– Tu n'es pas folle ? dit-il. Tu n'es pas folle d'avoir amené tes enfants ? Tu n'as donc pas vu ce qu'on fait des enfants ici ? Tu veux qu'on te les loue pour aller mendier ?... Que les rats les dévorent ?... Que Jean-Pourri te les vole ?...

Accablée par ces reproches inattendus, elle se cramponna à lui.

– Où voulais-tu que je les mène, Nicolas ? Regarde ce qu'on a fait d'eux... Ils mouraient de faim ! Je ne les ai pas amenés ici pour qu'on leur fasse du mal, mais pour les mettre sous ta protection, à toi qui es fort, Nicolas.

Elle se blottissait contre lui, éperdue, et le regardait comme elle ne l'avait jamais fait. Mais il ne s'en apercevait pas et secouait la tête en répétant :

– Je ne pourrai pas les protéger toujours... ces enfants de sang noble. Je ne pourrai pas.

– Pourquoi ? Tu es fort, on te craint.

– Je ne suis pas si fort que cela. Tu m'as usé le cœur. Pour des gars comme nous, quand le cœur s'en mêle, c'est le début des sottises. Tout f... le camp. Quelquefois, je me réveille la nuit et je me dis : « Calembredaine, prends garde... Elle n'est plus si loin l'abbaye de Monte-à-Regret... »

– Ne parle pas comme ça. Pour une fois que je te demande quelque chose. Nicolas, mon Nicolas, aide-moi à sauver mes petits !

*****

On les appela « les petits anges ». Protégés par Calembredaine, ils partageaient la vie d'Angélique au sein de la misère et du crime. Ils dormaient dans une grande malle de cuir garnie de manteaux confortables et de draps fins. Chaque matin, ils avaient leur lait frais. Pour eux, Rigobert ou La Pivoine allait guetter les paysannes qui se rendaient au marché de la Pierre-au-lait avec leur pot de cuivre sur la tête. Les laitières finirent par ne plus vouloir passer par le chemin de la Seine. Il fallut les chercher jusqu'à Vaugirard. Enfin, elles comprirent qu'il ne s'agissait que de donner un pot de lait pour avoir droit de passage, et les « narquois » n'eurent même plus besoin de tirer leur épée. Florimond et Cantor avaient réveillé le cœur d'Angélique. Dès son retour de Neuilly, elle les conduisit au Grand Matthieu. Elle voulait une pommade pour les plaies de Cantor, et, pour Florimond... Que fallait-il pour le ramener à la vie, ce petit corps épuisé, tremblant, qui se rétractait sous les caresses avec effroi ?

– Quand je l'ai quitté, il parlait, disait-elle à la Polak, et maintenant il ne dit plus rien.

La Polak l'accompagna chez le Grand Matthieu. Pour elles, celui-ci souleva le rideau cramoisi qui coupait en deux son estrade et les fit entrer, comme des dames, dans son cabinet particulier où l'on voyait, en plus d'un pêle-mêle invraisemblable de râteliers, de suppositoires, de bistouris, de boîtes de poudre, de coquemars et d'œufs d'autruche, deux crocodiles empaillés.

Le maître oignit lui-même, de sa main auguste, la peau de Cantor d'une pommade de sa composition, et promit que dans huit jours il n'y paraîtrait plus. La prédiction se révéla juste : les croûtes tombèrent et l'on découvrit un petit garçon grassouillet et paisible, au teint blanc, aux cheveux châtains solidement bouclés, et qui se portait à merveille. Pour Florimond, le Grand Matthieu fut moins encourageant. Il prit l'enfant avec beaucoup de précautions, l'examina, lui fit des risettes et le rendit à Angélique. Puis il se gratta le menton avec perplexité. Angélique était plus morte que vive.

– Qu'est-ce qu'il a ?

– Rien. Il faut qu'il mange ; très peu pour commencer. Après, il devra manger tant qu'il pourra. Peut-être que cela lui redonnera un peu de chair.

– Quand je l'ai quitté, il parlait, il trottait, répéta-t-elle navrée. Et, maintenant, il ne dit plus rien. C'est à peine s'il se tient sur ses jambes.

– Quel âge avait-il quand tu l'as laissé ?

– Vingt mois, pas tout à fait deux ans.

– C'est un mauvais âge pour apprendre à souffrir, dit le Grand Matthieu songeur. Il vaut mieux que ce soit avant, tout de suite, dès la naissance. Ou plus tard. Mais ces petits-là, qui commencent à ouvrir les yeux sur la vie, il ne faut pas que la douleur les surprenne trop cruellement.

Angélique levait sur le Grand Matthieu un regard brillant de larmes contenues. Elle se demandait comment cette brute vulgaire et tonitruante pouvait savoir des choses si délicates.

– Est-ce qu'il va mourir ?

– Peut-être pas.

– Donnez-moi tout de même un remède, supplia-t-elle.

L'empiriste versa dans un cornet une poudre d'herbes et recommanda d'en faire boire chaque jour une décoction à l'enfant.

– Cela lui redonnera du nerf, dit-il.

Mais lui, si prolixe sur la vertu de ses médicaments, il ne se lançait dans aucun boniment supplémentaire.

Après un moment de réflexion, il reprit :

– Ce qu'il lui faudrait, c'est que, de longtemps il n'ait plus jamais faim, plus jamais froid, plus jamais peur, qu'il ne se sente plus abandonné, qu'il garde autour de lui les mêmes visages... Ce qu'il lui faudrait, c'est un remède que je n'ai pas dans mes pots... C'est qu'il soit heureux. Tu m'as compris, fille ?

Elle inclina la tête affirmativement. Elle était stupéfaite et bouleversée. Jamais on ne lui avait parlé des enfants de cette façon-là. Dans le monde où elle avait vécu jadis, cela ne se faisait pas. Mais les simples avaient peut-être des lumières de certaines choses... Un client, la joue gonflée, enveloppée d'un mouchoir, était monté sur l'estrade, et l'orchestre avait repris sa cacophonie. Le Grand Matthieu poussa les deux femmes dehors en leur envoyant à chacune une claque cordiale dans les omoplates.

– Essayez de le faire sourire ! leur cria-t-il encore avant de saisir sa tenaille.

*****

Désormais, à la tour de Nesle, on s'employa à faire sourire Florimond. Le père Hurlurot et la mère Hurlurette dansaient pour lui, de toutes leurs vieilles jambes endiablées. Pain-Noir lui prêta pour jouer ses coquilles de pèlerin. On lui ramenait du Pont-Neuf des oranges, des gâteaux, des moulins en papier. Un petit Auvergnat lui montra sa marmotte et l'un des bateleurs de la foire Saint-Germain vint exhiber ses huit rats dressés qui dansaient le menuet au son du violon.

Mais Florimond eut peur et se cacha les yeux. Piccolo le singe réussissait seul à le distraire. Cependant, malgré ses grimaces et ses cabrioles, il ne parvenait pas à le faire sourire. L'honneur de ce miracle revint à Thibault-le-Vielleur. Un jour, le vieil homme se mit à jouer la chanson du « Moulin Vert ». Angélique, qui tenait Florimond sur ses genoux, le sentit tressaillir. Il leva les yeux vers elle. Sa bouche frémit, découvrit des dents minuscules comme des grains de riz. Et, d'une petite voix basse, rauque, venue de très loin, il dit :

– Maman !

Chapitre 11

Septembre vint, froid et pluvieux.

– V'là l'Homicide11 qui s'amène, geignait Pain-Noir en se réfugiant près du feu, dans ses loques trempées.

Le bois humide chuintait dans l'âtre. Exceptionnellement, les bourgeois et les gros commerçants de Paris n'attendirent pas la Toussaint pour sortir leurs vêtements d'hiver et se faire saigner, selon les traditions de l'hygiène qui recommandait de se livrer à la lancette du chirurgien quatre fois l'an, aux changements de saison.

Mais les nobles et les gueux avaient d'autres sujets de préoccupation que de parler de la pluie et du froid.

Tous les hauts personnages de la cour et de la finance étaient sous le coup de l'arrestation du richissime surintendant des Finances, M. Fouquet.

Et tous les bas personnages de la pègre s'interrogeaient sur la tournure qu'allait prendre, au moment de l'ouverture de la foire Saint-Germain, la lutte entre Calembredaine et Rodogone-l'Égyptien.

*****

L'arrestation de M. Fouquet avait été comme un coup de tonnerre dans un ciel d'été. Quelques semaines plus tôt, le roi et la reine mère, reçus à Vaux-le-Vicomte par le fastueux surintendant, avaient admiré une fois de plus le magnifique château conçu par l'architecte Le Vau, contemplé les fresques du peintre Le Brun, dégusté la cuisine de Vatel. Ils avaient parcouru les splendides jardins dessinés par Le Nôtre, ces jardins que rafraîchissaient les eaux captées par l'ingénieur Francini et maîtrisées en bassins, jets d'eau, grottes et fontaines. Enfin toute la cour avait pu applaudir, dans le théâtre de verdure, une comédie des plus spirituelles : Les Fâcheux, d'un jeune auteur nommé Molière. Puis, les derniers flambeaux éteints, tout le monde s'était rendu à Nantes pour les États de Bretagne. Ce fut là que, certain matin, un obscur mousquetaire se présenta à Fouquet alors qu'il allait monter dans son carrosse.

– Ce n'est pas là, monsieur, qu'il faut monter, dit cet officier, mais dans cette chaise aux portières grillées que vous voyez à quatre pas.

– Quoi donc ? Que signifie ?

– Que je vous arrête au nom du roi.

– Le roi est bien le maître, murmura le surintendant devenu très pâle. Mais j'aurais désiré pour sa gloire qu'il agît plus ouvertement.

L'affaire, une fois de plus, portait le sceau du royal élève de Mazarin. Elle n'était pas sans analogie avec l'arrestation, qui avait eu lieu un an auparavant, d'un grand vassal toulousain, le comte de Peyrac, lequel avait été brûlé comme sorcier en place de Grève... Mais, dans l'affolement et l'anxiété où la disgrâce du surintendant plongeait la cour, personne ne s'avisa de faire le parallèle sur la tactique employée, une nouvelle fois, en cette circonstance.

Les grands réfléchissaient peu. Cependant, ils savaient que, dans les comptes de Fouquet, on retrouverait non seulement la trace de ses malversations, mais aussi les noms de tous ceux... et de toutes celles dont il avait payé les complaisances. On parlait même de certaines pièces terriblement compromettantes par lesquelles de grands seigneurs et jusqu'à des princes du sang, s'étaient vendus durant la Fronde au subtil financier. Non, personne ne reconnaissait encore, dans cette seconde arrestation, plus spectaculaire et foudroyante que la première, la même main autoritaire.

*****

Seul Louis XIV, en rompant les cachets d'une dépêche qui lui faisait part des troubles du Languedoc soulevés par un gentilhomme gascon du nom d'Andijos, soupira :

– Il était temps !

L'écureuil, foudroyé au faîte de l'arbre, s'écroulait de branche en branche. Il était temps : la Bretagne ne se révolterait pas pour Fouquet, comme le Languedoc s'était révolté pour l'autre, cet homme étrange qu'il avait fallu faire brûler vif en place de Grève. La noblesse, que Fouquet arrosait de prodigalités, ne le défendrait pas, de peur de le suivre dans ses revers de fortune. Et les immenses richesses du surintendant retourneraient dans les caisses de l'État, ce qui n'était que justice. Le Vau, Le Brun, Francini, Le Nôtre, jusqu'au riant Molière et jusqu'à Vatel, tous les artistes que Fouquet avait choisis et entretenus avec leurs équipes de dessinateurs, de peintres, d'ouvriers, de jardiniers, de comédiens et de marmitons, travailleraient désormais pour un seul maître. On les enverrait à Versailles, ce « petit château de cartes » perdu entre marais et bois, mais où Louis XIV avait pour la première fois serré entre ses bras la douce La Vallière. En l'honneur de cet amour brûlant, on édifierait là le plus éclatant témoignage à la gloire du Roi-Soleil. Quant à Fouquet, il faudrait instruire un très long procès. On enfermerait l'écureuil dans une forteresse. On l'oublierait...

Angélique n'eut pas le loisir de méditer sur ces nouveaux événements. Le destin voulait que la chute de celui auquel Joffrey de Peyrac avait été secrètement sacrifié, suivît de si près sa victoire. Mais il était trop tard pour Angélique. Elle ne chercha pas à se souvenir, à comprendre... Les grands passaient, complotaient, trahissaient, rentraient en grâce, disparaissaient. Un jeune roi autoritaire et impassible nivelait les têtes à coup de faux. Le petit coffret au poison demeurait caché dans une tourelle du château du Plessis-Bellière... Angélique n'était plus qu'une femme sans nom serrant ses enfants sur son cœur et regardant avec effroi s'approcher l'hiver.

*****

Si la cour était semblable à une fourmilière détruite d'un coup de pied subit, la gueuserie, elle, bouillonnait dans l'attente d'une bataille qui s'annonçait terrible. Et, au moment où la reine et les marchandes de fleurs du Pont-Neuf attendaient un dauphin, les Bohémiens entraient dans Paris...

Cette bataille du marché Saint-Germain, qui ensanglanta la célèbre foire dès le premier jour de son ouverture, déconcerta par la suite ceux qui en cherchèrent la raison. On y vit des laquais rosser des étudiants, des seigneurs passer leur épée en travers du corps des bateleurs, des femmes violées à même le pavé, des carrosses incendiés. Dans l'ensemble, personne ne comprit où avait été allumé le premier brandon. Là encore, un seul ne s'y trompa pas. Ce fut un garçon nommé Desgrez, un homme qui avait des lettres et dont le passé était mouvementé. Desgrez venait d'obtenir une charge de capitaine-exempt au Châtelet. Fort craint de tous, on commençait à parler de lui comme de l'un des plus habiles policiers de la capitale. Par la suite, ce jeune homme devait en effet s'illustrer en procédant à l'arrestation de la plus grande empoisonneuse de son temps et peut-être de tous les temps, la marquise de Brinvilliers, et en 1678, soulever le premier le voile du fameux drame des Poisons dont les révélations allaient éclabousser les marches du trône.