut relativement bref :
— On s’est moqué de toi, Abdul Aziz ! fit-il avec un demi-sourire.
— Comment ça ?
— Le Français n’a été enlevé par personne. On l’a tout bonnement ôté de la circulation pour t’empêcher de l’arrêter.
— Vous croyez ?
— Dès l’instant où l’enlèvement n’est pas de mon fait, c’est évident, voyons ! Je reconnais volontiers que c’est astucieux…
— Qui a monté ça ?
— Je n’en vois qu’un seul qui puisse disposer des moyens nécessaires. C’est l’autre Français : Henri Lassalle.
— Ce vieillard ?
— Ce vieillard est plus vif et plus dégourdi que toi. En outre, il a de l’argent, des biens, et il est implanté ici depuis suffisamment longtemps pour jouir de la considération des autorités.
— Qu’est-ce que je fais alors ? Je le coffre ?
— Tu es idiot ou tu fais semblant ? Sous quel prétexte ? Si amorphe qu’il soit, le gouverneur pourrait s’en mêler… et aussi les Anglais. Dont ce colonel Sargent que l’on voit trop souvent dans les parages et qui me semble entreprenant…
— À ce propos, j’ai oublié de vous dire qu’il pourrait posséder plus de pouvoir qu’un touriste ordinaire.
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