— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda Aldo.

— On va le porter au palais. Dans la nuit de demain, il recevra sa sépulture parmi les tombeaux des princes d’Éléphantine ! C’est là qu’est sa place.

— Vous ne craignez pas que Keitoun ne s’en prenne à vous ? Il a tout vu, fit Adalbert.

— C’est sans importance ! Tel que je le connais, il doit mourir de peur puisque son maître ne peut plus lui dicter sa conduite. Il n’osera pas m’inquiéter. Monsieur, dit-elle en s’adressant à Adalbert, voulez-vous m’accompagner jusqu’à ce rocher d’où Salima s’est jetée ? Je vous ferai reconduire ensuite…

D’un sourire qui leur donnait congé, elle salua Aldo et Marie-Angéline avant de tendre la main à Adalbert pour qu’il la guide et de faire signe aux porteurs de torches de les éclairer.

Les deux autres les regardèrent s’éloigner en direction du fleuve.

— Eh bien, je crois qu’il est temps d’aller rassurer Tante Amélie, conclut Aldo.

— Attendez une minute !

Marie-Angéline s’agenouilla près du cadavre qui était tombé face contre terre. Elle sortit de sa poche le couteau suisse dont elle ne se séparait pratiquement jamais, coupa le ruban pourpre qui apparaissait sur la nuque et récupéra la croix d’orichalque, sous l’œil vaguement choqué d’Aldo.

— Vous comptez la restituer au British Museum ?

— Vous voulez rire ? Je suis persuadée qu’on pourra en faire un meilleur usage… Et ne prenez pas cet air pudibond qui ne vous sied pas ! Il l’avait fait voler, non ? Et vous ne savez pas à quel prix !

— Vous me surprendrez toujours, ma chère ! Voici néanmoins un avatar que je ne vous connaissais pas : détrousseur de cadavres !

— Je ne fais jamais que vous imiter ! Qui donc est allé, il y a quelques années, récupérer un rubis malfaisant sur le corps d’un assassin vieux de plusieurs siècles ? Alors, les leçons…

Elle n’avait que trop raison et ce souvenir-là n’était pas le plus agréable parmi ceux qu’Aldo gardait de la longue quête des pierres volées au Pectoral du Grand Prêtre. Il se contenta de la prendre par le bras quand elle eut fait disparaître le précieux objet dans une des multiples poches dont elle avait coutume de pourvoir ce qu’elle appelait ses « tenues de campagne ». En outre, il eût été cruel de la priver du plaisir qu’elle se promettait au moment où elle l’offrirait à Adalbert.

Paisiblement, ils redescendirent vers la barque où les attendait Farid qui leur sourit largement :

— Quand j’ai entendu le coup de feu, dit-il, je suis allé voir si vous n’aviez pas besoin de moi mais je ne suis pas resté. Je crois que Monsieur Henri sera content…

Pendant ce temps, debout sur le roc abrupt d’où s’était précipitée Salima, Shakiar et Adalbert scrutaient, en silence, l’eau noire qu’en cet endroit un tourbillon crêtait d’écume. Aucun d’eux n’avait envie de parler. La princesse s’était contentée de poser sa main sur le bras de son compagnon. Ils restèrent là un moment sans songer à retenir leurs larmes. Enfin, Shakiar murmura :

— C’est mieux ainsi ! Elle est à l’abri maintenant…

Et ils repartirent…



13


Le veilleur

Le petit avion qui avait survolé les ruines ramenait le colonel Sargent mais aussi Abd el-Malik Pacha, chef suprême de la Police royale égyptienne. C’était la fin de Keitoun. Arrêté sur-le-champ et mis en cellule par ses propres hommes – avec une certaine jubilation parce qu’il n’était pas aimé ! – en attendant d’être transféré au Caire pour y être jugé, Keitoun ne fit preuve d’aucune grandeur dans l’adversité, accusant Assouari et ses Nubiens de l’avoir terrorisé, jurant n’avoir jamais tué personne et s’être contenté de fermer les yeux sur les agissements du prince. Condamné à une lourde peine de prison, on apprit par la suite qu’il s’était suicidé, ne pouvant plus supporter une existence sans pistaches et sans narghilé…

Grâce au témoignage d’Adalbert, d’Aldo et de Marie-Angéline, la princesse Shakiar ne fut pas inquiétée. Tous trois déclarèrent d’une même voix devant le haut fonctionnaire qu’elle avait tiré pour tenter de sauver Salima qu’Ali Assouari avait ordonné à ses sbires de jeter au fleuve, ce que les passagers de l’avion avaient pu apercevoir ne s’inscrivant nullement à l’encontre de ce que ces trois-là affirmaient.

Auparavant, cependant, il y avait eu le retour de Sargent auprès de son épouse, retranchée dans l’appartement de Mme de Sommières pour y attendre l’issue de cette nuit cruciale, et aussi que la fatigue vienne à bout du vacarme américain.

Lady Clémentine avait montré tant de douloureuse anxiété que l’on aurait pu penser qu’elle se précipiterait en pleurant dans les bras de son époux. Or, il n’en fut rien :

— D’où vient que vous n’ayez pas jugé à propos de donner de vos nouvelles, John ? dit-elle avec une dignité n’excluant pas un léger reproche. Vous m’avez habituée à plus de considération !

Devant cette belle démonstration du célèbre « self control » britannique, le coupable se contenta de sourire :

— Vous me connaissez assez, Clémentine, pour savoir que rien ne saurait entamer ma considération. Simplement, il m’a été impossible de vous appeler. En arrivant au consulat général où je me suis rendu en descendant du train, j’ai appris que Sir Francis Allenby était parti pour Alexandrie dont j’ai pris immédiatement le chemin… pour constater qu’il n’y était plus. Je l’ai enfin rejoint à Ismaïlia où il présidait je ne sais quelle cérémonie sur le canal avant de rentrer au Caire. Je l’ai suivi, bien entendu, et le temps de régler notre problème, il n’y avait plus que celui de prendre la voie des airs. Et comme ce n’est pas à vous que j’apprendrai la longueur des attentes téléphoniques…

Il ne restait plus qu’à aller se coucher, ce que tout le monde fit avec d’autant plus d’empressement que les gens du cinéma s’y étaient enfin résolus…

Retrouvé dans le Nil, le corps de Salima alla rejoindre ses ancêtres dans le petit sanctuaire voisin du château du Fleuve. Ainsi en avait décidé la princesse Shakiar. Qu’Ali l’ait épousée ou non, la mère se refusait à l’étendre pour l’éternité auprès de celui qui l’avait détruite avec une telle cruauté. Nul ne lui contesta son droit après qu’elle eut hautement revendiqué sa maternité.

Toute la ville, gouverneur en tête, assista derrière elle aux funérailles simples et émouvantes qu’elle avait ordonnées. Plus d’un avait les larmes aux yeux. Adalbert évidemment mais aussi Marie-Angéline. Ce qui ne manqua pas d’étonner Mme de Sommières :

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? chuchota-t-elle. J’étais persuadée que vous ne l’aimiez pas ?

— Nous pouvons même dire que je la détestais !

— Alors pourquoi ces larmes… de crocodile ?

— Je pleure sur une belle histoire d’amour ! C’est aussi bête que cela…

La marquise retint un sourire qui eût été malvenu. Elle savait qu’avec son « fidèle bedeau » il fallait s’attendre à tout. Elle-même ne pouvait se défendre d’une émotion en face de cette tragédie, mais s’avouait volontiers satisfaite de voir s’achever cette dangereuse aventure qui l’avait fait trembler plus qu’elle ne voulait l’admettre. Grâce à Dieu, on allait pouvoir rentrer chacun chez soi !

Aldo éprouvait le même soulagement mais le chagrin d’Adalbert le tourmentait parce qu’il ne soupçonnait pas qu’il fût atteint si profondément. Il est vrai que ses précédentes affaires de cœur ne s’étaient jamais terminées aussi dramatiquement. Restait à savoir si la passion de son métier serait suffisamment forte pour permettre à l’archéologue de prendre le dessus ? Il serait dommage qu’il en fût autrement puisqu’il allait être en possession des meilleures armes pour se lancer à la recherche de la Reine Inconnue. Il avait déjà l’Anneau et, ce soir, après les funérailles, Marie-Angéline lui remettrait la clef si prestement récupérée sur le cadavre d’Assouari. Ne manquait que le plan, mais il devait se cacher quelque part dans le vieux château ou dans le palais d’Éléphantine, et la princesse Shakiar lui fournirait toutes les autorisations qu’il voudrait. Elle semblait l’avoir pris en amitié, sinon en affection, depuis la nuit tragique, et avait tenu à ce qu’il soit à ses côtés pour le dernier voyage de Salima. Enfin, il y avait aussi Henri Lassalle qui ne demandait pas mieux que d’assister son élève et le soutenir dans ses recherches. En vérité, Aldo allait pouvoir rentrer à Venise sans trop se tourmenter. S’il découvrait la tombe légendaire, le triomphe guérirait Adalbert…

Or, ce soir-là, à l’issue du dîner que l’on prit avec les Sargent – ils quittaient Assouan le lendemain – dans un Cataract bienheureusement rendu à sa sérénité par le départ inopiné des gens du cinéma (mis en déroute grâce au romanesque enlèvement de la blonde vedette par un beau – et riche ! – Égyptien dans la meilleure tradition hollywoodienne des années 20), Plan-Crépin ne remit pas la croix d’orichalque à Adalbert, se contentant de dire :

— Je voudrais auparavant vous montrer quelque chose… mais seulement à vous deux. Pas question d’inviter M. Lassalle !


Ils étaient donc partis au petit matin, équipés pour une marche en terrain accidenté avec des sacs à dos contenant des outils et des provisions pour la journée. Un bateau loué par Aldo les avait déposés sur la rive gauche du Nil, largement au-delà de l’île Isis, avec la consigne de les attendre. Le patron était un vague cousin du jeune Hakim et celui-ci l’avait choisi parce que c’était l’être le moins curieux de la terre. À entendre le gamin, il n’était même pas très intelligent : son idéal dans la vie se bornait à manger et à faire la sieste à l’ombre d’un palmier.

À présent, ils cheminaient les uns derrière les autres sur un sentier de sable et de pierrailles à peine tracé. Hakim allait devant de son allure dansante, visiblement empli de joie que sa fidèle cliente qui était devenue son amie eût réclamé sa présence pour cette excursion sans lui cacher qu’elle serait la dernière. À Aldo qui s’en étonnait :

— Depuis le temps que vous venez ici, vous avez encore besoin de lui ?

Elle lui avait répondu, avec une gravité inhabituelle :

— C’est pour moi une question d’honneur ! Sans lui, je n’aurais rien su et rien ne serait possible.

Il n’avait pas insisté. Hakim et ses yeux noirs qui regardaient si droit lui plaisaient et maintenant, c’était animé d’une sorte d’excitation chargée d’attente qu’il suivait les pas solides de Marie-Angéline, son casque colonial et ses lunettes noires. Cette sacrée fille était bien capable d’avoir déniché une piste vers la légende sur laquelle tant de gens se cassaient les dents tout en affectant de ne pas y croire…

Adalbert fermait la marche et ne pensait à rien, trop obnubilé par son chagrin pour voir dans cette expédition autre chose qu’une lubie de vieille fille ou plutôt l’exécution d’une de ces idées géniales comme en pondaient depuis longtemps tous les archéologues néophytes. Mais il s’y pliait de bon cœur parce qu’il lui devait bien cela…

Le soleil s’était levé derrière la ville d’Assouan. Il avait commencé l’ascension d’un ciel bleu que le zénith ferait presque blanc. La chaleur, elle aussi, allait monter. Les signes avant-coureurs de l’été torride s’annonçaient, faisant fuir vers l’Europe la plupart des touristes assez fortunés pour s’offrir un séjour en Égypte et aussi ceux de ses confrères qui n’avaient pas le cuir assez tanné pour affronter sans dommages les fureurs de Râ. Lui-même les imiterait, car il éprouvait une lassitude plus forte que de coutume. Sa mission se terminait sur un échec total aggravé d’une blessure. Aussi ressentait-il la nécessité de retrouver la France, le ciel clément de Paris, la verdure de ses arbres et de ses jardins, et son confortable appartement du quartier Monceau, plein de trésors sur lesquels veillait Théobald, son indispensable factotum qui devant un fourneau atteignait parfois au sublime ! Reviendrait-il l’an prochain ? Peut-être ou peut-être pas. Il faudrait avoir la chance de dénicher une piste vers quelque sépulture royale…

Le chemin montait en s’écartant du fleuve. On n’apercevait plus qu’à peine, sur la rive opposée, la demeure vide d’Ibrahim Bey. Qu’allait-elle devenir puisqu’il n’y avait plus personne pour l’occuper ? La ville la récupérerait-elle pour en faire, sinon un musée, du moins un lieu de rencontres, ou bien la mettrait-elle en vente ? Si c’était le cas, pourquoi ne s’en rendrait-il pas acquéreur ? Il en avait les moyens et cela lui permettrait de séjourner près de la tombe de Salima…

On progressait depuis plus d’une heure sur ce sentier qui avait l’air de ne mener nulle part sauf à une sorte de falaise, un amas de rocs roux rébarbatifs à souhait :