– Barbe, où sont mes enfants ?
Les grosses joues de Barbe tremblaient comme si elle se retenait d'éclater en sanglots. Elle avala sa salive et réussit enfin à répondre.
– Ils sont en nourrice, Madame... Hors de Paris, dans un village, près de Longchamp.
– Ma sœur Hortense ne les a pas gardés chez elle ?
– Mme Hortense les a mis tout de suite en nourrice. Je suis allée une fois chez la nourrice pour lui remettre l'argent que vous m'aviez laissé. Mme Hortense avait exigé que je le lui remette à elle, cet argent, mais je ne lui avais pas tout donné. Je voulais qu'il ne serve qu'aux enfants. Ensuite, je n'ai pu retourner chez la nourrice... J'avais quitté Mme Hortense... J'ai fait plusieurs places... C'est difficile de gagner sa vie.
Maintenant, elle parlait précipitamment, en évitant de regarder Angélique. Celle-ci réfléchissait. Longchamp n'était pas un village très éloigné. Les dames de la cour en faisaient un but de promenade. Elles y entendaient les offices des nonnes de l'abbaye... Avec des gestes nerveux, Barbe s'était remise à plumer sa volaille. Angélique éprouva la sensation que quelqu'un la regardait fixement. Se retournant, elle vit le gâte-sauce qui ne laissait aucune équivoque sur les sentiments que lui inspirait cette belle femme en guenilles. Angélique était habituée à ces regards avides des hommes. Mais, cette fois, elle en fut agacée. Elle se releva rapidement.
– Où loges-tu, Barbe ?
– Dans cette maison, dans une soupente.
À ce moment, le patron de Coq-Hardi entra, son bonnet de travers.
– Alors, qu'est-ce que vous fichez tous ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. David, les clients te réclament... Et cette volaille, elle est bientôt prête, Barbe ? Ma parole, faudrait peut-être que je me dérange pendant que vous vous prélassez... Et cette gueuse, qu'est-ce qu'elle f... là ? Allez, ouste, dehors ! Et n'essaie pas de me voler un chapon...
– Oh ! Madame !
Mais, ce soir-là, Angélique n'était pas d'humeur passive. Elle mit les poings sur ses hanches et tout le vocabulaire de la Polak lui remonta aux lèvres.
– Ferme-la, gros tonneau ! J'en voudrais pas de tes vieux coqs en carton. Quant à toi, le puceau en mal d'amour, tu ferais mieux de baisser un peu tes mirettes9 et de fermer ta panetière à miettes10 si tu ne veux pas recevoir une giroflée sur la g...
– Oh ! Madame ! cria Barbe de plus en plus épouvantée.
Angélique profita de la stupeur des deux hommes pour lui glisser :
– Je t'attends dehors, dans la cour.
*****
Un peu plus tard, lorsque Barbe passa, un bougeoir à la main, Angélique la suivit par l'escalier délabré jusqu'à la soupente que maître Bourjus louait quelques sols à la servante.
– C'est bien pauvre chez moi, Madame, fit Barbe humblement.
– Ne te trouble pas. Je connais la pauvreté.
Angélique rejeta ses souliers pour jouir de la fraîcheur du carrelage et s'assit sur le lit, qui était une paillasse sans rideaux, montée sur quatre pieds.
– Il faut excuser maître Bourjus, reprenait Barbe. Ce n'est pas un mauvais homme. Mais, depuis la mort de sa femme, il a perdu l'esprit et ne fait que boire. Le marmiton est un neveu à lui qu'il avait fait venir de province pour l'aider, mais il n'est pas très dégourdi. Alors les affaires ne vont guère.
– Si cela ne te gêne pas, Barbe, demanda Angélique, puis-je passer la nuit ici ? Demain, je partirai dès l'aube et j'irai voir mes enfants. Puis-je partager ton lit ? Cela m'arrangerait.
– Madame me fait bien de l'honneur.
– L'honneur, dit Angélique amèrement... Regarde-moi et ne parle plus ainsi.
Barbe éclata en sanglots.
– Oh ! Madame, balbutia-t-elle. Vos beaux cheveux... vos si beaux cheveux ! Qui donc vous les brosse maintenant ?
– Moi-même... quelquefois. Barbe, ne pleure pas si fort, je t'en prie.
– Si Madame me le permet, murmura la servante, j'ai là une brosse... Je pourrais peut-être... profiter... de ce que je suis avec Madame...
– Si tu veux.
Les mains habiles de la servante commencèrent à démêler les belles boucles aux chauds reflets. Angélique ferma les yeux. Le pouvoir des gestes quotidiens est grand. Il suffisait de ces mains soigneuses d'une servante pour recréer une atmosphère à jamais disparue. Barbe reniflait ses larmes.
– Ne pleure pas, répéta Angélique, tout cela finira... Oui, je crois que cela finira. Pas encore, je le sais bien, mais un jour viendra... Tu ne peux pas comprendre, Barbe. C'est comme un cercle infernal et dont on ne peut plus s'échapper que par la mort. Mais je commence à croire que je pourrai m'échapper quand même. Ne pleure pas, Barbe, ma bonne fille...
*****
Elles dormirent côte à côte. Barbe commençait son travail aux premières lueurs du jour. Angélique la suivit dans la cuisine de la rôtisserie. Barbe lui fit boire du vin chaud et lui glissa deux petits pâtés.
Maintenant, Angélique marchait sur la route de Longchamp. Elle avait franchi la porte Saint-Honoré et, après avoir suivi les quinconces sablonneux d'une promenade qu'on appelait les Champs-Elysées, elle parvint au village de Neuilly où Barbe assurait que se trouvaient les enfants. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire. Les observer de loin peut-être ? Et, si jamais Florimond s'approchait d'elle en jouant, elle essaierait de l'attirer en lui offrant un pâté.
Elle se fit indiquer l'habitation de la mère Mavaut. En approchant, elle vit des enfants qui jouaient dans la poussière sous la garde d'une fillette d'environ treize ans. Ils étaient assez barbouillés et mal tenus, mais paraissaient bien portants. Elle essaya en vain de reconnaître Florimond parmi eux. Comme une grande femme en sabots sortait de la maison, elle supposa qu'il s'agissait de la nourrice et prit le parti d'entrer dans la cour.
– Je voudrais voir deux enfants qui vous ont été confiés par Mme Fallot de Sancé.
La paysanne, qui était une forte femme brune et hommasse, la toisa avec une méfiance non dissimulée.
– C'est-y que vous apportez l'argent en retard ?
– Il y a donc du retard dans le paiement des mois de nourrice ?
– S'il y en a ! éclata la femme. Avec ce que Mme Fallot m'a donné quand je les ai pris et ce que sa servante m'a apporté ensuite, ça ne me faisait pas de quoi les nourrir pendant plus d'un mois. Et depuis, bernique, pas un navet ! Je suis allée à Paris pour réclamer, mais les Fallot avaient déménagé. Voilà bien les manières de ces corbeaux de procureurs !
– Où sont-ils ? demanda Angélique.
– Qui ?
– Les enfants.
– Est-ce que je sais, moi ? fit la nourrice avec un haussement d'épaules. J'ai bien assez à faire à m'occuper des mioches des gens qui paient.
La fillette, qui s'était rapprochée, dit vivement :
– Le plus petit est par là. Je vais vous le montrer.
Elle entraîna Angélique, lui fit traverser la salle principale de la ferme et la guida dans l'étable, où il y avait deux vaches. Derrière le râtelier, elle découvrit une caisse où Angélique discerna avec peine, dans l'obscurité, un enfant d'environ six mois. Il était nu, à part un lambeau de chiffon sale sur le ventre, dont il suçait avidement une extrémité. Angélique saisit la caisse et la tira dans la pièce.
– J'l'ai mis dans l'étable parce qu'il y faisait plus chaud que dans le cellier, la nuit, chuchota la fillette. Il a des croûtes partout, mais il n'est pas maigre. C'est moi qui trais les vaches le matin et le soir. Alors je lui donne un peu de lait chaque fois.
Atterrée, Angélique regardait le bébé. Ce ne pouvait être Cantor, cette hideuse petite larve couverte de pustules et de vermine ! D'ailleurs, Cantor était né avec des cheveux blonds et l'enfant avait des boucles brunes. À ce moment, il ouvrit les yeux et montra des prunelles claires et magnifiques.
– Il a des yeux verts comme les vôtres, dit la fillette. C'est-y que vous êtes sa mère ?
– Oui, je suis sa mère, dit Angélique d'une voix blanche. Où est l'aîné ?
– Il doit être dans la niche du chien.
– Javotte, mêle-toi de ce qui te regarde ! cria la paysanne.
Elle observait leur manège avec hostilité, mais n'intervenait pas, espérant peut-être qu'en fin de compte cette femme de triste mine apportait de l'argent. La niche était occupée par un molosse à l'air féroce. Javotte dut déployer toutes sortes de séductions et de promesses pour le faire sortir.
– Flo se cache toujours derrière Patou, parce qu'il a peur.
– Peur de quoi ?
La gamine jeta un regard vif autour d'elle.
– Qu'on le batte.
Elle tira quelque chose du fond de la niche. Une boule noire et frisée apparut.
– Mais c'est un autre chien ! s'écria Angélique.
– Non, ce sont ses cheveux.
– Bien sûr, murmura-t-elle.
Certes, une pareille chevelure ne pouvait appartenir qu'au fils de Joffrey de Peyrac. Mais, sous cette toison drue, sombre et serrée, il y avait un pauvre petit corps squelettique et grisâtre, couvert de haillons.
Angélique s'agenouilla et écarta d'une main tremblante la tignasse ébouriffée. Elle découvrit le visage amenuisé, pâle, dans lequel brillaient deux yeux noirs dilatés. Bien qu'il fît très chaud, un grelottement incessant agitait l'enfant. Ses os menus saillaient comme des pointes et sa peau était rêche et sale.
Angélique se redressa et s'avança vers la nourrice.
– Vous les laissiez mourir de faim, dit-elle d'une voix lente et pesante. Vous les laissiez mourir de misère... Depuis des mois, ces enfants n'ont reçu aucun soin, aucune nourriture. Seulement les restes du chien ou les morceaux que cette gamine prélevait sur son maigre souper. Vous êtes une misérable !
La paysanne était devenue très rouge. Elle croisa les bras sur son corsage.
– Elle est bien bonne celle-là ! s'écria-t-elle suffoquant de colère. On m'encombre de mioches sans le sou, on disparaît sans laisser d'adresse, et encore il faut que je me fasse injurier par une gueuse des grands chemins, une Bohémienne, une Égyptienne, une...
Sans l'écouter Angélique était rentrée dans la maison.
Elle attrapa un torchon qui pendait devant l'âtre et, saisissant Cantor, elle l'installa sur son dos en le retenant par le torchon noué sur sa poitrine, à la façon, précisément, dont les Bohémiennes portent leurs enfants.
– Qu'est-ce que vous allez faire ? demanda la nourrice, qui l'avait suivie. Vous n'allez pas les emmener, hein ? Ou alors, il faut donner l'argent.
Angélique fouilla dans ses poches et jeta sur le pavé quelques pièces. La paysanne ricana.
– Cinq livres ! Tu veux rire – on m'en doit bien trois cents. Allons, paie ! Ou bien j'appelle les voisins et leurs chiens, et je te fais chasser.
Haute et massive, elle se tenait devant la porte, les bras étendus. Angélique glissa la main dans son corsage et tira son poignard. La lame de Rodogone-l'Égyptien brillait dans la pénombre du même éclat que les yeux verts de celle qui le tenait.
– Barre-toi ! fit Angélique d'une voix sourde. Barre-toi ou je te saigne.
En entendant le langage des argotiers, la paysanne devint livide. On connaissait trop bien, aux portes de Paris, l'audace des ribaudes et leur habileté à manier le couteau. Elle se recula, terrifiée, Angélique passa devant elle en maintenant la pointe du poignard dans sa direction, comme le lui avait enseigné la Polak.
– N'appelle pas ! Ne lance ni chiens ni croquants à mes trousses, sinon il t'arrivera malheur. Demain ta ferme flambera... Et toi, tu te réveilleras la gorge fendue... Compris ?...
Arrivée au milieu de la cour, elle remit le poignard à sa ceinture et, enlevant Florimond dans ses bras, elle s'enfuit vers Paris.
Haletante, elle se rejetait vers la capitale mangeuse d'êtres humains, où elle n'avait d'autre refuge, pour ses deux enfants à demi morts, que des ruines et la bienveillance sinistre des gueux et des bandits.
Des carrosses la croisaient, soulevant des nuages de poussière qui se collait à son visage en sueur. Mais elle ne ralentissait pas sa marche, insensible au poids de son double fardeau.
– Cela finira ! pensait Angélique. Il faudra bien que cela finisse, que je m'évade un jour, que je les ramène vers les vivants...
*****
À la tour de Nesle, elle trouva la Polak qui cuvait son vin, et qui l'aida à soigner ses enfants.
Chapitre 10
À la vue des enfants, Calembredaine ne se montra ni furieux, ni jaloux comme elle l'avait redouté. Mais une expression atterrée se peignit sur son rude et noir visage.
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