– Ho, la, la ! Elle t'a bien arrangé, la garce !
Angélique s'entendit rire aussi, d'un rire provocant, qui la surprit elle-même. Ce n'était donc pas plus difficile que cela de marcher au fond des enfers ? Quant à la peur... Après tout, qu'est-ce que la peur ? C'est un sentiment qui n'existe pas. Tout juste bon pour ces braves gens de Paris qui tremblaient en écoutant passer sous leurs fenêtres les gueux de la « matterie » se rendant au cimetière des Saints-Innocents pour voir leur prince, le Grand Coësre.
– À qui est-elle ? demanda encore quelqu'un.
– À nous ! rugit Cul-de-Bois. Et qu'on se le dise.
*****
On le laissait aller devant. Aucun des gueux, fût-il nanti d'une paire de jambes agiles, n'essayait de dépasser l'homme-tronc. Dans une ruelle montante, deux des faux soldats, qu'on appelait des « drilles », se précipitèrent pour soulever le baquet du cul-de-jatte et le porter plus loin.
L'odeur du quartier devenait pénétrante, affreuse : viande et fromages, légumes pourrissant dans les ruisseaux et sur le tout, un relent de putréfaction. C'était le quartier des Halles, scellé par l'horrible mange-chair : le cimetière des Saints-Innocents. Angélique n'était jamais allée aux Innocents, bien que ce lieu macabre fût l'un des rendez-vous les plus populaires de Paris. Et l'on y rencontrait même des grandes dames venues faire choix de « librairies » ou de lingeries dans les boutiques installées sous les charniers. C'était un spectacle familier, dans la journée, de voir des seigneurs élégants et leurs maîtresses aller d'arcade en arcade, en repoussant négligemment du bout de leurs cannes des têtes de morts ou des ossements épars, tandis que des enterrements les croisaient en psalmodiant.
La nuit, ce lieu privilégié où l'on ne pouvait, par tradition, arrêter personne, servait de refuge aux filous et aux malandrins, et les libertins venaient y choisir parmi les ribaudes leurs compagnes de débauche.
Comme on arrivait devant l'enclos dont la muraille écroulée en maint endroit permettait de pénétrer à l'intérieur, un clocheteur des trépassés sortit par la grille principale, vêtu de sa lévite noire brodée de têtes de morts, de tibias entrecroisés et de larmes d'argent. Apercevant le groupe, il dit sans s'émouvoir :
– Je vous avertis qu'il y a un mort rue de la Ferronnerie, et qu'on demande des pauvres demain pour le cortège. Il sera donné à chacun dix sols et une cotte ou un manteau noir.
– On ira, on ira ! s'écrièrent plusieurs vieilles édentées. Pour un peu, elles seraient allées s'installer tout de suite devant la maison de la Ferronnerie, mais les autres les houspillèrent et Cul-de-Bois rugit une fois de plus, les injuriant copieusement :
– M... alors ! Si nous nous occupions de notre boulot et de nos petites affaires, alors que le Grand Coësre nous attend ! Qu'est-ce qui m'a f... des mêmes pareilles ! Les usages se perdent, ma parole !...
Les mêmes confuses baissèrent la tête et tremblotèrent du menton. Puis chacun, qui par un trou, qui par l'autre, se glissa dans le cimetière.
Le crieur des morts s'éloigna en secouant sa clochette. Au carrefour, il s'arrêtait, levant son visage vers la lune, et psalmodiait lugubrement :
Réveillez-vous, gens qui donnez
Priez Dieu pour les trépassés...
Angélique, les yeux agrandis, s'avançait à travers le vaste espace gorgé de cadavres. Çà et là il y avait des fosses communes grandes ouvertes, déjà à moitié pleines de corps cousus dans leurs linceuls, et qui attendaient un nouveau contingent de morts pour être refermées. Quelques stèles, quelques dalles, posées à même le sol, marquaient les tombes de familles plus fortunées. Mais c'était ici depuis des siècles le cimetière des pauvres gens. Les riches se faisaient enterrer à Saint-Paul.
La lune, qui avait choisi enfin de régner dans un ciel sans nuages, éclairait maintenant la mince pellicule de neige recouvrant le toit de l'église et des bâtiments alentour. La croix des Buteaux, qui était un haut crucifix de métal, dressé près du prêchoir, au centre du terrain, luisait doucement.
Le froid atténuait l'odeur nauséabonde. Personne d'ailleurs n'y attachait d'importance et Angélique elle-même respirait avec indifférence cet air saturé de miasmes. Ce qui attirait son regard et la sidérait au point qu'elle avait l'impression d'être la proie d'un cauchemar, c'étaient les quatre galeries qui, partant de l'église, formaient l'enclos du cimetière.
Ces bâtiments datant du Moyen Age étaient composés, dans leurs soubassements, d'un cloître aux arcades en ogive où, le jour venu, les marchands établissaient leurs éventaires. Mais, au-dessus du cloître, se trouvaient des galetas couverts de toits de tuiles, et qui reposaient du côté du cimetière sur des piliers de bois, laissant ainsi des intervalles à clairevoie entre les toitures et les voûtes. Tout cet espace était comblé d'ossements. Des milliers et des milliers de têtes de morts et de débris de squelettes s'entassaient là. Les greniers de la mort, gorgés de leur sinistre récolte, exposaient aux regards et à la méditation des vivants des amoncellements inouïs de crânes que les courants d'air séchaient et que le temps réduisait en cendres. Mais, sans cesse, de nouvelles provendes, extraites de la terre du cimetière, les remplaçaient.
En effet, un peu partout, près des tombes, on voyait des tas de squelettes assemblés en fagots ou les sinistres boules blanches des têtes de morts soigneusement empilées par le fossoyeur et qui, demain, seraient rangées dans les greniers, au-dessus du cloître.
– Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est ? balbutia Angélique, pour qui une telle vision ne pouvait appartenir à la réalité et qui craignait d'être devenue folle. Perché sur une tombe, le nain Barcarole la regardait avec curiosité.
– Les charniers ! répondit-il. Les charniers des Innocents ! Les plus beaux charniers de Paris !
Il ajouta après un instant de silence :
– D'où sors-tu ? T'as donc jamais rien vu ?
Elle vint s'asseoir près de lui.
Depuis qu'elle avait presque inconsciemment labouré de ses ongles le visage du drille, on la laissait tranquille et on ne lui parlait plus.
Si des regards curieux ou paillards se tournaient vers elle, il y avait tout de suite une voix pour renseigner :
– Cul-de-Bois a dit : elle est à nous. Méfiance, les gars !
Angélique ne s'apercevait pas qu'autour d'elle l'espace du cimetière, encore à demi désert un moment avant, se remplissait peu à peu d'une foule haillonneuse et redoutable.
*****
La vue des charniers la retenait. Elle ne savait pas que ce goût macabre d'entasser des squelettes était particulier à Paris. Toutes les grandes églises de la capitale cherchaient à faire concurrence aux Innocents. Angélique trouvait cela horrible. Le nain Barcarole, lui, trouvait cela magnifique. Il murmura :
...La mort enfin les brava.
Que de mal pour mourir au monde
Et ne savoir pas où l'on va !
Angélique se tourna lentement vers lui.
– Tu es poète ?
– Ce n'est pas moi qui parle ainsi, mais le Poète-Crotté.
– Tu le connais ?
– Si je le connais ! C'est le poète du Pont-Neuf.
– Celui-là aussi, je veux le tuer.
Le nain sursauta comme un crapaud.
– Quoi ? Pas de blagues. C'est mon copain.
Il regardait autour de lui et prenait les autres à témoin, en posant un doigt sur sa tempe.
– Elle est folle, la frangine ! Elle veut buter tout le monde.
*****
Il y eut tout à coup des clameurs, et la foule s'écarta devant un étrange cortège. En tête marchait un très long et maigre individu dont les pieds nus trottinaient dans la neige boueuse. Une chevelure blanche abondante pendait sur ses épaules, mais son visage était glabre. On aurait dit une vieille femme, et peut-être, après tout, n'était-ce pas un homme, en dépit de ses chausses et de sa casaque en loques. Avec ses pommettes saillantes, ses yeux mornes et glauques au fond d'orbites creuses, il était aussi dépourvu de sexe qu'un squelette et très à sa place dans ce décor lugubre. Il portait une longue pique au bout de laquelle pendait, empalé, le corps d'un chien crevé. Près de lui, un petit homme rondouillard et imberbe brandissait un balai. Après ces deux bizarres porte-drapeau venait un vielleur qui tournait la manivelle de son instrument. L'originalité du musicien consistait en sa coiffure, un énorme chapeau de paille qui l'engloutissait presque jusqu'aux épaules. Mais il avait percé un trou dans le rabat de devant et l'on voyait briller ses yeux moqueurs. Il était suivi d'un enfant qui frappait à coups redoublés sur le fond d'une bassiné de cuivre.
– Veux-tu que je te nomme ces trois célèbres gentilshommes ? demanda le nain à Angélique.
Il ajouta en clignant de l'œil :
– Tu connais le signe, mais je vois bien que tu n'es pas de chez nous. Ceux que tu vois en premier ce sont le Grand Eunuque et le Petit Eunuque. Depuis des années, le Grand Eunuque est sur le point de mourir, mais il ne meurt jamais. Le Petit Eunuque est le gardien des femmes du Grand Coësre. Il porte l'insigne du roi de Thunes.
– Un balai ?
– Chut ! Ne te gausse pas. Ce balai s'y entend à faire le ménage. Derrière eux, il y a Thibault-le-Vielleur et son page Linot. Et puis voici les « gonzesses » du roi de Thunes.
Sous leurs bonnets sales, les femmes qu'il désignait montraient leurs faces gonflées, aux yeux battus de prostituées. Certaines étaient encore belles et toutes regardaient autour d'elles avec insolence. Mais la première seule, une adolescente, presque une enfant, avait quelque fraîcheur. Malgré le froid, elle avait le buste nu et exhibait avec fierté ses jeunes seins épanouis.
Venaient ensuite des porteurs de torches, des mousquetaires porteurs d'épées, des mendiants et des faux pèlerins de Saint-Jacques. Puis, dans un grincement d'essieux, apparut une lourde brouette que poussait un géant au regard vague et à la lèvre proéminente.
– C'est Bavottant, l'idiot du Grand Coësre, annonça le nain.
Derrière l'idiot, un personnage à barbe blanche fermait la marche, couvert d'une lévite noire dont les poches étaient bourrées de rouleaux de parchemin. À sa ceinture pendaient trois verges, une corne à encre et des plumes d'oie.
– C'est Rôt-le-Barbon, l'archi-suppôt du Grand Coësre, celui qui fait les lois du royaume de Thunes.
– Et ce Grand Coësre, où est-il ?
– Dans la brouette.
– Dans la brouette ? répéta Angélique stupéfaite.
Elle se hissa un peu afin de mieux voir.
La brouette avait fait halte devant le prêchoir. On appelait ainsi, au milieu du cimetière, une chaire exhaussée de quelques marches et abritée par un toit pyramidal. L'idiot Bavottant se pencha et prit un objet dans la brouette, puis s'assit au sommet du perron et posa l'objet sur ses genoux.
– Mon Dieu ! soupira Angélique.
Elle voyait le Grand Coësre. C'était un être au buste monstrueux terminé par des jambes fluettes et blanches d'enfant de deux ans. La tête puissante était garnie d'une chevelure hirsute et noire entortillée d'un linge sale qui en cachait la purulence. Les yeux profondément enfoncés sous des sourcils broussailleux brillaient durement. Il portait une grosse moustache noire aux pointes relevées en crocs.
– Hé ! Hé ! ricana Barcarole qui jouissait de la surprise d'Angélique. Tu apprendras, ma gosse, que chez nous les petits dominent les grands. Sais-tu qui sera peut-être Grand Coësre quand Rolin-le-Trapu clamsera ?
Il lui chuchota à l'oreille :
– Cul-de-Bois.
Puis hochant sa grosse tête :
– C'est une loi de la nature. Il faut de la cervelle pour régner sur la « matterie ». Et c'est ce qui manque quand on a trop de jambes. Qu'en penses-tu, Pied-Léger ?
Le nommé Pied-Léger sourit. Il venait de s'asseoir au bord de la tombe et posait une main sur sa poitrine comme s'il souffrait. C'était un très jeune homme qui avait l'air doux et simple. Il dit d'une voix qui s'essoufflait :
– Tu as raison, Barcarole. Il vaut mieux avoir une tête que des jambes, car, quand les jambes vous quittent, il ne vous reste plus rien.
Angélique regarda avec étonnement les jambes du jeune homme, qui étaient longues et bien musclées.
Il sourit avec mélancolie.
– Oh ! elles sont toujours là. Mais c'est à peine si je peux les mouvoir. J'étais coureur chez M. de La Sablière ; et puis un jour où j'avais couvert près de vingt lieues, mon cœur a lâché. Et depuis je ne peux plus marcher.
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