– Tu es bien matinale, ma chatte.

– Ces bruits qu'on entend, qu'est-ce que c'est ?

– Ce sont les prisonniers. Dame, ils ne s'amusent pas autant que nous.

– Ils souffrent...

– On ne les met pas là-dedans pour rigoler. T'as de la chance, tu sais, d'en être sortie. Va, tu es mieux dans mon lit que de l'autre côté du mur, sur la paille. Dis que c'est pas vrai ?

Angélique approuva de la tête avec une conviction qui ravit le capitaine. Il prit une pinte de vin rouge sur une table, près de son lit, et but longuement. Sa pomme d'Adam montait et redescendait le long de son cou puissant. Puis il tendit le pot à Angélique.

– À toi.

Elle accepta, car elle sentait que le vin seul pouvait sauver du désespoir entre les murs sinistres du Châtelet.

Il l'encourageait :

– Bois, ma chatte, bois, ma belle. C'est du bon vin. Il te fera du bien.

Lorsqu'elle se rejeta enfin en arrière, la tête lui tournait ; le liquide âpre et violent embrumait sa pensée. Rien ne lui importait plus que d'être vivante. Il se retourna lourdement vers elle, mais elle ne le craignait plus. Elle éprouva même un commencement de plaisir lorsqu'il la caressa de sa large main, sans beaucoup de douceur, mais de façon énergique et expérimentée. Ces caresses, plus proches d'un massage un peu rude que du souffle d'un zéphir, lui procuraient un réel soulagement. Il l'embrassa à la paysanne, avec de gros baisers gourmands et bruyants, qui étonnaient Angélique et lui donnaient envie de rire.

Ensuite il la reprit dans ses bras velus, et, posément, l'étendit en travers du lit. Elle comprit qu'il était bien décidé cette fois à profiter de son aubaine, et elle ferma les yeux. Des moments qui suivirent, Angélique, de toute façon, était décidée à ne pas se souvenir. Cependant, ce n'était pas aussi terrible qu'elle se l'était imaginé. L'Ogre n'était pas méchant. Il agissait un peu en homme qui ignore son poids et sa force, mais, nonobstant cet inconvénient qui la laissait à demi écrasée, elle dut s'avouer qu'elle n'avait pas été loin d'éprouver quelque volupté à être la proie de ce colosse plein de force et d'entrain. Après, elle se sentit d'une légèreté de pierre ponce.

Le capitaine s'habillait en fredonnant une marche militaire.

– Ventre saint-gris, répétait-il, tu m'en as donné du plaisir ! Toi qui me faisais peur !...

Le chirurgien du Châtelet entra, nanti de son plat à barbe et de ses rasoirs. Angélique acheva de se vêtir, tandis que son encombrant amant d'une nuit se laissait nouer la serviette sous le menton et barbouiller de savon le visage. Il continuait d'étaler sa satisfaction :

– Tu l'avais dit, barbier ! Fraîche comme une rose !

Angélique ne savait comment prendre congé. Le capitaine lança tout à coup une bourse sur la table.

– Voilà pour toi.

– J'ai déjà été payée.

– Prends ça, rugit le capitaine, et f... le camp.

Angélique ne se le fit pas dire deux fois. Dès qu'elle se retrouva hors du Châtelet, elle n'eut pas le courage de rentrer aussitôt rue de la Vallée-de-Misère, trop proche de la terrible prison. Elle descendit vers la Seine. Quai des Morfondus, des marinières avaient installé durant l'été des « bains » pour les femmes. De tous temps, Parisiens et Parisiennes passaient les trois mois de chaleur à barboter dans la Seine. Les « bains » étaient constitués de quelques pieux recouverts d'une toile. Les femmes y descendaient en chemise et bonnet. La marinière à laquelle Angélique voulut payer son écot s'écria :

– Tu n'es pas folle de vouloir te mouiller à c'te heure. Fait frisquet, tu sais.

– Ça ne fait rien.

En effet, l'eau était froide. Mais après avoir claqué des dents un moment, Angélique se trouva à son aise. Comme elle était la seule cliente, elle fit quelques brasses entre les pieux. Lorsqu'elle se fut séchée et rhabillée, elle marcha encore un long moment le long des berges, jouissant du tiède soleil d'automne.

« C'est fini, se disait-elle. Je ne veux plus de misère. Je ne veux plus être obligée de faire des choses terribles comme de tuer le Grand Coësre, ou des choses difficiles comme de coucher avec un capitaine du guet. Ce n'est pas mon genre. J'aime le linge fin, les belles robes. Je veux que mes enfants n'aient plus jamais ni faim ni froid, qu'ils soient bien vêtus et considérés, qu'ils retrouvent un nom. Je veux retrouver un nom... Je veux redevenir une grande dame... »

Chapitre 17

Comme Angélique se glissait aussi discrètement que possible dans la cour de la rôtisserie du Coq-Hardi, maître Bourjus, armé d'une louche, surgit et se précipita sur elle. Elle s'y attendait un peu et eut juste le temps de se mettre à l'abri derrière le petit puits. Ils tournèrent ensemble autour de la margelle.

– Hors d'ici, gueuse, p... ! braillait le rôtisseur. Qu'ai-je fait au Ciel pour être envahi par des évadés de l'Hôpital général, ou de Bicêtre... ou de pire encore ? On sait ce que cela signifie, une tête tondue comme la tienne... Retourne au Châtelet d'où tu viens... Ou c'est moi qui vais t'y faire retourner... Je ne sais pas ce qui m'a empêché de faire venir le guet hier... Je suis trop bon. Ah ! que dirait ma pieuse femme de voir sa boutique ainsi déshonorée !

Angélique, tout en se dérobant aux attaques de la louche, se mit à crier plus fort que lui.

– Et que dirait votre PIEUSE femme d'un époux aussi déshonorant... qui commence à boire dès la prime aube... ?

Le rôtisseur s'arrêta net. Angélique profita de son avantage.

– Et que dirait-elle de sa boutique couverte de poussière et de l'étalage avec ses poulets de six jours racornis comme parchemin, et de sa cave vide, de ses tables et ses bancs mal cirés... ?

– Par le diable !... bredouilla-t-il.

– Que dirait-elle d'un mari qui blasphème ? Pauvre maîtresse Bourjus qui, du haut du ciel, contemple ce désordre ! Je peux vous l'assurer, sans crainte de me tromper : votre défunte ne sait où cacher sa honte devant les anges et tous les saints du paradis !

L'expression de maître Bourjus devenait de plus en plus égarée. Il finit par s'asseoir lourdement sur la margelle.

– Hélas ! gémit-il, pourquoi est-elle morte ? C'était une si accorte ménagère, toujours décidée et joyeuse. Je ne sais pas ce qui m'empêche de chercher l'oubli au fond de ce puits !

– Je vais vous le dire, moi, ce qui vous en empêche : c'est la pensée qu'elle vous accueillera là-haut en vous disant : « Ah ! te voilà, maître Pierre... »

– Pardon, maître Jacques.

– Te voilà, maître Jacques ! Je ne te fais pas mon compliment. Je l'avais toujours dit que tu ne saurais jamais te conduire tout seul. Pire qu'un enfant !... Tu l'as bien prouvé ! Quand je vois ce que tu as fait de ma belle boutique si brillante, si reluisante du temps de mon vivant... Quand je vois notre belle enseigne toute rouillée et qui grince, les nuits de vent, à empêcher de dormir le voisinage... Et mes pots d'étain, mes tourtières, mes poissonnières toutes rayées parce que ton idiot de neveu les nettoie avec de la cendre au lieu d'employer une craie bien douce, spécialement achetée au carreau du Temple... Et quand je vois que tu te laisses voler par tous ces filous de poulaillers ou de marchands de vins, qui te refilent des coqs écrêtés à la place de chapons, ou des barriques de verjus à la place de bons vins, comment veux-tu que je profite de mon ciel, moi qui ai été une sainte et honnête femme ?...

Angélique se tut, essoufflée. Maître Bourjus paraissait subitement en extase.

– C'est vrai, balbutia-t-il, c'est vrai... elle parlerait exactement comme cela. Elle était si... si...

Ses grosses joues tremblotèrent.

– Cela ne sert à rien de pleurnicher, fit rudement Angélique. Ce n'est pas ainsi que vous éviterez la volée de coups de balai qui vous attend de l'autre côté de cette vie. C'est en vous mettant au travail, maître Bourjus. Barbe est une bonne fille, mais de nature lente ; il faut lui dire ce qu'elle a à faire. Votre neveu m'a l'air d'un drôle d'ahuri. Et les clients n'entrent pas dans une boutique où on les accueille en grognant comme un chien de garde.

– Qui est-ce qui grogne ? demanda maître Bourjus en reprenant son air menaçant.

– Vous.

– Moi ?

– Oui. Et votre femme, qui était si gaie, ne vous aurait pas supporté trois minutes avec la trogne que vous avez devant votre pot de vin.

– Et crois-tu qu'elle aurait supporté de voir dans sa cour une pouilleuse insolente de ton espèce ?

– Je ne suis pas pouilleuse, protesta Angélique en se redressant. Mes vêtements sont propres. Jugez vous-même.

– Crois-tu qu'elle aurait supporté de voir traîner dans sa cuisine tes gamins effrontés, vraie graine de coupe-bourse ? Je les ai surpris en train de se gaver de lard dans ma cave, et je suis sûr que ce sont eux qui m'ont volé ma montre.

– La voilà, votre montre, fit Angélique en sortant dédaigneusement l'objet de sa poche. Je l'ai trouvée sous les marches de l'escalier. Je suppose que vous avez dû la perdre en montant vous coucher hier soir, tant vous étiez soûl...

Elle tendit la montre par-dessus la margelle dans la direction du rôtisseur et ajouta :

– Vous voyez que je ne suis pas non plus voleuse. J'aurais pu la garder.

– Ne la laisse pas tomber dans le puits, fit-il, inquiet.

– Je ne demande pas mieux que de vous la porter, mais j'ai peur de votre louche.

Grommelant une injure, maître Bourjus jeta sa louche sur les pavés. Angélique se rapprocha de lui en affectant un air mutin. Elle sentait que son expérience de la nuit avec le capitaine du guet n'avait pas été sans lui enseigner quelques petites choses sur l'art de séduire les bourrus et de tenir tête aux brutaux. Elle en rapportait une désinvolture nouvelle et qui, désormais, ne lui serait pas inutile.

Elle ne s'empressa pas de rendre la montre.

– C'est une belle montre, dit-elle en examinant l'objet avec intérêt.

Derechef, le visage du rôtisseur s'éclaira.

– N'est-ce pas ? Je l'ai achetée à un colporteur du Jura, un de ces montagnards qui passent l'hiver à Paris avec leurs ballots. Ils ont de véritables trésors dans leurs poches... Mais, par exemple, ils ne les sortent pas pour tout le monde, même pas pour les princes. Il faut qu'ils sachent à qui ils ont affaire.

– Ils préfèrent traiter avec de vrais commerçants plutôt qu'avec des dupes..., surtout pour ces petites mécaniques qui sont de véritables œuvres d'art.

– C'est comme tu le dis : de véritables œuvres d'art, répéta le rôtisseur en faisant miroiter le boîtier d'argent de sa montre au soleil timide qui se glissait entre deux nuages.

Puis il la remit dans son gousset, en fixa les nombreuses chaînes et breloques à ses boutonnières, et glissa de nouveau un regard soupçonneux vers Angélique.

– Je me demande vraiment comment cette montre a pu tomber de ma poche, dit-il. Et je me demande aussi où tu vas chercher ces façons de parler en dame de qualité, alors que l'autre soir tu jaspinais bigorne13 à nous faire dresser les cheveux sur la tête. Toi, je crois bien que tu es en train d'essayer de m'empaumer comme une garce que tu es. Angélique ne se démonta pas.

– Ce n'est pas drôle de discuter avec vous, maître Jacques, fit-elle d'un ton de reproche. Vous connaissez trop bien les femmes.

Le rôtisseur croisa ses bras courtauds sur sa bedaine, aussi ronde qu'une barrique, et prit un air féroce.

– Je les connais et je ne m'en laisse pas conter !

Il laissa passer un lourd silence, les yeux fixés sur la coupable, laquelle baissait la tête.

– Et alors ? reprit-il d'un ton péremptoire.

Angélique, qui était plus grande que lui, le trouvait très amusant avec sa toque sur l'oreille et son air sévère. Cependant, elle dit humblement :

– Je ferai ce que vous me direz, maître Bourjus. Si vous me chassez avec mes deux bébés, je m'en irai. Mais je ne sais où aller, où emmener mes petits pour les préserver du froid et de la pluie. Croyez-vous que votre femme nous aurait chassés ? Je loge dans la chambre de Barbe. Je ne vous dérange pas. J'ai mon bois et ma nourriture. Les gamins et la fille qui sont avec moi pourraient vous rendre quelques menus services : porter l'eau, brosser le carreau. Les bébés resteront là-haut...

– Et pourquoi resteraient-ils là-haut ? beugla le rôtisseur. La place des enfants n'est pas dans un pigeonnier, mais dans la cuisine, près de l'âtre, où ils peuvent se chauffer et se promener à loisir. Voilà bien les gueuses !... Moins d'entrailles que des bêtes ! Descends donc un peu tes lardons à la cuisine, si tu ne veux pas que je me fâche ! Sans compter que tu vas finir par me flanquer le feu là-haut dans mes tuiles de bois !...