— Croyez que je suis désolé, princesse, mais il m’est impossible de me charger d’une telle vente…

— Comment ?

— À moins que vous ne puissiez me remettre une autorisation écrite de Sa Majesté le roi Fouad pour les sortir d’Égypte. Elles font partie de ce que j’appellerais les joyaux de la Couronne…

— Mais elles m’appartiennent, à présent ! Il me les a offertes lorsque j’étais son épouse !

— En ce cas, il a eu tort car je ne pense pas qu’il en ait le droit. Pas plus que le roi d’Angleterre, s’il lui prenait fantaisie de vendre ou d’offrir le Koh-I-Noor. Ce sont les perles de Saladin, connues dans les milieux de la haute joaillerie et des musées.

— Mais je me tue à vous dire qu’il m’en a fait cadeau ?

— Je n’en doute pas. C’est pourquoi l’autorisation ne devrait pas poser de problèmes…

— Ne vous ai-je pas prévenu qu’il s’agissait d’une tractation secrète, afin que ces perles soient vendues dans la plus totale discrétion ? Le roi ne doit rien savoir. Il me les a offertes parce que je porte en moi quelques gouttes du sang de Saladin… Oh, je devrais plutôt dire qu’il m’en a donné la jouissance ma vie durant jusqu’à sa mort. Elles font en effet partie du trésor royal mais c’est sans importance !

— Comment cela, sans importance ? On pourrait vous les réclamer au moins au décès du roi ? Son héritier…

— Farouk ? Il ne sera pas le meilleur de nos souverains. À douze ans, il ne pense déjà qu’à ses plaisirs. D’ailleurs, il n’est pas d’une intelligence folle mais il se plaît en ma compagnie. Je l’amuse… Il aime les chevaux, les femmes…

— Eh bien ! Il est précoce !

— Oh, oui ! Ajoutez le jeu, l’argent…

— Les joyaux ?

— Aussi, pour leur éclat. Mais il n’y connaît rien !

— Soit ! Tenons-nous-en au roi. Que se passerait-il s’il voulait vous les reprendre ?

— Ce ne serait pas une catastrophe : j’ai fait réaliser des copies !

— Copiées, des perles de cette taille ?

— Pourquoi non ? Il y a dans ce pays des artistes de talent qui ne connaissent pas leur propre valeur.

— Et le coffret ?

— Une imitation, lui aussi. Cela a été plus facile, d’ailleurs. Faites-moi confiance, je n’ai rien laissé au hasard.

— Je m’en aperçois, Altesse, mais essayez de comprendre que je ne peux considérer cette histoire dans la même optique que vous. Si haute dame que vous soyez, vous ne m’en demandez pas moins de me faire le complice d’un vol manifeste !

Shakiar prit une « lattaquieh » dans une boîte en malachite, la plaça au bout d’un long fume-cigarette et permit à Aldo de la lui allumer. Puis elle tira quelques bouffées avant de secouer la cendre en faisant montre d’un agacement visible :

— Au rang que j’occupe – et vous venez d’y faire allusion ! –, ce mot-là est malsonnant. En outre, vous ne me ferez pas croire qu’aucun des joyaux qui passent entre vos mains n’a jamais été dérobé… ou pis encore !

— Vous voulez dire qu’on a tué pour eux ? Sans nul doute, mais cela s’inscrit dans le bruit lointain du temps ! Pour ma part, je me refuse au rôle de receleur. Je tiens essentiellement à ma réputation, qui me vaut d’être devant vous ce soir ! Elle serait en miettes si, d’aventure, on me trouvait en possession de ces bijoux qui sont, que vous le vouliez ou non, un trésor national. Un banal contrôle douanier suffirait.

— Cela n’arrivera pas. Je peux vous le certifier. Vous quitterez l’Égypte sur le yacht d’un ami sûr. Pour la suite, ne me dites pas qu’il n’existe pas parmi vos client un milliardaire capable de payer ces perles à leur juste valeur et de se taire ? Votre beau-père, par exemple ?

L’évocation de Moritz Kledermann, le richissime banquier zurichois père de Lisa, arracha une grimace à Morosini. Il n’aimait pas mêler sa famille à ses affaires :

— Votre exemple est mal choisi, Madame. C’est l’homme le plus scrupuleusement honnête que je connaisse, même s’il se double d’un collectionneur passionné. De plus, sa santé n’est pas des meilleures depuis quelque temps et il n’achète plus rien.

— Lui ou un autre, peu importe ! Vous ne me convaincrez pas que vous ne connaissez pas, au-delà de l’Atlantique, un ou deux Américains qui ne s’encombrent pas de scrupules pour assouvir leur passion ? Alors, foin de ces détails d’un autre âge. J’ai un urgent, très urgent besoin d’argent !

Elle s’énervait. Une rougeur diffuse montait à ses joues tandis qu’elle laissait tomber son mégot pour prendre une seconde cigarette… qu’il lui alluma aussitôt.

— Si je considère ces rubis, Altesse, vous pourriez réaliser une belle fortune.

— Mais je ne veux pas m’en dessaisir ! Ce sont « mes » bijoux. J’y tiens, alors que ceux-là appartiennent au trésor national. Et puis, je n’aime pas les perles. Elles portent malheur ! Voyez, je ne vous cache rien, pas même ma détresse. Vous ne pouvez pas m’abandonner.

Les larmes à présent envahissaient ses yeux noirs. Aldo sentit augmenter son malaise. Il détestait ce rôle qu’on lui faisait jouer. D’autant que l’illogisme de la dame le surprenait. Si elle n’aimait pas les perles, pourquoi diable s’être fait donner celles-ci ? À moins qu’elle n’eût mijoté son affaire de longue main ?

D’un mouchoir délicat, elle sécha ses paupières avant que le mascara ne coule, eut un discret reniflement et finalement réussit à sourire :

— Pardonnez-moi ! Il n’est pas dans mes habitudes de me laisser aller aux émotions mais je ne vais pas vous expliquer : vous ne pourriez pas comprendre…

— Altesse, je…

— Non ! Ne dites rien ! Écoutez plutôt ! Voici ce que je vous propose. Quittons-nous pour ce soir et donnons-nous l’un à l’autre le temps de la réflexion. Vous pouvez bien m’accorder quelques jours, tout de même ? Ce serait trop dommage de ne pas visiter Le Caire ?

— Certes, admit-il, songeant à Adalbert qui allait peut-être le retenir un moment !

— À la bonne heure ! De mon côté, je vais voir s’il est possible d’obtenir un document officiel vous mettant à l’abri de ce que vous redoutez. Mais vous, songez que je ne cède pas à mon égoïsme en voulant tant d’argent. C’est pour aller au secours d’une œuvre dont je vous parlerai une prochaine fois ! Je suis si heureuse que vous soyez venu ! ajouta-t-elle en lui tendant une main sur laquelle il n’avait plus qu’à s’incliner.

On ne pouvait avec plus de grâce clore un entretien sans fermer les portes de l’avenir.

— Nous nous reverrons bientôt ! promit-elle tandis qu’il se retirait.

Aldo rejoignit la voiture qui l’avait amené et qui l’attendait au bout du jardin d’eau. Sous le péristyle, il s’arrêta pour allumer une cigarette. À cet instant, il entendit une voix masculine, dans le vestibule, s’adresser à un serviteur. Il se retourna machinalement : l’homme qui s’était présenté à Venise en se prétendant le frère d’El-Kouari venait de sortir d’une pièce latérale et donnait sans doute un ordre car le domestique s’inclina et s’éclipsa, tandis que l’autre entrait dans la pièce où Aldo venait d’être reçu. Exactement comme s’il était chez lui…

Ayant éprouvé le besoin d’une promenade nocturne pour se remettre les idées en place, il était plus de minuit quand Aldo rentra au Shepheard’s, mais il n’avait toujours pas sommeil. Trop de pensées se bousculaient dans sa tête et il alla droit au bar, d’abord pour s’assurer qu’Adalbert n’y était pas revenu et ensuite pour y boire un whisky. Ses goûts le portaient plutôt vers une fine à l’eau mais, outre qu’il se défiait un peu de l’eau égyptienne, il éprouvait la nécessité d’une boisson plus robuste. Le barman l’accueillit en vieux client et ils échangèrent quelques mots mais, les points d’interrogation continuant de fourmiller dans son cerveau, il avala d’un trait le contenu de son verre et déclara qu’il montait se coucher… En fait, il avait surtout envie de bavarder un moment avec Adalbert qui restait souvent éveillé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il alla donc frapper à sa porte, à plusieurs reprises même, sans obtenir de réponse. Ce qui l’agaça. D’habitude, Adalbert avait le sommeil plus léger. Il est vrai qu’après la cuite qu’il avait prise ! En outre, il s’était peut-être décidé à avaler son comprimé de Seconal ?

Pour s’en assurer, Aldo décida de le rejoindre par les fenêtres, sortit sur son balcon, enjamba les bacs de fleurs de séparation pour s’apercevoir que la fenêtre était aussi hermétiquement fermée que la porte. Mieux encore : les rideaux intérieurs étaient tirés. Et ça, ce n’était pas habituel ! Été comme hiver, Adalbert laissait toujours ses fenêtres entrouvertes, disant que sans cela il ne pouvait respirer. Or la nuit était douce et quand, tout à l’heure, on l’avait mis au lit, il avait même refusé que l’on déploie la moustiquaire :

— De l’air, de l’air ! avait-il exigé. Tu sais bien que ne peux pas m’en passer !

Aldo alla s’asseoir dans l’un des fauteuils de la terrasse privative, luttant contre l’envie de briser une vitre, mais l’opération ferait un boucan de tous les diables. Il ne possédait pas, lui, les petits talents particuliers de son ami qui lui permettaient d’entrer où il voulait et quand il voulait sans faire le moindre bruit. Or, s’il existait de par le monde nombre de palaces où il était connu et où il aurait pu se permettre cet… enfantillage, c’était la première fois qu’il venait dans celui-ci et c’eût été stupide de risquer sa réputation pour un délai de quelques heures. Il se décida finalement à regagner sa chambre et à se coucher. Il aurait évidemment pu téléphoner à la réception et demander que l’on sonne chez son ami pour l’avertir qu’il voulait le voir, mais cela aurait fait beaucoup de tintouin pour pas grand-chose. Surtout si Adalbert avait ingurgité son comprimé !

Bien que fatigué, Morosini dormit mal. Il n’avait pas aimé son entretien avec la princesse, moins encore la présence chez elle d’Abou El-Kouari qui lui avait tellement déplu. Cette invitation à lui confier un bijou trop illustre pour n’être pas dangereux sentait le piège. Restait à savoir ce qu’on attendait de lui, au juste ! Conclusion : s’il n’y avait eu Adalbert, il eût vraisemblablement, le matin venu, repris le chemin de la gare et le premier train à destination de Port-Saïd ou d’Alexandrie. Seulement il y avait Adalbert, et un Adalbert aux prises avec des problèmes inhabituels, et il était hors de question de l’abandonner ! Le sommeil finit tout de même par venir.

Le breakfast qu’il avait commandé pour huit heures le réveilla mais il eut la surprise de voir le réceptionniste entrer à la suite du serveur. Il tenait une lettre à la main :

— M. Vidal-Pellicorne m’a chargé de remettre moi-même et en main propre ce message à Votre Excellence, dit-il, c’est pourquoi je me suis permis d’accompagner le petit déjeuner.

— Il m’écrit ? Alors qu’il occupe la chambre voisine ?

— Il ne l’occupe plus. Elle fait le bonheur d’une célèbre cantatrice victime d’un accident de la route et qui n’avait pas prévenu…, expliqua le Suisse avec un bon sourire. J’espère que son arrivée ne dérange pas Monsieur le prince ? Elle est assez bruyante de nature !

Aldo prit un couteau sur la table et ouvrit la lettre :

— J’étais sorti : je n’ai rien entendu. Ce qui signifie que M. Vidal-Pellicorne est parti ?

— Par le train de minuit pour Louqsor. Il semblait très agité !

— Et moi qui le croyais endormi. Voyons ce qu’il dit.

C’était plutôt bref :

« Obligé de repartir ! Si tu es libre, prends demain le train de vingt-deux heures. On déjeunera ensemble au Winter Palace où je te retiens une chambre. Si tu ne peux pas, télégraphie et à bientôt ! Adalbert. »

Ayant fini de disposer le couvert, le garçon d’étage repartait mais le réceptionniste, lui, restait, attendant ce qui ne pouvait être le bakchich qu’il avait déjà reçu. Il sourit :

— Dois-je retenir un sleeping ?

— Il n’y a pas de train de jour ?

— Si, mais il vient de partir. En revanche, il y a quatre trains de nuit. La chaleur, n’est-ce pas ?

— Elle n’est pas accablante, en hiver ?

— En effet, mais c’est ainsi et il n’y a guère de raisons de changer. Le voyage dure onze heures !

— Bon. Je prendrai celui de vingt-deux heures !

— C’est entendu. Bon appétit, Excellence !

En s’attablant devant son petit déjeuner simplifié – s’il aimait les œufs au bacon, les toasts, les buns et la marmelade d’oranges amères, il détestait les harengs, saucisses, porridge et autres aliments indispensables à tout estomac britannique pour bien commencer la journée ! –, il sentit s’envoler sa mauvaise humeur. L’idée de rejoindre son ami lui souriait d’autant plus que la princesse Shakiar l’avait prié de s’accorder un temps de réflexion sans en préciser la durée et que, s’il aimait le tourisme, encore fallait-il que cela ne dure pas une éternité. Et puis pour garder le contact avec Adalbert, il aurait fait n’importe quoi… poussé autant par l’amitié que par ce petit démon de l’aventure qui s’était réveillé en lui à la suite de son dîner chez Maître Massaria. Enfin, cela lui laissait la journée libre pour visiter Le Caire. Pas la ville entière, évidemment : elle était immense et recelait des trésors. Plus encore la périphérie où se tenaient les Pyramides, le Sphinx et les autres sites archéologiques, mais il pourrait peut-être compléter sa visite quand il reviendrait.