– Tu ne peux plus marcher parce que tu as trop couru, s'écria le nain avec une cabriole. Hou ! Hou ! Hou ! Que c'est drôle !
– Ta gueule, Barco ! gronda une voix. Tu nous em...
Une poigne solide saisit le nain par sa casaque et l'envoya rouler dans un tas d'ossements.
– Cet avorton nous casse les pieds, n'est-ce pas, la belle ?
L'homme qui venait d'intervenir se penchait vers Angélique. Lassée de tant de difformités et d'horreurs, la jeune femme trouva dans la beauté du nouveau venu une sorte de soulagement. Elle distinguait mal son visage, caché par l'ombre d'un grand feutre planté d'une plume maigre. Cependant, on devinait des traits réguliers, de larges yeux, une bouche harmonieuse. Il était jeune, en pleine force. Sa main très brune était posée sur la garde d'un long poignard accroché à son ceinturon.
– À qui es-tu, la belle ? demanda-t-il d'une voix câline où roulait un subtil accent étranger.
Elle ne répondit pas et regarda dédaigneusement au loin. Là-bas, sur les marches du prêchoir, devant le Grand Coësre et son idiot géant, on venait de déposer le bassinet de cuivre qui tout à l'heure servait de tambour à l'enfant. Et les gens de la gueuserie s'avançaient les uns après les autres pour jeter dans ce bassinet l'impôt exigé par le prince.
Chacun était taxé selon sa spécialité. Le nain, qui s'était rapproché d'Angélique, la renseignait à mi-voix sur les titres de tout ce peuple de mendiants qui, depuis que Paris existait, avait codifié l'exploitation de la charité publique. Il lui désignait les « rifodés » qui, décemment vêtus et affectant une mine honteuse, tendaient la main et racontaient aux passants qu'ils étaient jadis des gens honorables dont les maisons avaient été brûlées et les biens pillés par la guerre. Les « mercandiers », eux, se faisaient passer pour d'anciens marchands dévalisés par les bandits des grands chemins, et les « convertis » confessaient qu'ils avaient été frappés par la grâce et allaient se faire catholiques. Ayant touché la prime, ils repartaient se convertir sur le territoire d'une autre paroisse.
Les « drilles » et les « narquois », anciens soldats, demandaient l'aumône à la pointe de l'épée, menaçaient et effrayaient les bons bourgeois, tandis que les « orphelins », petits enfants qui se donnaient la main et pleuraient de faim, cherchaient à les attendrir. Toute cette gueusaille respectait le Grand Coësre parce qu'il maintenait l'ordre entre des bandes rivales.
Sols, écus, et même les pièces d'or tombaient dans le bassinet. L'homme au teint de pain brûlé ne quittait pas des yeux Angélique. Il se rapprocha d'elle, lui frôla l'épaule de la main. Comme elle ébauchait un geste de recul, il dit précipitamment :
– Je suis Rodogone-l'Égyptien. J'ai quatre mille gens à moi dans Paris. Tous les tziganes qui passent me paient l'impôt et aussi les femmes brunes qui lisent l'avenir dans la main. Veux-tu être une de mes gonzesses ?
Elle ne répondit pas. La lune voyageait au-dessus du clocher de l'église et des charniers. Devant le prêchoir, c'était maintenant le défilé des infirmes faux ou vrais, de ceux qui se mutilent volontairement pour attirer la compassion et de ceux qui peuvent, le soir venu, envoyer promener béquilles et charpie. C'était pourquoi on avait donné à leur tanière le nom de « cour des Miracles ».
Venus de la rue de la Truanderie, des faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Marcel, de la rue de la Jussienne et de Sainte-Marie-l'Égyptienne, les teigneux, les malingreux, les piètres, les abouleux, les cajons, les francs-mitous enfin qui, vingt fois par jour, tombaient moribonds au coin d'une borne après s'être lié une ficelle au bras afin d'arrêter les battements de leur pouls jetaient l'un après l'autre leur obole devant l'affreuse petite idole dont ils acceptaient l'autorité.
*****
Rodogone-l'Égyptien posa encore sa main sur l'épaule d'Angélique. Cette fois, elle ne se dégagea pas. La main était chaude et vivante, et la jeune femme avait si froid ! L'homme était fort et elle était faible. Elle tourna les yeux vers lui et chercha dans l'ombre du feutre les traits de ce visage qui ne lui inspirait point d'horreur. Elle voyait luire l'émail blanc des longs yeux de Bohémien. Il poussa un juron entre ses dents et s'appuya lourdement sur elle.
– Veux-tu être « marquise » ? Oui, je crois que j'irais jusque-là.
– M'aiderais-tu à tuer quelqu'un ? demanda-t-elle.
Le bandit renversa la tête en arrière dans un rire atroce et silencieux.
– Dix, vingt personnes si tu veux ! T'as qu'à me le montrer, le gars, et je te jure que d'ici l'aube il aura lâché ses tripes sur le pavé.
Il cracha dans sa main et la lui tendit.
– Tope là, on est d'accord.
Mais elle mit ses propres mains dans son dos en secouant la tête.
– Pas encore.
L'autre jura derechef, puis s'écarta, mais sans quitter Angélique du regard.
– Tu es têtue, dit-il. Mais je te veux. Je t'aurai.
Angélique passa la main sur son front. Qui donc lui avait déjà dit cette même parole, méchante et avide ?... Elle ne se souvenait plus.
Une querelle éclatait entre deux soldats. Le défilé des gueux terminé, le défilé des truands mettait maintenant en scène les pires bandits de la capitale, non seulement les coupe-bourses et les tire-laine qui sont des voleurs de manteaux, mais les assassins à solde, les voleurs et les crocheteurs de serrures, auxquels se mêlaient des étudiants débauchés, des valets, d'anciens galériens et tout un peuple d'étrangers jetés là par le hasard des guerres : Espagnols et Irlandais, Allemands et Suisses, des tziganes aussi. On voyait, en cette réunion plénière de la gueuserie, beaucoup plus d'hommes que de femmes, et d'ailleurs tout le monde n'était pas venu. Si vaste qu'il fût, le cimetière des Saints-Innocents n'eût pu contenir tous les déshérités et les parias de la ville.
*****
Tout à coup, les archi-suppôts du Grand Coësre écartèrent la foule à coups de verges et se frayèrent un passage vers la tombe contre laquelle s'appuyait Angélique. Celle-ci en voyant dressés devant elle ces hommes mal rasés, comprit que c'était elle qu'on cherchait. Le vieillard appelé Rôt-le-Barbon marchait en tête.
– Le roi de Thunes demande qui est cette jeune femme, fit-il en montrant Angélique.
Rodogone passa un bras autour de la taille de sa compagne.
– Bouge pas, souffla-t-il. On va arranger ça.
Il l'entraîna vers le prêchoir en la pressant toujours contre lui. Il jetait des regards à la fois arrogants et soupçonneux sur la foule, comme s'il eût craint qu'un ennemi n'en surgît pour lui arracher sa proie.
Ses bottes étaient de beau cuir et sa casaque d'un drap sans reprises. L'esprit d'Angélique enregistrait ces détails, sans qu'elle en eût conscience. L'homme ne lui faisait pas peur. Il était habitué à la puissance et au combat. Angélique subissait son empire en femme vaincue qui ne peut se passer d'un maître.
Arrivé devant le Grand Coësre, l'Égyptien tendit le cou en avant, cracha et dit :
– Moi, duc d'Égypte, je prends celle-là pour marquise.
Et d'un geste large, il jeta une bourse dans le bassinet.
– Non ! dit une voix calme et brutale.
Rodogone se retourna d'un bond.
– Calembredaine !
À quelques pas, dans le clair de lune, se tenait l'homme à la loupe violette qui, par deux fois déjà, s'était dressé en ricanant sur la route d'Angélique. Il était aussi grand que Rodogone et plus large. Ses vêtements en loques laissaient voir des bras musclés, un torse velu. Bien planté sur ses jambes écartées, les pouces passés à son ceinturon de cuir, il dévisageait le Bohémien avec insolence. Son corps d'athlète était plus jeune que sa face abjecte, envahie par la broussaille d'une tignasse grise. À travers des mèches sales, son œil unique luisait. L'autre était caché par un tampon noir. La lune l'éclairait pleinement et derrière lui on voyait briller la neige sur les toit des charniers.
« Oh ! l'horreur de ce lieu ! pensa Angélique. L'horreur de ce lieu ! »
Elle se rejeta vers Rodogone. Le duc d'Égypte était occupé à débiter un copieux chapelet d'injures à l'adresse de son adversaire impassible.
– Chien ! Fils de chienne ! Polisson du diable ! Charogne ! Ça finira mal... Un de nous est de trop...
– Ta g..., répondit Calembredaine.
Puis il cracha dans la direction du Grand Coësre, ce qui semblait être l'hommage traditionnel, et lança une bourse plus lourde que celle de Rodogone dans le bassin de cuivre.
Un rire soudain secoua le misérable nabot assis sur les genoux de l'idiot.
– J'ai diablement envie de mettre cette belle aux enchères ! s'écria-t-il d'une voix éraillée et grinçante. Qu'on la déshabille afin que les gars puissent juger de la marchandise. Pour l'instant, c'est Calembredaine qui l'emporte. À toi, Rodogone.
Les gueux hurlèrent de joie. Des mains hideuses se tendaient vers Angélique. L'Égyptien la rejeta derrière lui et tira son poignard. À ce moment, Calembredaine se baissa et lança un projectile rond et blanc qui atteignit son adversaire au poignet. Le projectile roula. Angélique vit avec horreur que c'était une tête de mort. L'Égyptien avait laissé tomber son poignard. Déjà, Calembredaine le ceinturait. Les deux bandits s'étreignirent à se faire craquer les os, puis roulèrent dans la boue.
Ce fut le signal d'une bataille atroce. Les représentants des cinq ou six bandes rivales de Paris se ruèrent les uns sur les autres. Ceux qui avaient des épées ou des poignards frappaient au hasard, et le sang giclait. Les autres, imitant Calembredaine, ramassaient les têtes de morts et les lançaient comme des boulets.
Angélique, d'un saut, s'était jetée dans la mêlée, cherchant à fuir. Mais des poignes solides l'avaient saisie et ramenée devant le prêchoir où la maintenaient les archi-suppôts du Grand Coësre. Celui-ci, impassible, entouré de sa garde spéciale, surveillait le combat, en tordant ses moustaches.
Rôt-le-Barbon avait saisi le bassinet et le serrait contre lui. L'idiot Bavottant et le Grand Eunuque riaient sinistrement. Thibault-le-Vielleur tournait sa manivelle en chantant à tue-tête.
Les vieilles mendiantes bousculées, piétinées, poussaient des cris de harpies. Angélique aperçut un vieil éclopé, nanti d'une seule jambe, et qui frappait à coups redoublés avec sa béquille sur la tête de Cul-de-Bois comme s'il avait voulu y planter des clous. Une rapière lui passa à travers le ventre, et il s'écroula sur le cul-de-jatte. Barcarole et les femmes du Grand Coësre s'étaient réfugiés sur le toit d'un charnier, et puisaient à même dans l'ample réserve de têtes de morts pour bombarder le champ de bataille.
À tous ces cris stridents, à ces hurlements, à ces gémissements, se mêlaient maintenant les appels des habitants de la rue aux Fers et de la rue de la Lingerie qui, penchés à leurs fenêtres, au-dessus de ce chaudron de sorcière, invoquaient la Vierge Marie et réclamaient le guet.
La lune descendait doucement à l'horizon.
Rodogone et Calembredaine poursuivaient leur combat de dogues enragés. Les coups succédaient aux coups. Les deux hommes étaient de force égale. Tout à coup, il y eut un cri général de stupeur.
Rodogone avait disparu comme par enchantement. La panique et la peur d'un miracle envahirent l'assistance, uniquement composée d'impies. Mais on entendit Rodogone lancer des appels. Un coup de poing de Calembredaine l'avait expédié au fond d'une des grandes fosses communes du cimetière. Reprenant ses sens parmi les morts, il suppliait qu'on le tirât de là.
Un rire homérique secoua les spectateurs les plus proches et gagna les autres. Les artisans et les ouvriers des rues voisines écoutaient, la sueur au front, ce rire énorme succéder aux cris de meurtre. Aux fenêtres, les femmes se signaient. Soudain une cloche argentine tinta, annonçant l'angélus. Une bordée de blasphèmes et d'obscénités monta du cimetière dans la nuit grise, tandis que toutes les églises commençaient à se répondre.
Il fallait fuir. Ainsi que des hiboux ou des démons craignant la lumière, les gens de la « matterie » quittèrent l'enceinte du cimetière des Saints-Innocents. Dans cette aube sale et puante, à peine teintée de rose comme d'un sang pâle, Calembredaine se tenait devant Angélique et la regardait en riant.
– Elle est à toi, dit le Grand Coësre.
Bondissant derechef, Angélique courut vers les grilles. Mais les mêmes mains violentes la rattrapèrent et la paralysèrent. Un bâillon de loques la suffoqua. Elle se débattit encore, puis sombra dans l'inconscience.
Chapitre 2
"Le chemin de Versailles Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le chemin de Versailles Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le chemin de Versailles Part 1" друзьям в соцсетях.