– Sorbonne, mon brave Sorbonne, tu m'as fait une belle peur. Ce n'est pas bien, tu sais.

Le chien lui donna un grand coup de langue râpeuse en plein visage. Angélique se redressa péniblement. Elle s'était fait très mal en tombant. À ce moment, elle perçut un bruit de pas. Son sang se figea. Après Sorbonne... ce ne pouvait être que Desgrez.

D'un bond, Angélique se redressa.

– Ne me trahis pas, supplia-t-elle tout bas, s'adressant au chien. Ne me trahis pas.

Elle n'eut pas le temps de se dissimuler dans l'angle d'une porte. Son cœur battait à se rompre. Elle espéra follement que ce n'était pas Desgrez. Il avait dû quitter la ville. Il ne pouvait pas revenir. Il appartenait à un passé mort...

Les pas étaient tout proches. Ils s'arrêtèrent.

– Eh bien, Sorbonne ! fit la voix de Desgrez, que t'arrive-t-il ? Tu ne l'as pas crochée, la gueuse ?

Le cœur d'Angélique lui faisait mal à force de tambouriner ainsi dans sa poitrine. Cette voix familière, cette voix de l'avocat !

– Et maintenant, messieurs, l'heure est venue de faire entendre une voix grandiose, une voix qui, à travers les turpitudes humaines...

La nuit était profonde et noire comme un gouffre. On ne voyait rien, mais, en deux pas, Angélique aurait pu atteindre Desgrez. Elle sentait ses mouvements, elle le devinait perplexe.

– Sacrée marquise des Anges ! s'écria-t-il brusquement... Il ne sera pas dit qu'elle nous fera marcher longtemps. Allons, flaire Sorbonne, flaire. La gueuse a eu la bonne idée de laisser son mouchoir de cou dans le carrosse. Avec ça, elle ne peut pas nous échapper. Viens, retournons du côté de la porte de Nesle. La piste est par là, j'en suis sûr.

Il s'éloigna, sifflant pour entraîner son chien.

La sueur ruisselait le long des tempes d'Angélique. Ses jambes flageolaient. Elle se décida enfin à faire quelques pas hors de sa cachette. Si Desgrez rôdait du côté de la porte de Nesle, il était préférable de ne pas y retourner.

Elle allait essayer de gagner l'antre de Cul-de-Bois et de lui demander asile pour le reste de la nuit.

Sa bouche était sèche. Elle entendit murmurer l'eau d'une fontaine. La petite place où se trouvait cette fontaine était vaguement éclairée d'un quinquet accroché devant la boutique d'un mercier.

Angélique s'approcha et plongea son visage souillé de boue dans l'eau fraîche. Elle soupira d'aise.

Comme elle se redressait, un bras solide l'encercla tandis qu'une main brutale s'abattait sur sa bouche.

– Et voilà, ma jolie ! fit la voix de Desgrez. Crois-tu qu'on m'échappe si facilement ?

Angélique essaya de se dégager. Mais il la tenait de telle façon qu'elle ne pouvait bouger sans crier de douleur.

– Non, non, ma petite poule, on ne s'échappe pas ! fit encore Desgrez avec un rire sourd.

Paralysée, elle retrouvait l'odeur familière de ses vêtements usés : cuir du ceinturon, encre et parchemin, tabac. C'était l'avocat Desgrez, avec son visage nocturne. Elle défaillait, dominée par une seule pensée : « Pourvu qu'il ne me reconnaisse pas... J'en mourrais de honte... Pourvu que je réussisse à fuir avant qu'il me reconnaisse ! »

La tenant toujours d'une seule main, Desgrez porta un sifflet à sa bouche et lança trois appels stridents.

Quelques minutes plus tard, cinq ou six hommes débouchèrent des ruelles avoisinantes. On entendait cliqueter leurs éperons et le baudrier de leurs épées. C'étaient des hommes du guet.

– Je crois que je tiens l'oiseau, lança Desgrez.

– Eh bien, voilà une nuit qui rapporte. Nous avons pris deux cambrioleurs qui se sauvaient par là-bas. Si on ramène aussi la marquise des Anges, on pourra dire, monsieur, que vous nous avez bien conduits. Vous connaissez les coins...

– C'est le chien qui nous conduit. Avec le mouchoir de cou de cette gueuse, il devait nous y mener tout droit. Mais... il y a quelque chose que je n'ai pas compris. Pour un peu, elle m'échappait... Vous la connaissez, vous, cette marquise des Anges ?

– C'est la garce de Calembredaine. On ne sait rien d'autre. Le seul de chez nous qui ait pu la voir de près, il est mort. C'est l'archer Martin qu'elle a buté dans un cabaret. Mais il n'y a qu'à emmener la môme que vous tenez là, monsieur. Si c'est elle, Mme de Brinvilliers la reconnaîtra.

Il faisait encore jour lorsque son carrosse a été assailli par les malandrins, et elle a très bien vu la femme qui était leur complice.

– Quelle audace, quand même ! gronda l'un des hommes. Ils ne craignent plus rien, ces bandits. Assaillir le carrosse de la propre fille du lieutenant civil de police, et cela en plein jour, en plein Paris !

– Ils le paieront, crois-moi.

Angélique écoutait les répliques qui se croisaient autour d'elle. Elle essayait de se tenir immobile dans l'espoir que Desgrez relâcherait son étreinte. Alors, d'un bond, elle sauterait dans la nuit complice et s'enfuirait. Elle était certaine que Sorbonne ne la poursuivrait pas. Et ce n'étaient pas ces hommes lourds et empêtrés dans leurs uniformes qui pourraient la rattraper.

Mais l'ex-avocat ne semblait pas disposé à oublier sa capture. D'une main experte, il la palpait.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? fit-il.

Et elle sentit ses doigts qui se glissaient sous son corsage. Il eut un petit sifflement.

– Un poignard, ma parole ! Et pas un canif, je vous prie de le croire. Eh bien, la fille, tu ne m'as pas l'air très douce.

Il fit glisser le poignard de Rodogone-l'Égyptien dans une de ses poches et reprit son inspection.

Elle tressaillit lorsque la main chaude et rude passa sur son sein et s'y attarda.

– Qu'est-ce qu'il toque, son palpitant ! gouailla Desgrez à mi-voix. En voilà encore une qui n'a pas la conscience tranquille. Tirons-la sous la lanterne du la boutique pour voir à quoi elle ressemble.

D'un soubresaut, elle réussit à se dégager. Mais dix poignes de fer la reprirent aussitôt et une grêle de coups s'abattit sur elle.

– Salope ! Tu veux nous faire marcher encore.

On la traîna jusqu'à la lanterne. Desgrez lui saisit les cheveux d'une poigne brutale et lui renversa le visage en arrière.

Angélique ferma les yeux. Avec cette boue mélangée de sang qui la maculait, Desgrez ne pourrait pas la reconnaître. Elle tremblait si fort que ses dents claquaient. Les secondes qui s'écoulèrent tandis qu'elle restait ainsi exposée à la lueur crue de la chandelle lui parurent des siècles.

Puis Desgrez la lâcha avec un grognement déçu.

– Non, ce n'est pas elle. Ce n'est pas la marquise des Anges.

Les archers jurèrent avec ensemble.

– Comment le savez-vous, monsieur ? osa demander l'un d'eux.

– Je l'ai déjà vue. On me l'a montrée un jour sur le Pont-Neuf. Cette fille lui ressemble, mais ça n'est pas elle.

– Embarquons-la toujours. Elle pourra nous donner quelques petits renseignements.

Desgrez paraissait réfléchir avec perplexité.

– D'ailleurs, il y avait quelque chose de pas net, reprit-il sur un ton pensif. Sorbonne ne se trompe jamais. Eh bien, il n'avait pas croche cette fille. Il la laissait tranquille à quelques pas de lui... Preuve qu'elle n'est pas dangereuse.

Il conclut avec un soupir :

– Chou blanc. Heureusement encore que vous avez pincé deux cambrioleurs. Où avaient-ils fait leur coup ?

– Rue du Petit-Lion, chez un vieil apothicaire, un nommé Glazer.

– Retournons-y. Peut-être qu'on y retrouvera une piste.

– Et la fille, qu'est-ce qu'on en fait ?

Desgrez hésitait.

– Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux la laisser courir. Maintenant que je connais sa tête, je ne l'oublierai pas.

Sans insister, les archers lâchèrent la jeune femme et, avec de grands bruits d'éperons, disparurent dans l'ombre.

Angélique se glissa hors du cercle de clarté. Elle rasait les murs et retrouvait l'obscurité avec soulagement. Mais elle distingua une tache blanche près de la fontaine et entendit les lapements du chien Sorbonne qui buvait. L'ombre de Desgrez était près de lui. Angélique s'immobilisa de nouveau. Elle vit Desgrez soulever son manteau et lancer un objet dans sa direction.

– Tiens, fit la voix de l'ex-avocat, je te le rends, ton lingue. J'ai jamais volé une fille. Et puis, pour une demoiselle qui se promène à cette heure, un poignard ça peut être utile. Allons, bonsoir, la belle.

Comme Angélique demeurait silencieuse, il ajouta :

– Tu ne dis pas bonsoir ?

Elle rassembla tout son courage pour souffler :

– Bonsoir.

Elle écouta s'éloigner sur les pavés sonores les gros souliers à clous du policier Desgrez. Puis elle se remit à errer en aveugle à travers Paris.

Chapitre 5

L'aube la trouva en lisière du quartier Latin, du côté de la rue des Bernardins. Le ciel commençait à répandre une clarté rose sur les toits des noirs collèges. On voyait dans les lucarnes les reflets des bougies des étudiants tôt levés. Angélique en croisa d'autres qui, bâillant, l'œil trouble, venaient de quitter le bordel où la fille de joie pitoyable avait bercé pendant quelques heures ces jouvenceaux miteux. Ils la frôlaient en jetant une parole insolente. Ils avaient des rabats sales, de pauvres vêtements de serge usés qui sentaient l'encre, des bas noirs qui tombaient sur leurs maigres mollets. Les cloches des chapelles commençaient à se répondre.

Angélique titubait de fatigue. Elle allait pieds nus, car elle avait perdu ses deux souliers. Son visage était figé par l'hébétude.

Arrivée au quai de la Tournelle, elle sentit l'odeur du foin frais. Le premier foin du printemps. Les chalands étaient là, accrochés en file, avec leur chargement léger et odorant. Dans l'aube parisienne, ils jetaient une bouffée d'encens tiède, l'arôme de mille fleurs séchées, la promesse des beaux jours qui allaient venir. Elle se glissa jusqu'à la berge. À quelques pas, les mariniers se réchauffaient autour d'un feu et ne la virent point. Elle entra dans l'eau et se hissa à l'avant d'un chaland. Puis elle pénétra avec volupté dans le foin. Sous la bâche, l'odeur était plus grisante encore : humide, chaude et chargée d'orage comme un jour d'été. D'où pouvait venir ce foin précoce ? D'une campagne silencieuse et riche, féconde, habituée au soleil. Ce foin faisait penser à des paysages aérés, sèches par le vent, à des cieux pleins de lumière, et aussi au mystère des vallons clos qui gardent la chaleur et en nourrissent leur terre.

Angélique s'étendit, les bras en croix. Ses yeux étaient fermés. Elle plongeait, elle se noyait dans le foin. Elle voguait sur un nuage de parfums intenses et elle ne sentait plus son corps meurtri. Monteloup l'enveloppait, l'emportait sur son sein. L'air avait retrouvé sa saveur de fleurs, son goût de rosée. Le vent la caressait. Elle voguait lentement et s'en allait vers le soleil. Elle quittait la nuit et ses horreurs. Le soleil la caressait. Il y avait très longtemps qu'elle n'avait pas été caressée ainsi.

Elle avait été la proie du sauvage Calembredaine ; elle avait été la compagne du loup qui, parfois, au cours de sa brève étreinte, réussissait à lui arracher un cri de volupté animal, un râle de bête possédée. Mais son corps avait oublié la douceur d'une vraie caresse. Elle voguait vers Monteloup et retrouvait dans le foin l'odeur des framboises. Sur ses joues brûlantes, sur ses lèvres sèches, l'eau du ruisseau faisait pleuvoir de fraîches caresses. Elle ouvrait la bouche et soupirait :

– Encore !

Dans son sommeil, des larmes coulaient le long de son visage et se perdaient dans ses cheveux. Ce n'étaient pas des larmes de peine, mais de trop grande douceur. Elle s'étirait, se livrait toute à des plaisirs retrouvés. Elle se laissait aller, bercée par les voix murmurantes des champs et des bois qui lui chuchotaient à l'oreille :

– Ne pleure pas... Ne pleure pas, ma mie... Ce n'est rien... le mal est fini... Ne pleure pas, pauvrette.

*****

Angélique ouvrit les yeux. Dans la pénombre de la bâche, elle distingua une forme étendue près d'elle dans le foin. Deux yeux rieurs la contemplaient. Elle balbutia :

– Qui êtes-vous ?

L'inconnu mit un doigt sur ses lèvres.

– Je suis le vent. Le vent d'un petit coin de campagne du Berry. Quand ils ont fauché le foin, ils m'ont fauché avec... Regarde, c'est bien vrai que je suis fauché. Il se mit prestement à genoux et retourna ses poches.

– Pas un liard ! Pas un sol ! Complètement fauché. Avec le foin. On m'a mis dans un chaland et me voici à Paris. Drôle d'histoire pour un petit vent de campagne.