Certains souhaitaient l'héritage d'un vieil oncle qui ne se décidait pas à disparaître, ou encore la mort d'un vieux mari, d'une rivale, d'un enfant à naître. Avorteuse, empoisonneuse, sorcière, la Voisin était tout cela. Que voulait-on encore ? Trouver des trésors, parler au diable, revoir un défunt, tuer à distance par magie... Il n'y avait qu'à aller chez la Voisin. Il s'agissait seulement d'y mettre le prix, et la Voisin faisait appel à ses complices : le savant qui fabrique les poisons ; le laquais ou la servante qui volent les lettres, le prêtre dévoyé qui dit des messes noires et aussi l'enfant qu'on immole, à l'instant du sacrifice, en lui plantant une longue aiguille dans le cou, et dont on boit le sang...
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Précipitée dans les bas-fonds de la cour des Miracles par un procès de fausse sorcellerie, Angélique découvrait, par les récits de Barcarole, la vraie sorcellerie. Barcarole lui dévoilait aussi la corruption effarante du sentiment religieux au XVIIe siècle. Un certain Jean-Pourri vendait beaucoup d'enfants à la Voisin pour les sacrifices. C'est par lui d'ailleurs que Barcarole était entré comme portier chez la devineresse. Jean-Pourri aimait le travail sérieux, bien fait, bien organisé. Angélique ne pouvait rencontrer l'ignoble personnage sans frissonner. Lorsque, par la porte délabrée de la salle, se glissait ce petit homme au pâle visage, aux yeux troubles de poisson mort, elle tremblait. Un serpent ne l'eût pas plus terrifiée.
Jean-Pourri était marchand d'enfants. Quelque part du côté du faubourg Saint-Denis, dans le fief même du Grand Coësre, il y avait une grande masure de boue dont les plus endurcis ne parlaient qu'en baissant la voix. Jour et nuit s'en élevaient les pleurs des innocents martyrisés. Enfants trouvés, enfants volés s'entassaient là. Aux plus grêles, on tordait les membres afin de les louer aux mendiantes qui s'en servaient pour apitoyer les passants. Au contraire, les plus jolis, petits garçons et petites filles, étaient élevés avec soin et vendus, tout jeunes encore, à des seigneurs vicieux qui les retenaient d'avance pour leurs affreux plaisirs. Les plus heureux étaient ceux qu'achetaient les femmes stériles, avides de trouver un sourire d'enfant à leur foyer, ou encore de contenter un mari inquiet. D'autres assuraient ainsi, par une descendance apparente, le retour d'un héritage. Saltimbanques et bateleurs acquéraient pour quelques sols des enfants sains qu'ils dressaient à faire des tours.
Un trafic énorme, incessant, avait pour objet cette pitoyable marchandise. Les petites victimes mouraient par centaines. Il y en avait toujours. Jean-Pourri était infatigable. Il visitait les nourrices, envoyait ses gens dans les campagnes, ramassait les abandonnés, soudoyait les servantes des crèches publiques et des orphelinats, faisait enlever les petits Savoyards ou Auvergnats qui, venus à Paris avec leurs marmottes et leur matériel de ramonage ou de cireur de chaussures, disparaissaient à jamais.
Paris les avait engloutis, comme il engloutissait les faibles, les pauvres, les isolés, les malades incurables, les infirmes, les vieillards, les soldats sans pension, les paysans chassés de leur terre par les guerres, les commerçants ruinés.
À ceux-là, la « matterie » ouvrait son sein nauséabond et toutes les ressources de ses industries codifiées par les siècles.
Les uns apprenaient à devenir épileptiques et les autres à voler. Des vieux et des vieilles se louaient pour former le cortège des enterrements. Les filles se prostituaient et les mères vendaient leurs filles. Parfois un grand seigneur payait un groupe de spadassins pour occire un ennemi à quelque coin de rue. Ou bien on allait chercher à la cour des Miracles les éléments d'une émeute destinée à faire triompher une intrigue de cour. Payés pour crier et injurier, les gens de la « matterie » s'en donnaient à cœur joie. Devant un cercle de loqueteux menaçants, bien des ministres s'étaient vus sur le point d'être jetés à la Seine et avaient cédé aux pressions de leurs rivaux.
Et les veilles de fêtes carillonnées, il arrivait qu'on vît se glisser jusqu'aux plus dangereux repaires des silhouettes d'ecclésiastiques. Demain la châsse de sainte Opportune ou de saint Marcel passerait par les rues. Les chanoines du chapitre souhaitaient qu'un miracle bien venu ranimât à point la foi de la foule. Où pouvait-on trouver des miraculés, sinon à la cour des Miracles ? Bien payés, le faux aveugle, le faux sourd, le faux paralytique se postaient sur le passage de la procession et tout à coup proclamaient leur guérison en versant des larmes de joie.
Qui pouvait dire que les gens du royaume de Thunes vivaient dans l'oisiveté ? Beau-Garçon n'avait-il pas bien du mal avec son bataillon de prostituées qui lui apportaient, certes, leur salaire, mais dont il devait apaiser les querelles et voler les atours nécessaires à leur commerce ?
La Pivoine, Gobert et tous les « drilles » et « narquois » du lieu trouvaient parfois la nuit froide et le gibier rare.
Pour un manteau qu'on arrache, que de longues heures de guet, que de cris et de tintouin !... Et cracher des bulles de savon quand on est « sabouleux » en se roulant par terre au milieu d'un cercle de badauds stupides, est-ce si drôle ?
Surtout lorsqu'au bout de la route ne vous attend que la mort, solitaire, dans les roseaux d'une berge, ou pire encore la torture dans les prisons du Châtelet, la torture qui fait éclater les nerfs et saillir les yeux, et la potence en place de Grève, la potence pour finir, l'abbaye de Monte-à-Regret comme on l'appelle au royaume de Thunes.
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Cependant, au royaume de Thunes, Angélique, protégée par Calembredaine et par l'amitié de Cul-de-Bois, jouissait d'une vie libre et préservée. Elle était intouchable. Elle avait payé sa dîme en devenant la compagne d'un truand. Les lois de la pègre sont dures. On savait que la jalousie de Calembredaine ne pardonnerait rien et Angélique pouvait se trouver en pleine nuit aux côtés d'hommes grossiers et dangereux comme La Pivoine ou Gobert, sans être exposée au moindre geste équivoque. Quels que fussent les désirs qu'elle inspirait, tant que le chef n'aurait pas levé l'interdit, elle n'appartiendrait qu'à lui.
C'est ainsi que sa vie, misérable en apparence, se partageait à peu près entièrement entre de longues heures de sommeil et de prostration et des promenades sans but à travers Paris. Il y avait toujours quelque nourriture pour elle et, à la tour de Nesle, elle retrouvait le feu dans l'âtre.
Elle eût pu se vêtir décemment, car parfois les voleurs rapportaient de belles toilettes fleurant l'iris et la lavande. Mais elle n'en avait pas le goût. Elle avait gardé le même costume de serge brune dont la jupe maintenant s'effrangeait. Le même bonnet de lingerie retenait ses cheveux. Mais la Polak lui avait donné une ceinture spéciale pour le couteau qu'elle dissimulait sous son corsage.
– Si tu veux, je t'apprendrai à t'en servir, avait-elle proposé. Depuis la scène du pot d'étain et de l'archer éventré, entre elles s'était établi une estime qui n'était pas loin de devenir une amitié.
*****
Angélique sortait peu le jour et ne s'éloignait guère. D'instinct, elle adoptait le rythme de vie de ses compagnons, auxquels bourgeois, commerçants et archers, par un accord tacite, abandonnaient la nuit.
Ce fut donc une nuit que le passé se représenta à elle et la réveilla si cruellement qu'elle faillit en mourir.
La bande de Calembredaine dévalisait une maison du faubourg Saint-Germain. La nuit était sans lune, la rue mal éclairée. Lorsque Tord-Serrure, un gamin aux doigts agiles, eut réussi à faire tourner le pêne d'une petite porte de service, les voleurs entrèrent sans trop de précautions.
– La maison est grande et il n'y a qu'un vieux qui l'habite avec une servante qui loge tout en haut, expliqua Nicolas. On va être comme des princes pour faire notre travail.
Après avoir allumé sa lanterne sourde, il entraîna ses compagnons vers le salon. Pain-Noir, qui était venu mendier fréquemment dans les parages, lui avait indiqué la disposition exacte des lieux.
Angélique fermait la marche. Ce n'était pas la première fois qu'elle courait une aventure de ce genre. Au début, Nicolas ne voulait pas l'emmener.
– Tu recevras un mauvais coup, disait-il.
Mais elle n'agissait qu'à sa guise. Elle ne venait pas pour voler. Elle se plaisait seulement à humer l'odeur des maisons endormies : tapisseries, meubles bien cirés, relents de cuisine ou de pâtisseries. Elle touchait des bibelots, les remettait à leur place. Jamais une voix ne s'éleva en elle pour lui dire : « Que fais-tu là, Angélique de Peyrac ? » Sauf en cette nuit où Calembredaine dévalisa la maison du vieux savant Glazer dans le faubourg Saint-Germain... Cette nuit-là, Angélique trouva sur une console un flambeau pourvu d'une chandelle. Elle alluma la chandelle à la lanterne des voleurs, pendant que ceux-ci emplissaient leurs sacs. Puis, avisant une petite porte au fond de la pièce, elle la poussa avec curiosité.
– Bigre ! chuchota la voix de Prudent derrière elle, quèqu'c'est qu'ça ?
La flamme se reflétait dans de grosses boules de verre à longs becs, et l'on distinguait des tuyaux de cuivre entrelacés, des pots de faïence portant des inscriptions latines, des fioles de toutes couleurs.
– Quèqu'c'est qu'ça ? répéta Prudent, ahuri.
– Un laboratoire.
Très lentement, Angélique s'avança et s'arrêta près d'un étal de brique sur lequel était posé un réchaud.
Elle enregistrait chaque détail. Il y avait un petit paquet, scellé de cire rouge, sur lequel elle lut : « Pour M. de Sainte-Croix ». Puis, dans une boîte ouverte, une sorte de poudre blanche. Le nez d'Angélique frémit. L'odeur ne lui était pas inconnue.
– Et ça, demandait Prudent, c'est de la farine ? Ça sent bon. Ça sent l'ail...
Il prit une pincée de la poudre et la porta à sa bouche. D'un geste irréfléchi, Angélique lui rabattit la main. Elle revoyait Fritz Hauer s'écriant :
– Gift, gnädige Frau !
– Laisse, Prudent. C'est du poison, de l'arsenic.
Elle jeta un regard effaré autour d'elle.
– Du poison ! répéta Prudent bouleversé.
En reculant, il renversa une cornue qui tomba et se brisa avec un bruit cristallin.
Précipitamment, tous les intrus quittèrent la pièce. Maintenant, le salon était vide. On entendit alors une canne heurter le dallage supérieur, et une voix de vieillard cria dans l'escalier :
– Marie-Josèphe, vous avez encore oublié d'enfermer les chats. C'est insupportable. Il faut que je descende voir.
Puis, penché vers le vestibule, la même voix reprit :
– Est-ce vous, Sainte-Croix ? Vous venez chercher la formule !
Angélique et Prudent s'empressèrent de gagner la cuisine, puis le cellier sur lequel s'ouvrait la petite porte crochetée par les cambrioleurs. Quelques ruelles plus loin, ils s'arrêtèrent.
– Ouf ! soupira Prudent. J'ai eu une belle peur ! Si on s'était douté qu'on allait chez un sorcier !... Pourvu que ça ne nous porte pas malheur ! Où sont les autres ?
– Ils ont dû rentrer par une autre route.
– Ils auraient bien pu nous attendre. On n'y voit goutte maintenant.
– Oh ! ne te plains pas tout le temps, mon pauvre Prudent. Les gens de ton espèce doivent voir dans la nuit.
Mais il lui saisit le bras.
– Écoute ! dit-il.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Tu n'entends pas ? Écoute..., répéta-t-il sur un ton d'indicible terreur.
Tout à coup, il ajouta dans une sorte de râle :
– Le chien !... Le chien !
Et, jetant à terre son sac, il s'enfuit en courant.
– Le pauvre garçon à l'esprit dérangé, se dit Angélique en se penchant machinalement pour ramasser le butin du cambrioleur.
Alors, à son tour, elle l'entendit. Le bruit venait du fond des ruelles silencieuses.
C'était comme un galop léger, très rapide, qui se rapprochait. Soudain elle vit la bête à l'autre bout de la rue, comme un blanc fantôme bondissant. Angélique, soulevée d'une peur inexprimable, s'enfuit à son tour. Elle courait comme une folle, sans prendre garde aux mauvais pavés qui lui tordaient les pieds. Elle était aveugle. Elle se sentait perdue et aurait voulu crier, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Le choc de la bête lui sautant aux épaules la projeta la face dans la boue. Elle sentit ce poids sur elle et, contre sa nuque, la pression d'une mâchoire aux crocs pointus comme des clous.
– Sorbonne ! cria-t-elle.
Plus bas, elle répéta :
– Sorbonne !
Puis, très lentement, elle tourna la tête. C'était Sorbonne, sans aucun doute, car il l'avait lâchée aussitôt. Elle leva la main et caressa la grosse tête du danois. Il la flairait avec surprise.
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