La petite troupe s'arrêta en vue du campement des Bohémiens. Le capitaine donna ses ordres.

– Il faut deux hommes, là-bas, derrière le petit bois, pour le cas où ils auraient l'idée de se sauver par la campagne. Toi, la fille, reste là.

Instinctifs comme des bêtes habituées à flairer la nuit, les Bohémiens regardaient déjà vers la route et se groupaient.

Le capitaine et les archers s'avancèrent, tandis que les deux hommes désignés opéraient un mouvement tournant.

Angélique resta dans l'ombre. Elle entendit le capitaine du guet qui, à grand renfort de jurons, expliquait au chef de la tribu que tous ses gens, hommes, femmes et enfants, devaient se ranger devant lui. On allait les dénombrer. C'était une formalité obligatoire, en raison de ce qui s'était passé la veille à la foire Saint-Germain. Après, on les laisserait tranquilles.

Rassurés, les nomades s'exécutèrent. Les tracasseries des polices du monde entier leur étaient familières.

– Viens ici, la fille ! beugla alors le capitaine.

Angélique accourut.

– L'enfant de cette femme est parmi vous, reprit l'officier. Rendez-le où nous vous embrochons tous.

À ce moment, Angélique aperçut Cantor. Il dormait sur le sein brun d'une Bohémienne. Avec un rugissement de tigresse, elle bondit vers la femme et lui arracha le bébé, qui se mit à pleurer. La Bohémienne cria, mais, d'une voix rude, le chef de la tribu lui enjoignit de se taire. La vue des archers à cheval, dont les hallebardes pointées en avant brillaient à la lueur des flammes, lui avait fait comprendre que toute résistance était inutile.

Cependant, il affecta une grande arrogance et fit remarquer que l'enfant avait été payé trente sous. Angélique les lui jeta.

Ses bras se refermaient avec passion sur le petit corps rond et lisse. Cantor goûtait fort mal cette reprise de possession un peu brutale. De toute évidence, avec la faculté d'adaptation dont il avait fait preuve depuis sa naissance, il s'était trouvé fort bien dans le giron de la tzigane.

Le trot du cheval, sur lequel Angélique était juchée derrière un archer, le berça, et il se rendormit, le pouce dans sa bouche. Il ne semblait pas souffrir du froid, bien qu'il fût tout nu à la façon des enfants bohémiens.

Elle le mit contre sa poitrine, sous son corsage et le retint d'un bras, se cramponnant de l'autre au ceinturon de l'archer.

Dans Paris, c'était toujours la nuit, avec ses heures qui s'écouleraient doucement vers l'ombre la plus profonde pour renaître ensuite au jour, comme un ruisseau émerge d'une prairie ou d'un invisible parcours souterrain.

Les honnêtes gens commençaient à clore leurs fenêtres et à souffler leurs chandelles. Les seigneurs et les bourgeois se rendaient aux tavernes ou au théâtre. Les petits soupers se prolongeaient par quelques verres de rossoli et quelques baisers galants. L'horloge du Châtelet sonna 10 heures.

*****

Angélique sauta à terre et courut vers le capitaine.

– Laissez-moi mettre mon enfant en lieu sûr, supplia-t-elle. Je vous jure que je reviendrai la nuit prochaine.

Il affecta un air terrible.

– Ah ! ne me trompe pas. Il t'en cuirait.

– Je vous jure de revenir !

Et, ne sachant comment le convaincre de sa loyauté, elle croisa deux doigts et cracha par terre, à la manière des gueux lorsqu'ils voulaient faire un serment.

– Ça va, dit le capitaine. J'ai pas souvent vu trahir ce serment-là. Je t'attendrai... Mais ne me fais pas trop languir. En attendant, viens me donner un bécot en acompte.

Mais elle bondit en arrière et se sauva. Comment osait-il la toucher, alors qu'elle avait son précieux petit enfant dans les bras ! Décidément, ces hommes ne respectaient rien. La rue de la Vallée-de-Misère se trouvait juste derrière le Châtelet. Angélique n'avait que quelques pas à faire. Sans ralentir sa marche, elle arriva au Coq-Hardi, traversa la salle et entra dans la cuisine.

Barbe était là, toujours occupée à tirer mélancoliquement sur les plumes d'un vieux coq. Angélique lui jeta l'enfant dans son tablier.

– Voilà Cantor ! fit-elle haletante. Garde-le, protège-le. Promets-moi que, quoi qu'il arrive, tu ne l'abandonneras pas.

La paisible Barbe serra d'un même mouvement le bébé et la volaille sur sa poitrine.

– Je vous le promets, Madame.

– Si ton maître Bourjus se met en colère...

– Je le laisserai crier, Madame. Je lui dirai que l'enfant est à moi et que c'est un mousquetaire qui me l'a fait.

– C'est bien. Maintenant, Barbe...

– Madame ?

– Prends ton chapelet.

– Oui, Madame.

– Et commence à prier pour moi la Vierge Marie...

– Oui, Madame.

– Barbe, as-tu de l'eau-de-vie ?

– Oui, Madame, sur la table, là...

Angélique saisit la bouteille et, à même le goulot, but une large rasade. Elle crut qu'elle allait s'écrouler sur le dallage et dut s'appuyer contre la table. Mais, au bout d'un instant, elle recommença à voir clair et se sentit envahie d'une bienfaisante chaleur. Barbe la regardait, les yeux écarquillés.

– Madame... Où sont vos cheveux ?

– Comment veux-tu que je sache où sont mes cheveux ? dit Angélique avec hargne. J'ai autre chose à faire que de chercher mes cheveux.

D'un pas ferme, elle se dirigea vers la porte.

– Madame, où allez-vous ?

– Chercher Florimond.

Chapitre 14

À l'angle d'une maison de boue, siégeait la statue du dieu des argotiers : un Père Éternel dérobé à l'église de Saint-Pierre-aux-Bœufs. Blasphèmes et obscénités étaient les prières que lui adressait son peuple.

Ensuite, par un lacis de petites ruelles vilaines et puantes, on pénétrait dans le royaume de la nuit et de l'horreur. La statue du Père Éternel marquait la frontière que ne pouvait franchir sans risquer la mort un policier ou un archer isolé. Les honnêtes gens ne s'y aventuraient pas non plus. Qu'auraient-ils été faire dans ce quartier sans nom où des maisons noires à demi écroulées, des masures, de vieux carrosses et de vieux chariots, de vieux moulins et de vieux chalands amenés là on ne savait comment, servaient d'habitations à des milliers de familles, elles-mêmes sans noms et sans racines, et qui n'avaient d'autre refuge que celui de la « matterie » ?

À l'obscurité et au silence plus profonds, Angélique comprit qu'elle venait de pénétrer dans la seigneurie du Grand Coësre. Les chants des tavernes devenaient lointains. Ici, il n'y avait plus ni tavernes, ni lanternes, ni chansons.

Rien que la misère à l'état pur, avec ses immondices, ses rats, ses chiens errants... Angélique était déjà venue de jour avec Calembredaine dans le quartier réservé du faubourg Saint-Denis. Et il lui avait montré le fief même du Grand Coësre, une curieuse maison à plusieurs étages, qui devait être un ancien couvent, car des tourelles à clochetons et les débris d'un cloître subsistaient encore parmi l'amoncellement de terreau, de vieilles planches, de cailloux et de pieux, dont on l'avait recouverte pour l'empêcher de s'écrouler. Étayée de toutes parts, bancale et béquillarde, offrant les plaies béantes de ses arceaux et de ses fenêtres en ogive, et dressant avec morgue les plumets de ses tourelles, c'était bien là le palais du roi des gueux.

Le Grand Coësre y vivait avec sa cour, ses femmes, ses archi-suppôts, son idiot. Et c'est là aussi, sous l'aile du grand maître, que Jean-Pourri entreposait sa marchandise d'enfants volés, bâtards ou légitimes.

Dès qu'elle se fut engagée dans ce quartier redoutable, Angélique chercha à retrouver la maison. Son instinct lui affirmait que Florimond se trouvait là. Elle marchait, protégée par l'obscurité totale. Les silhouettes qu'elle croisait ne s'intéressaient pas à cette femme en guenilles, semblable aux autres habitantes des tristes masures. L'eût-on abordée qu'elle s'en fût tirée sans éveiller de soupçons. Elle connaissait suffisamment le langage et les mœurs des argotiers.

Le déguisement qu'elle avait choisi était bel et bien le seul qui lui permît de traverser impunément cet enfer : c'était celui de la misère et de la déchéance. Ce soir-là, avec ses vêtements mouillés et déchirés, ses cheveux tondus de prisonnière, son visage creusé d'angoisse et de fatigue, quelle gueuse pourrait l'accuser de n'être pas des leurs et de pénétrer en ennemie dans cette enceinte maudite ?

Cependant elle devait prendre garde de n'être pas reconnue. Deux bandes rivales de celle de Calembredaine se cachaient dans ce quartier.

Qu'adviendrait-il si le bruit se répandait que la marquise des Anges rôdait par là ? La chasse nocturne des animaux au fond d'un bois est moins cruelle que celle des hommes lancés à la poursuite d'un des leurs dans la profondeur d'une ville !

Pour plus de sûreté, Angélique se pencha et barbouilla son visage avec de la boue.

*****

À cette heure, la maison du Grand Coësre se distinguait des autres en ce qu'elle était éclairée. Ça et là, à ses fenêtres, on voyait briller l'étoile roussâtre d'une veilleuse grossière, composée d'une écuelle d'huile dans laquelle trempait un vieux chiffon. Dissimulée derrière une borne, Angélique l'observa un assez long moment. La maison du Grand Coësre était aussi la plus bruyante. On y tenait assemblée de gueux et de bandits comme naguère à la tour de Nesle. On recevait les gens de Calembredaine. Comme, ce soir-là, il faisait froid, on avait clos toutes les issues avec de vieilles planches. Angélique se décida à s'approcher d'une des fenêtres et regarda par un interstice entre deux planches. La salle était comble. La jeune femme reconnut quelques visages : le Petit Eunuque, l'archi-suppôt Rôt-le-Barbon avec sa barbe étalée, Jean-Pourri enfin. Il présentait ses mains blanches à la flamme et parlait à l'archi-suppôt :

– Voilà ce qui s'appelle une belle opération, mon cher magister. Non seulement la police ne nous a causé aucun tort, mais encore elle nous a aidés à disperser la bande de cet insolent Calembredaine.

– Je trouve que tu manques de mesure en disant que la police ne nous a causé aucun tort. Quinze des nôtres ont été pendus quasi sans jugement au gibet de Montfaucon ! Et on n'est même pas sûr que Calembredaine n'est pas du nombre !

– Bah ! de toute façon, il a la tête écrasée, et de longtemps il ne pourra retrouver son rang... en admettant qu'il reparaisse... ce dont je doute. Rodogone a pris toutes ses places.

Le Barbon soupira.

– Il faudra donc nous battre un jour avec Rodogone. Cette tour de Nesle qui commande le Pont-Neuf et la foire Saint-Germain est une place stratégique redoutable. Jadis, lorsque j'enseignais l'histoire à quelques chenapans au collège de Navarre...

Jean-Pourri ne l'écoutait pas.

– Ne sois pas pessimiste sur l'avenir de la tour de Nesle. Pour ma part, je ne demande pas mieux que se renouvelle, de temps à autre, une petite révolution de ce genre. Quelle belle moisson j'ai faite à la tour de Nesle ! Une vingtaine de mions de bon choix et dont je vais tirer de bons écus trébuchants.

– Où sont-ils, ces chérubins ?

Jean-Pourri eut un geste pour désigner le plafond lézardé :

– Là-haut... Madeleine, ma fille, approche-toi et montre-moi ton nourrisson.

Une grosse femme à l'air bovin détacha un bébé suspendu à son sein et le tendit à l'ignoble individu, qui le prit et l'éleva avec admiration.

– N'est-il pas beau, ce petit Maure ? Lorsqu'il sera grand, je lui ferai faire un habit bleu de ciel et j'irai le vendre à la cour.

À ce moment, l'un des gueux ayant pris son pipeau, deux autres se mirent à danser une bourrée paysanne, et Angélique n'entendit plus les paroles qu'échangeaient Jean-Pourri et le Barbon.

*****

Aussi bien, elle possédait une certitude. Les enfants enlevés à la tour de Nesle se trouvaient dans la maison, apparemment dans une pièce située au-dessus de la salle principale. Très lentement, elle fit le tour de la muraille. Elle trouva une ouverture qui donnait sur un escalier. Elle ôta ses souliers et marcha pieds nus. Elle ne voulait faire aucun bruit.

L'escalier montait en tournant et débouchait sur un couloir. Les murs et le sol étaient recouverts d'un crépi de terre battue mélangée de paille. Sur sa gauche, elle aperçut une chambre déserte où brillait une veilleuse. Des chaînes étaient scellées dans le mur. Qui enchaînait-on là ?... Qui torturait-on ?... Elle se souvint : on racontait que Jean-Pourri, pendant les guerres de la Fronde, faisait enlever des jeunes gens et des paysans isolés pour les revendre aux recruteurs d'armées... Le silence de cette partie de la maison était effrayant.