Angélique changea Florimond de bras, car le petit garçon commençait à paraître lourd.
– Je connais un enfant de Maure qu'on élève..., reprit-elle. Il est né à Fontainebleau tel jour que je sais, par les soins de telle femme dont je pourrai dire le nom à qui voudra. La cour ne sera-t-elle pas bien amusée de savoir que Mme de Soissons a porté un enfant treize mois dans son sein ?
– Oh ! la garce ! s'écria la belle Olympe, dont le tempérament méridional l'emportait toujours.
Elle dévisagea Angélique, essayant de la reconnaître. Mais la jeune femme baissait les yeux, bien persuadée que dans le triste état où elle se trouvait personne ne pouvait reconnaître la brillante Mme de Peyrac.
– Et puis, en voilà assez ! reprit la comtesse de Soissons avec colère. (Et elle marcha avec précipitation vers son carrosse.) Vous mériteriez que je vous fasse bâtonner. Sachez que je n'aime pas qu'on se moque de moi.
– Le roi non plus n'aime pas qu'on se moque de lui, murmura Angélique, qui la suivait.
La noble dame devint cramoisie et se renversa contre la banquette de velours en tapotant ses jupes avec agitation.
– Le roi !... Le roi !... Entendre une gueuse sans chemise parler du roi ! C'est intolérable ! Et alors ?... Que voulez-vous ?...
– Je vous l'ai déjà dit, madame. Peu de chose : Une charrette de bois, des vêtements chauds, pour moi-même, mon bébé et mes petits garçons de huit et dix ans, un peu de nourriture...
– Oh ! s'entendre parler ainsi, quelle humiliation ! grinça Mme de Soissons en déchirant à pleines dents son mouchoir de dentelles. Et dire que cet idiot de lieutenant de police se félicite de l'opération de la foire Saint-Germain comme ayant rabattu la superbe des bandits... Qu'attendez-vous pour fermer les portières, imbéciles ? clama-t-elle à l'adresse de ses laquais.
L'un d'eux bouscula Angélique pour exécuter l'ordre de sa maîtresse, mais elle ne se tint pas pour battue et s'approcha de nouveau de la portière.
– Puis-je me présenter à l'hôtel de Soissons, rue Saint-Honoré ?
– Présentez-vous, dit sèchement la comtesse. Je donnerai des ordres.
Chapitre 15
C'est ainsi que maître Bourjus, rôtisseur de la Vallée-de-Misère, qui entamait sa première pinte de vin en songeant mélancoliquement aux joyeux refrains que chantait jadis maîtresse Bourjus à la même heure, vit arriver dans sa cour un étrange cortège. Une famille de loqueteux, composée de deux jeunes femmes et de trois enfants, précédait un valet en livrée de grande maison rouge cerise et qui traînait une charrette de bois et de vêtements.
Pour achever le plateau, un petit singe, perché sur la charrette, paraissait très heureux de se faire ainsi promener, et adressait des grimaces aux passants. L'un des garçonnets tenait une vielle dont il grattait joyeusement les cordes.
Maître Bourjus bondit, jura, tapa du poing sur la table, et arriva dans la cuisine pour voir Angélique remettre Florimond dans les bras de Barbe.
– Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? bredouilla-t-il hors de lui, vas-tu encore me raconter que celui-là est à toi ? Moi qui te croyais une sage et honnête fille, Barbe ?
– Maître Bourjus, écoutez-moi...
– Je n'écoute plus rien ! On prend ma rôtisserie pour un asile ! Je suis déshonoré... Il jeta sa toque de cuisinier à terre et courut au-dehors pour appeler le guet.
– Garde les deux petits au chaud, recommanda Angélique à Barbe. Je vais aller allumer le feu dans ta chambre.
Le laquais de Mme de Soissons, ahuri et indigné, dut monter des bûches au septième étage, par un escalier branlant, et les déposer dans une petite pièce qui n'était même pas meublée d'un lit à courtines.
– Et tu recommanderas bien à Mme la comtesse de me faire porter la même chose tous les jours, lui dit Angélique en le renvoyant.
– Eh bien, ma belle, si tu veux mon avis... commença le laquais.
– Je ne veux pas de ton avis, croquant, et je t'interdis de me tutoyer, coupa Angélique sur un ton qui s'accordait mal avec son corsage déchiré et ses cheveux coupés ras.
Le laquais redescendit l'escalier en songeant, comme maître Bourjus, qu'il était déshonoré.
*****
Un peu plus tard, Barbe gravit l'escalier, portant Florimond et Cantor sous le bras. Elle trouva Linot et Flipot soufflant à pleines joues sur un magnifique feu de bois. La chaleur était étouffante et tout le monde avait déjà le teint rouge. Barbe raconta que le rôtisseur ne décolérait pas, et que cela faisait peur à Florimond.
– Laisse-les-nous, maintenant qu'il fait bon ici, dit Angélique, et va faire ton service. Barbe, tu n'es pas fâchée que je sois venue chez toi, avec mes petits ?
– Oh ! Madame, c'est un grand bonheur pour moi.
– Et ces pauvres enfants aussi, il faut les accueillir, dit Angélique en montrant Rosine et les deux garçonnets. Si tu savais d'où ils viennent !
– Madame, ma pauvre chambre est à vous.
Un rugissement monta de la cour :
– Bâârbe !...
C'était maître Bourjus. Tout le voisinage retentissait de ses cris. Non seulement sa maison était envahie par des gueux, mais sa servante perdait la tête. Elle avait laissé brûler une brochée de six chapons... Et qu'est-ce que c'était, cette gerbe d'étincelles qui sortaient de la cheminée ?... Une cheminée où l'on n'avait pas fait de feu depuis cinq ans. Tout allait flamber !... C'était la ruine. Ah ! pourquoi maîtresse Bourjus était-elle morte ?...
*****
La marmite envoyée par Mme de Soissons contenait du bouilli, du potage et de beaux légumes. Il y avait aussi deux pains et un pot de lait. Rosine descendit chercher un seau d'eau au puits de la cour, et l'on mit l'eau à chauffer sur les chenets. Angélique lava ses deux enfants, les enveloppa dans des chemises neuves et de chaudes couvertures. Plus jamais ils n'auraient faim, plus jamais ils n'auraient froid !... Cantor suçait un os de poulet ramassé à la cuisine et gazouillait en jouant avec ses petits pieds. Florimond ne semblait pas encore rétabli. Il s'endormait, puis se réveillait en criant. Il tremblait, et Angélique ne savait pas si c'était de fièvre ou de peur. Mais, après son bain, il transpira abondamment, puis s'endormit d'un sommeil paisible. Angélique fit sortir Linot et Flipot, et se lava à son tour dans le baquet qui servait ordinairement à la toilette de la modeste servante.
– Que tu es belle ! lui dit Rosine. Je ne te connais pas, mais certainement tu es une des femmes de Beau-Garçon.
Angélique frictionnait énergiquement sa tête et constatait que c'est vraiment très facile de se laver les cheveux quand on n'en a plus.
– Non, je suis la marquise des Anges.
– Oh ! c'est toi ! s'exclama la jeune fille éblouie. J'ai tellement entendu parler de toi. Est-ce vrai que Calembredaine a été pendu ?
– Je n'en sais rien, Rosine. Tu vois, nous sommes dans une petite chambre très simple et très honnête. Il y a un crucifix au mur et un bénitier. Il ne faut plus parler de tout cela.
Elle enfila une chemise de grosse toile, une cotte et un corsage de serge bleu foncé qui faisaient partie du chargement de la charrette. La taille fine d'Angélique se perdait dans ces vêtements informes et grossiers ; mais ils étaient propres, et elle éprouva un réel soulagement à rejeter sur le carreau ses loques de la veille. Elle prit un petit miroir dans le coffret qu'elle était allée récupérer, rue du Val-d'Amour, avec le singe Piccolo. Il y avait dans ce coffret toutes sortes de choses intéressantes et auxquelles elle tenait, entre autres un peigne d'écaillé. Elle se coiffa. Son visage aux cheveux coupés lui semblait celui d'une inconnue.
– Ce sont les rouaux qui t'ont fauché les tifs ? demanda Rosine.
– Oui... Bah ! ça repousse. Oh ! Rosine, qu'est-ce que j'ai là ?
– Où cela ?
– Dans mes cheveux. Regarde.
Rosine regarda.
– C'est une mèche de cheveux blancs, dit-elle.
– Des cheveux blancs, répéta Angélique avec horreur. Mais ce n'est pas possible. Je... hier encore je n'en avais pas, j'en suis sûre.
– C'est venu comme ça. Peut-être cette nuit ?
– Oui, cette nuit.
Les jambes tremblantes, Angélique alla s'asseoir sur le lit de Barbe.
– Rosine... Est-ce que je suis devenue vieille ?
La jeune fille, agenouillée devant elle, la regarda très sérieusement. Puis elle lui caressa la joue.
– Je ne crois pas. Tu n'as pas de rides et ta peau est lisse.
Angélique se coiffa tant bien que mal en essayant de dissimuler la malencontreuse mèche blanche sous les autres. Puis elle noua sur sa tête un foulard de satinette noire.
– Quel âge as-tu, Rosine ?
– Je ne sais pas. Peut-être quatorze ans, peut-être quinze.
– Je me souviens de toi maintenant. Je t'ai vue une nuit au cimetière des Saints-Innocents. Tu marchais dans le cortège du Grand Coësre, et tu avais les seins nus. C'était l'hiver. Est-ce que tu ne mourais pas de froid, ainsi dévêtue ?
Rosine leva vers Angélique ses larges yeux sombres, et elle y lut un vague reproche.
– Tu l'as dit toi-même. Il ne faut plus parier de cela, murmura-t-elle.
À cet instant, Flipot et Linot tambourinèrent à la porte. Ils entrèrent, joyeux. Barbe leur avait glissé en cachette une poêle, un morceau de lard et une cruche de pâte. On allait faire des crêpes.
*****
Ce soir-là, il n'y eut guère dans Paris de lieu où l'on fut plus joyeux que dans cette petite chambre de la rue de la Vallée-de-Misère. Angélique faisait sauter les crêpes, Linot grattait la vielle de Thibault-le-Vielleur. C'était la Polak qui avait retrouvé l'instrument au coin d'une borne et l'avait remis au petit-fils du vieux musicien. On ignorait ce qu'était devenu celui-ci dans la bagarre.
Un peu plus tard, Barbe monta avec son bougeoir. Elle dit qu'il n'y avait aucun client à la rôtisserie et que maître Bourjus, dégoûté, avait clos sa porte. Pour mettre un comble aux malheurs de l'aubergiste, on lui avait volé sa montre. Bref, Barbe était libre plus tôt que de coutume. Comme elle achevait de parler, ses yeux tombèrent sur un étrange assortiment d'objets, posés sur le coffre de bois qui lui servait à ranger ses bardes. Il y avait là. deux râpes à tabac, une bourse de fil avec quelques écus, des boutons, un crochet, et au milieu...
– Mais... c'est la montre de maître Bourjus ! s'exclama-t-elle.
– Flipot ! cria Angélique.
Flipot prit un air modeste.
– Oui, c'est moi. Quand je suis allé à la cuisine pour la pâte à crêpes...
Angélique le saisit par l'oreille et le secoua d'importance.
– Si tu recommences, graine de coupe-bourse, je te mets dehors et tu pourras toujours retourner avec Jean-Pourri !
Désolé, le gamin alla se coucher dans un coin de la pièce, où il ne tarda pas à s'endormir. Linot l'imita. Puis Rosine, après s'être à demi étendue en travers de la paillasse. Les bébés avaient repris leur somme.
*****
Angélique, agenouillée devant le feu, resta seule éveillée, près de Barbe. On n'entendait que peu de bruits, car la chambre donnait sur une cour et non sur la rue, laquelle à cette heure commençait à être envahie par les buveurs et les joueurs.
– Il n'est pas tard. Voilà 9 heures qui sonnent à l'horloge du Châtelet, dit Barbe. Elle s'étonna de voir Angélique relever le front avec une expression un peu hagarde, puis se dresser subitement.
La jeune femme resta un moment à regarder Florimond et Cantor endormis. Ensuite, elle se dirigea vers la porte.
– À demain, Barbe, chuchota-t-elle.
– Où Madame va-t-elle ?
– Il me reste encore une dernière chose à faire, dit Angélique. Après, ce sera fini. La vie pourra recommencer.
Chapitre 16
Il n'y avait que quelques pas à faire pour se rendre de la rue de la Vallée-de-Misère au Châtelet. De la rôtisserie du Coq-Hardi, on apercevait les toits pointus de la grande tour de la forteresse.
Angélique eut beau ralentir le pas, elle se trouva bientôt devant le porche principal de la prison, encadré de deux tourelles et surmonté d'un campanile et d'une horloge. Comme la veille, des torches éclairaient la voûte.
Angélique marcha vers l'entrée, puis recula et commença à tourner dans les rues avoisinantes en espérant qu'un miracle soudain allait anéantir le lugubre château dont les épaisses murailles avaient déjà résisté à une demi-douzaine de siècles. Les péripéties de cette dernière journée avaient effacé de sa mémoire la promesse qu'elle avait faite au capitaine du guet. Il avait fallu les mots prononcés par Barbe pour la lui rappeler. L'heure maintenant était venue de tenir parole. Les ruelles où Angélique s'attardait sentaient horriblement mauvais. C'étaient les rues de la Pierre-à-Poisson, de la Tuerie, de la Triperie, où les rats se disputaient les débris les plus variés.
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