– Moi, je m'en vais sur la mer.
Le pasteur Rochefort était venu un soir, il s'était assis au foyer des enfants de Sancé et ceux-ci l'avaient entouré en ouvrant leurs yeux émerveillés. Josselin... Raymond... Hortense... Gontran... Angélique... Madelon... Denis... Marie-Agnès... Comme ils étaient beaux, les enfants de Sancé, dans leur innocence et l'ignorance de leurs destins ! Ils écoutaient l'étranger, et ses paroles avaient exalté leur cœur.
– Je ne suis qu'un voyageur curieux de terres nouvelles, avide de connaître ces lieux où personne n'a ni faim, ni soif et où l'homme se sent libre. C'est là que j'ai compris que le mal venait de l'homme de race blanche, parce que non seulement il n'a pas suivi la parole du Seigneur, mais que de plus il l'a travestie. Car le Seigneur n'a pas ordonné de tuer, ni de détruire, mais de s'aimer.
Angélique ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit elle vit à quelques pas d'elle, dans la cohue du Pont-Neuf, Jactance, Gros-Sac, La Pivoine, Gobert, Beau-Garçon et les autres, qui la regardaient.
– Frangine, dit La Pivoine en lui saisissant le bras, je vais aller planter un cierge devant le Père éternel de Saint-Pierre-aux-Bœufs. On a bien cru qu'on ne te reverrait jamais !
– Le Châtelet ou l'Hôpital général, on avait le choix pour toi.
– À moins que tu n'aies été croquée par le chien maudit.
– Tord-Serrure et Prudent se sont fait prendre. On les a pendus ce matin en place de Grève.
Ils l'entouraient. C'est ainsi qu'elle retrouva leurs faces sinistres, leurs voix éraillées d'ivrognes permanents et aussi les chaînes du cercle de la « matterie », ces chaînes qui ne pouvaient se briser en un seul jour. Cependant, depuis ce qu'elle devait appeler « le jour du bateau à foin » ou « le jour du Pont-Neuf » il y eut en elle une lueur d'espérance. Elle ne savait pourquoi elle espérait. On ne remonte pas des bas-fonds aussi vite qu'on y descend.
– On va rigoler, ma belle, disait La Pivoine. Sais-tu pourquoi nous nous promenons en plein jour sur le Pont-Neuf ? C'est parce que le petit Flipot va passer son chef-d'œuvre de coupe-bourse.
Flipot, l'un des gamins morveux de la tour de Nesle, avait troqué pour la circonstance ses haillons contre un costume de serge violette et de gros souliers dans lesquels il ne marchait pas sans mal. Il avait même une « fraise » de lingerie autour du cou et, avec un sac de peluche dans lequel il était censé porter ses livres et ses plumes, il figurait assez bien un fils d'artisan en train de faire l'école buissonnière sur le Pont-Neuf, devant le théâtre aux marionnettes.
Jactance lui donnait ses dernières recommandations :
– Écoute-moi, mion7. S'agit pas seulement aujourd'hui de couper la bourse comme tu l'as déjà fait... Mais on va savoir si tu es fichu de te défiler dans une bagarre et d'emporter le morceau. T'as compris ?
– Gy8, répondit Flipot.
Ce qui est la bonne façon de dire oui en langage argotier. Puis il renifla nerveusement et passa plusieurs fois sa manche sous son nez.
Les compagnons examinaient avec soin les passants.
– Voyons, voici un beau seigneur occupé de sa jolie dame et qui vient à pied... C'est une chance ! T'as reluqué le rupin qui s'amène, Flipot ? Les v'là qui s'arrêtent devant le Grand Matthieu. C'est le moment ! V'la tes cisailles, mion, et vas-y pour la vendange. D'un geste solennel Jactance remit au gamin une paire de ciseaux soigneusement aiguisés et le poussa dans la foule. Déjà ses complices s'étaient glissés parmi les spectateurs du Grand Matthieu.
L'œil exercé de Jactance suivait attentivement les évolutions de son apprenti. Tout à coup, il se mit à crier :
– Attention, m'sieur ! m'sieur ! Hé ! on coupe votre bourse, monseigneur !...
Des passants regardèrent dans la direction qu'il désignait et se mirent à courir. La Pivoine braillait :
– Mon prince, prenez garde. Y a un mion qui vous déleste !
Le gentilhomme porta la main à sa bourse et trouva la main de Flipot.
– Au coupe-bourse ! hurla-t-il.
Sa compagne poussa un cri strident.
La bousculade fut immédiate et totale. Les gens criaient, frappaient, se saisissaient à la gorge et s'assommaient, tandis que les suppôts de Calembredaine augmentaient le désordre par leurs cris et leurs appels.
– Je l'ai !
– C'est lui !
– Attrapez-le ! Il se sauve !
– Là-bas !
– Par ici !
Les enfants écrasés pleuraient. Des femmes s'évanouissaient. Des boutiques furent renversées. Des parasols rouges s'envolèrent dans la Seine. Pour se défendre, les marchands de fruits commencèrent à lancer des pommes et des oranges. Les bêtes du tondeur de chiens s'en mêlèrent et dévalèrent dans les jambes, en boules de poils serrées, râlantes et bavantes.
Beau-Garçon allait d'une femme à l'autre, saisissait les bourgeoises à pleine taille, les embrassait et les caressait de la plus audacieuse façon sous les yeux effarés des maris qui essayaient en vain de le battre à coups de canne. Les coups tombaient sur d'autres, qui se vengeaient en arrachant les perruques des maris outragés. Au milieu de ce tourbillon, Jactance et ses complices coupaient les bourses, vidaient les goussets, enlevaient les manteaux, tandis que le Grand Matthieu, du haut de son char, dans le vacarme de son orchestre, déchaîné brandissait son sabre en beuglant :
– Allez-y, les gars ! Agitez-vous ! C'est bon pour la santé.
*****
Angélique s'était réfugiée sur les marches du terre-plein d'où elle dominait le spectacle. Cramponnée aux grilles, elle riait à en pleurer. La journée finissait trop bien. C'était exactement ce qu'il lui fallait pour contenter ce désir de rire et de pleurer qui la tourmentait depuis qu'elle s'était éveillée dans le bateau à foin, sous les caresses de l'inconnu. Elle distingua le père Hurlurot et la mère Hurlurette accrochés l'un à l'autre et voguant sur la houle de la bataille, comme un énorme bouchon de loques sales. Son rire redoubla. Elle en suffoquait. Oh ! vraiment elle en était malade !...
– C'est donc si drôle, la môme ! grommela une voix lente derrière elle.
Et une main lui saisit le poignet. Un grimaut, ça ne se reconnaît pas. ça se sent, avait dit La Pivoine. Depuis cette nuit, Angélique avait appris à flairer d'où venait le danger. Elle continua à rire plus doucement, et affecta un air d'innocence.
– Oui, c'est drôle, ces gens qui se battent sans savoir pourquoi.
– Et toi, tu le sais peut-être, hein ?...
Angélique se pencha vers le visage du policier avec un sourire. Brusquement, d'une poigne vigoureuse elle lui saisit le nez, lui tordit le cartilage nasal et comme, sous l'effet de la douleur, il rejetait la tête en arrière, elle lui envoya un coup de tranchant de la main dans sa pomme d'Adam saillante.
C'était une prise que lui avait enseignée la Polak. Pas assez rude pour étourdir un policier, mais suffisante pour lui faire lâcher prise.
Libérée, Angélique s'enfuit en bondissant comme une gazelle.
*****
À la tour de Nesle, chacun revint de son côté.
– On peut compter nos abattis, disait Jactance, mais quelle vendange, mes amis, quelle vendange !
Et sur la table s'abattaient les manteaux, les épées, les bijoux, les bourses sonnantes. Flipot, truffé de bleus comme une oie de Noël, avait ramené la bourse du seigneur qu'on lui avait désigné.
Il fut fêté et mangea, parmi les anciens, à la table de Calembredaine.
Chapitre 7
– Angélique, murmura Nicolas, Angélique si je ne t'avais pas retrouvée...
– Qu'est-ce qui se serait passé ?
– Je ne sais pas...
Il l'attira et la serra contre sa poitrine puissante, à la briser.
– Oh ! je t'en prie, soupira-t-elle en se dégageant.
Elle appuya son front contre les barreaux de la meurtrière. Le ciel, d'un bleu profond, mirait ses étoiles dans l'eau calme de la Seine. L'air était parfumé de l'odeur des amandiers qui fleurissaient dans les jardins et les enclos du faubourg Saint-Germain. Nicolas s'approcha d'Angélique et continua à la dévorer du regard. Elle fut émue de l'intensité de cette passion qui ne se démentait pas.
– Qu'aurais-tu fait si je n'étais pas revenue ?
– Cela dépend. Si tu avais été poissée par les rouaux, j'aurais mis tous mes sbires en branle. On aurait surveillé les prisons, les hôpitaux, les chaînes de filles. On t'aurait fait évader. Si le chien t'avait étranglée, j'aurais cherché partout le chien et son maître pour les tuer... Enfin, si...
Sa voix devint rauque.
– Si tu étais partie avec un autre... je t'aurais retrouvée et, l'autre, je l'aurais saigné.
Elle sourit, car une face pâle, moqueuse, passait dans son souvenir. Mais Nicolas était plus fin qu'elle ne le pensait, et l'amour aiguisait son instinct.
– Ne crois pas que tu pourras m'échapper facilement, reprit-il d'un ton de menace. Dans la gueuserie, on ne se trahit pas comme dans le beau monde. Mais, si cela arrive, on meurt. Il n'y aurait de refuge pour toi nulle part... Nous sommes trop nombreux, trop puissants. On te retrouverait partout, dans les églises, dans les couvents, jusque dans le palais du roi... Nous sommes bien organisés, tu sais. Moi, au fond, j'aime organiser des batailles.
Il écarta sa casaque déchirée et montra un petit signe bleuté près du sein gauche.
– Regarde, tu vois cela ? Ma mère m'a toujours dit : « C'est le signe de ton père ! » Parce que mon père n'était pas ce gros croquant de père Merlot. Non. Ma mère m'a eu avant, avec un militaire, un officier, quelqu'un de haut placé. Elle m'a jamais dit son nom. Mais, des fois, quand le père Merlot voulait me battre, elle lui criait : « Touche pas à l'aîné, il a du sang noble ! Tu ignorais ce détail, n'est-ce pas ? »
– Bâtard de soudard ! Il y a de quoi être fier, fit-elle dédaigneuse.
Il lui broya les épaules entre ses mains puissantes.
– Il y a des fois où je voudrais t'écraser comme une noisette. Mais, maintenant, tu es prévenue. Si jamais tu me trompes... Si tu couches avec un autre...
– Ne crains rien. Tes embrassements me suffisent largement.
– Pourquoi dis-tu cela d'un air méchant ?
– Parce qu'il faudrait être douée d'un tempérament exceptionnel pour en demander encore. Si seulement tu pouvais être un peu plus doux !
– Moi, je ne suis pas doux ? rugit-il, moi qui t'adore ! Répète-le que je ne suis pas doux.
Il levait un poing massif. Elle lui cria d'une voix aiguë :
– Ne me touche pas, croquant ! brute ! Souviens-toi de la Polak !
Il laissa retomber son bras. Puis, après l'avoir contemplée sombrement, il poussa un soupir.
– Pardonne-moi, Angélique. Tu es toujours la plus forte.
Il eut un sourire, lui tendit les bras d'un air gauche.
– Viens quand même. Je vais essayer d'être doux.
Elle se laissa renverser sur le grabat et, indifférente, passive, s'offrit d'elle-même à l'étreinte devenue familière.
Lorsqu'il se fut satisfait, il resta encore un long moment blotti contre elle. Elle sentait sur sa joue la brosse rude de ses cheveux qu'il coupait très court à cause de sa perruque. Il dit enfin d'une voix sourde :
– Maintenant, je sais... Jamais, jamais tu ne seras à moi. Car ne n'est pas seulement cela que je veux. C'est ton cœur.
– On ne peut pas tout avoir, mon pauvre Nicolas, dit Angélique d'un petit ton sage. Autrefois, tu avais une partie de mon cœur, maintenant tu as mon corps entier. Autrefois, tu étais mon ami Nicolas, maintenant tu es mon maître Calembredaine. Tu as tué jusqu'au souvenir de l'affection que je te portais quand nous étions enfants. Mais je tiens quand même à toi, d'une autre façon, parce que tu es fort.
L'homme se crispa. Il grommela et soupira encore :
– Je me demande si je ne serai pas obligé de te tuer un de ces jours.
Elle bâilla, cherchant le sommeil.
– Ne dis pas de sottises.
*****
Par la fenêtre, les étoiles piquaient des reflets dans les glaces des miroirs volés. La mélopée des crapauds au pied de la tour ne cessait point.
– Nicolas, dit subitement Angélique.
– Oui ?
– Te souviens-tu que nous avions voulu partir pour les Amériques ?
– Oui.
–Eh bien, maintenant, si nous y partions vraiment ?
– Où ça ?
– Aux Amériques.
– T'es folle !
– Non, je t'assure... Un pays où l'on n'a ni froid, ni faim... où l'on est libre.
Elle insista, pressante :
– Qu'est-ce qui nous attend ici ? Pour toi, ce ne peut être que la prison, la torture, les galères ou la potence. Moi... moi qui n'ai plus rien, qu'est-ce qui m'attend, si jamais tu disparais ?...
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