Angélique continua d'avancer.

Un rat la frôla. Elle retint un cri.

Maintenant, une nouvelle rumeur semblait venir à elle des entrailles de la maison. C'étaient des gémissements, des pleurs lointains, qui peu à peu se précisaient. Son cœur se serra : c'étaient des pleurs d'enfants. Elle évoqua le visage de Florimond avec ses yeux noirs terrifiés, des larmes sillonnant ses joues pâles. Il avait peur, dans le noir. Il appelait... Elle avança de plus en plus vite, attirée par cette plainte. Elle monta encore un étage, traversa deux pièces ; des veilleuses y brillaient de leur clarté sale. Elle remarqua aux murs des gongs de cuivre qui constituaient, avec des bottes de paille, jetées à même le sol, et quelques écuelles de terre, le seul ameublement de ce sinistre hôtel. Enfin, elle devina qu'elle touchait au but. Elle entendait distinctement le triste concert des sanglots, auxquels se mêlaient des murmures qui cherchaient à rassurer. Angélique entra dans une petite pièce, à gauche d'un couloir qu'elle longeait depuis un instant. Une veilleuse brillait dans une niche. Mais il n'y avait personne. Pourtant les bruits venaient de là. Elle aperçut, au fond, une porte épaisse, barrée de serrures, C'était la première porte qu'elle rencontrait, car toutes les autres pièces étaient ouvertes à tous vents. Le vantail était percé d'un petit guiché grillagé. Elle ne put rien voir par ce guichet, mais comprit que les enfants étaient enfermés là, dans cette fosse sans air et sans lumière. Comment pourrait-elle attirer l'attention d'un bébé de deux ans ? La jeune femme colla ses lèvres au guichet et appela doucement :

– Florimond ! Florimond !

Les pleurs s'apaisèrent un peu, puis une voix chuchota de l'intérieur :

– C'est toi, marquise des Anges ?

– Qui est là ?

– Moi, Linot. Jean-Pourri nous a emballés avec Flipot et d'autres.

– Florimond est avec vous ?

– Oui.

– Est-ce qu'il pleure ?

– Il pleurait, mais je lui ai dit que tu allais venir le chercher.

Elle comprit que le garçonnet se retournait pour mumurer gentiment :

– Tu vois, Flo, maman est là.

– Patientez, je vais vous faire sortir, promit Angélique.

Elle recula et examina la porte. Les serrures paraissaient solides. Mais le mur étant pourri, il y avait peut-être moyen de desceller les gonds. Des ongles, elle griffa dans les moellons. Alors elle entendit derrière elle un bruit étrange. C'était une sorte de gloussement, d'abord étouffé, qui peu à peu monta, monta, jusqu'à devenir UN RIRE. Angélique se retourna et, sur le seuil, elle aperçut le Grand Coësre.

*****

Le monstre se tenait affalé dans un chariot bas, posé sur quatre roues. Sans doute était-ce ainsi, en s'aidant de ses deux mains appuyées au sol, qu'il circulait dans les couloirs de son redoutable labyrinthe.

Du seuil de la pièce, il fixait sur la jeune femme son regard cruel. Et elle, paralysée par la terreur, elle reconnaissait l'apparition fantastique du cimetière des Saints-Innocents.

Il continuait de rire avec des gloussements et des hoquets immondes qui secouaient son buste infirme prolongé par ses deux petites jambes grêles et flasques. Puis, sans cesser de rire, il recommença de se déplacer. Fascinée, elle suivait du regard la marche du petit chariot grinçant. Il ne se dirigeait pas vers elle, mais obliquait à travers la pièce. Et, tout à coup, elle aperçut au mur un des gongs de cuivre comme elle en avait déjà remarqué dans les autres salles. Une barre de fer était posée à terre. Le Grand Coësre s'apprêtait à frapper sur le gong. Et, à cet appel, allaient se ruer, des profondeurs de la maison, vers Angélique, vers Florimond, tous les gueux, tous les bandits, tous les démons de cet enfer...

Les yeux de la bête égorgée devenaient vitreux.

– Oh ! tu l'as tué ! fit une voix.

Sur ce même seuil où tout à l'heure était apparu le Grand Coësre, il y avait une jeune fille, presque une fillette, au visage de madone.

Angélique regarda la lame de son poignard rouge de sang. Puis elle dit à voix basse :

– N'appelle pas ! Ou je vais être obligée de te tuer aussi.

– Oh ! non, je ne vais pas appeler. Je suis si contente que tu l'aies tué !

Elle s'approcha.

– Personne n'avait le courage de le tuer, murmura-t-elle. Tout le monde avait peur. Et, pourtant, ce n'était qu'un affreux petit homme.

Puis elle leva vers Angélique ses yeux noirs.

– Mais il faut te sauver vite, maintenant.

– Qui es-tu ?

– Je suis Rosine... La dernière femme du Grand Coësre.

Angélique glissa le poignard dans sa ceinture. Elle avança une main tremblante et la posa sur cette joue fraîche et rose.

– Rosine, aide-moi encore. Mon enfant est derrière cette porte. Jean-Pourri l'a enfermé là. IL FAUT que je le reprenne.

– La double clé de la porte est là, dit la fillette. Jean-Pourri la confie au Grand Coësre. Elle est dans son chariot.

Elle se pencha vers le tas immobile et répugnant. Angélique ne regardait pas. Rosine se redressa.

– La voilà, dit-elle.

Elle introduisit elle-même la clef dans les serrures, qui grincèrent. La porte s'ouvrit. Angélique se précipita à l'intérieur du cachot et saisit Florimond, que Linot tenait dans ses bras. L'enfant ne pleurait pas, ne criait pas, mais il était glacé et il étreignit si fort le cou de sa mère que celle-ci en perdit le souffle.

– Maintenant aide-moi à sortir d'ici, dit-elle à Rosine.

– Je ne peux pas vous emmener tous.

Elle s'arracha aux petites mains crasseuses, mais les deux gamins couraient derrière elle.

– Marquise des Anges ! Marquise des Anges, ne nous laisse pas !

Soudain, Rosine qui les avait entraînés vers un escalier, mit un doigt sur ses lèvres.

– Chut ! Quelqu'un monte.

Un pas lourd résonnait à l'étage au-dessous.

– Bavottant, l'idiot. Venez par là.

Et elle se mit à courir comme une folle. Angélique la suivit avec les deux enfants. Comme ils atteignaient la rue, une clameur inhumaine monta des profondeurs du palais du Grand Coësre. C'était Bavottant, l'idiot, rugissant sa douleur devant le cadavre du royal avorton qu'il avait si longtemps entouré de ses soins.

– Courons ! répétait Rosine.

Toutes deux, suivies des gamins haletants, enfilaient l'une après l'autre des ruelles obscures. Leurs pieds nus glissaient sur les pavés visqueux. Enfin, la jeune fille ralentit sa marche.

– Voici les lanternes, dit-elle. C'est la rue Saint-Martin.

– Il faut aller plus loin. On peut nous poursuivre.

– Bavottant ne sait pas parler. Personne ne comprendra ; peut-être même qu'on croira que c'est lui qui l'a tué. On mettra un autre Grand Coësre. Et moi je ne retournerai jamais là-bas. Je resterai avec toi, parce que tu l'as tué.

– Et si Jean-Pourri nous retrouve ? demanda Linot.

– Il ne vous retrouvera pas. Je vous défendrai, tous, dit Angélique. Rosine montra, dans le lointain de la rue, une clarté blême qui faisait pâlir les lanternes.

– Regarde, la nuit est finie.

– Oui, la nuit est finie, répéta Angélique farouchement.

*****

Le matin, à l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs, on distribuait la soupe aux pauvres. Les grandes dames qui avaient assisté à la première messe aidaient les religieuses dans ce geste de charité.

Les pauvres, qui parfois n'avaient eu qu'un coin de borne pour sommeiller, trouvaient dans le grand réfectoire une détente passagère. On leur donnait à chacun une écuelle de bouillon chaud et un pain rond.

Ce fut là qu'Angélique vint échouer, portant Florimond et suivie de Rosine, de Linot et de Flipot. Ils étaient tous les cinq hagards et couverts de boue et d'ordures. On les fit entrer en file avec une horde de miséreux, et ils s'assirent sur les bancs devant des tables de bois.

Puis des servantes parurent portant des grandes bassines de bouillon. L'odeur était assez appétissante. Mais Angélique, avant de se rassasier, voulut d'abord faire boire Florimond.

Délicatement, elle approcha le bol des lèvres de l'enfant.

Alors seulement, elle put le voir dans le jour vague qui tombait d'un vitrail. Il avait les yeux à demi clos, le nez pincé. Il respirait précipitamment, comme si son cœur, surmené par l'effroi, ne pouvait retrouver un rythme normal. Inerte, il laissait couler de ses lèvres le bouillon. Cependant, la chaleur du liquide le ranima. Il eut un hoquet, réussit à avaler une gorgée, puis tendit lui-même les mains vers le bol, et but enfin avec avidité. Angélique regardait ce petit visage de misère enfoui sous sa tignasse sombre et emmêlée.

« Ainsi, se disait-elle, voilà ce que tu as fait du fils de Joffrey de Peyrac, de l'héritier des comtes de Toulouse, de l'enfant des Jeux floraux, né pour la lumière et pour la joie !... »

Elle s'éveillait d'un long abrutissement, contemplait l'horreur et la ruine de sa vie. Une colère sauvage contre elle-même et contre le monde la souleva tout à coup. Alors qu'elle aurait dû être abattue et vidée de toute substance après cette horrible nuit, une force prodigieuse l'envahit.

« Jamais plus, se dit-elle, il n'aura faim... Jamais plus, il n'aura froid... Jamais plus, il n'aura peur. Je le jure. »

Mais, à la porte de l'abbaye, n'étaient-ce pas la faim, le froid et la peur qui les guettaient ?

« Il faut faire quelque chose. Tout de suite. »

Angélique regardait autour d'elle. Elle n'était qu'une de ces mères misérables, une de ces « pauvres » auxquelles rien n'est dû, et sur lesquelles des dames parées se penchaient par charité, avant d'aller retrouver les papotages de leurs « ruelles » littéraires ou les intrigues de la cour.

Une mantille posée sur leur chevelure afin de dissimuler l'éclat de quelques perles, un devantier épingle sur leurs velours et leurs soies, elles allaient de l'un à l'autre. Une servante les suivait portant un panier d'où les dames tiraient des gâteaux, des fruits, parfois des pâtés ou des demi-poulets, reliefs des tables princières.

– Oh ! ma chère, dit l'une d'elles, vous êtes bien courageuse, dans votre état, de vous rendre de si matin à l'aumône. Pieu vous bénira.

– Je l'espère bien, ma très chère.

Le petit rire qui suivit parut familier à Angélique. Elle leva les yeux et reconnut la comtesse de Soissons, à laquelle la rousse Bertille présentait une mante de soie prune. La comtesse s'en enveloppa d'un air frileux.

– Dieu a bien mal fait les choses en obligeant les femmes à porter neuf mois dans leur sein le fruit d'un instant de plaisir, dit-elle à l'abbesse qui la raccompagnait vers la porte.

– Que resterait-il aux nonnes si tout était plaisir dans les instants du monde ? répondit la religieuse avec un sourire.

Angélique se dressa brusquement et tendit son fils à Linot.

– Veille sur Florimond, dit-elle.

Mais le bébé se cramponnait à elle en poussant des cris. Elle se résigna à le garder, et ordonna aux autres :

– Restez là, ne bougez pas.

*****

Un carrosse attendait dans la rue Saint-Martin. Comme la comtesse de Soissons s'apprêtait à y monter, une femme pauvrement vêtue, tenant un enfant dans ses bras, s'approcha et dit :

– Madame, mon enfant meurt de faim et de froid. Ordonnez qu'un de vos laquais porte, à l'endroit que je lui dirai, une pleine charrette de bois, un pot de soupe, du pain, des couvertures et des vêtements.

La noble dame considéra avec surprise la mendiante.

– Voilà bien de l'audace, ma fille. N'avez-vous point reçu votre écuelle ce matin ?

– Il ne suffit pas d'une écuelle pour vivre, madame. Ce que je vous demande est peu en regard de votre richesse. Une charrette de bois et de la nourriture, que vous m'accorderez jusqu'à ce que je puisse m'arranger autrement.

– Inouï ! s'exclama la comtesse. Tu entends, Bertille ? l'insolence de ces gueuses devient plus grande chaque jour ! Lâchez-moi, femme ! Ne me touchez pas avec vos mains sales, ou je vous fais battre par mes laquais.

– Prenez garde, madame, fit Angélique à voix très basse, prenez garde que je ne parle pas de l'enfant de Kouassi-ba !

Le comtesse, qui rassemblait ses jupes pour monter en carrosse, s'immobilisa un pied levé. Angélique continuait :

– Je connais dans le faubourg Saint-Denis, une maison où il y a un enfant de Maure qu'on élève...

– Parlez plus bas, murmura Mme de Soissons avec fureur.

Et elle repoussa Angélique.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? fit-elle d'un ton sec.

Et pour se donner une contenance, elle ouvrit son éventail et l'agita, ce qui n'était d'aucune utilité, car la bise était aigre.