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Angélique remonta avec une légèreté d'elfe les sept étages qui menaient à la mansarde de Barbe. Les maisons étaient extrêmement hautes et étroites dans ce quartier commerçant où elles s'étaient entassées au Moyen Age sous la poussée tumultueuse de la ville en pleine croissance. Il n'y avait que deux pièces par étage, une seule le plus souvent, prise dans l'escalier en colimaçon qui semblait décidé à vous mener jusqu'au ciel. Sur un palier, Angélique croisa une silhouette furtive, dans laquelle elle reconnut David, le neveu du patron. Le mitron se colla au mur et lui jeta un regard rancunier. Angélique ne se souvenait plus des paroles réalistes qu'elle lui avait lancées au visage le jour où, pour la première fois, elle était venue voir Barbe au Coq-Hardi. Elle lui sourit, décidée à se faire des amis dans cette maison où elle voulait reprendre une existence honorable.

– Bonjour, petit.

– Petit ? gronda-t-il avec un sursaut. J'te ferai remarquer qu'à l'occasion je pourrais te manger des petits pâtés sur la tête. J'ai eu seize ans aux vendanges.

– Oh ! pardon, messire ! Voilà une grosse erreur de ma part. Serait-ce en effet de votre galanterie de m'excuser ?

Le garçon qui, selon toute apparence, n'était pas accoutumé à de tels badinages, haussa gauchement les épaules et balbutia :

– P't'être ben.

– Vous êtes trop bon. J'en suis émue. Et serait-ce également un effet de votre bonne éducation de ne pas tutoyer si familièrement une dame de qualité ?

Le pauvre apprenti rôtisseur paraissait subitement au supplice. Il avait d'assez beaux yeux noirs dans son visage maigre et blême de grand dadais. Son assurance l'avait abandonné. Tout à coup, Angélique, qui recommençait à gravir l'escalier, s'arrêta.

– Toi, avec un accent pareil, tu es du Midi, pas moinsse !

– Oui... m'dame. Je suis de Toulouse.

– Toulouse ! s'écria-t-elle. Oh ! un « frère de mon pays ! »

Elle lui sauta au cou et l'embrassa.

– Toulouse ! répéta-t-elle.

Le mitron était rouge comme une tomate. Angélique lui dit encore quelques mots en langue d'oc, et l'émotion de David redoubla.

– Vous en êtes, alors ?

– Presque.

Elle était ridiculement heureuse de cette rencontre. Quel contraste ! Avoir été l'une des grandes dames de Toulouse et en arriver à embrasser un marmiton parce qu'il avait sur la langue cet accent de soleil, avec l'odeur d'ail et de fleurs !

– Une si belle ville ! murmura-t-elle. Pourquoi n'es-tu pas resté à Toulouse ?

David expliqua :

– D'abord, mon père est mort. Ensuite il voulait toujours que je vienne à Paris où l'on peut faire de grosses ventes, pour apprendre le métier de limonadier. Lui, il était épicier. J'ai fait comme lui et même j'étais sur le point de passer mon « chef-d'œuvre » de cire, pâtes, sucre et épices, quand il est mort. Alors je suis venu à Paris et je suis arrivé juste le jour où ma tante, maîtresse Bourjus, mourait de la petite vérole. Moi, j'ai jamais eu de chance. Je tombe toujours à côté.

Il s'arrêta à bout de salive.

– Ça reviendra, la chance, lui promit Angélique en continuant son ascension.

*****

Dans la mansarde, elle trouva Rosine, qui se grattait la tête en surveillant d'un œil bovin les ébats de Florimond et de Cantor. Barbe était au rez-de-chaussée. Les garçons étaient allés « se balader ». En langue de la « matterie », cela signifiait qu'ils étaient allés demander l'aumône.

– Je ne veux pas qu'ils mendient, fit Angélique, péremptoire.

– Tu ne veux pas qu'ils volent, tu ne veux pas qu'ils mendient. Alors, que veux-tu qu'ils fassent ?

– Qu'ils travaillent.

– Mais c'est du travail ! protesta la jeune fille.

– Non. Et puis, ouste ! Aide-moi à descendre les mions aux cuisines. Tu les surveilleras et tu aideras Barbe.

Elle fut heureuse de laisser les deux petits dans ce vaste domaine de chaleur et de parfums culinaires. Le feu flambait dans l'âtre avec une ardeur nouvelle.

« Qu'ils n'aient plus jamais froid, qu'ils n'aient plus jamais faim ! se répéta Angélique. Ma foi, je ne pouvais faire mieux pour cela que de les amener dans une rôtisserie ! »

Florimond était tout engoncé dans une petite robe d'étamine gris brun, un corsage de serge jaune, et un devantier de serge verte. Il était coiffé d'un béguin de serge également verte. Ces couleurs faisaient paraître encore plus maladif son minois fragile. Elle lui palpa le front et posa ses lèvres dans le creux de sa petite main pour voir s'il n'avait pas de fièvre. Il semblait dispos, bien qu'un peu capricieux et grognon. Quant à Cantor, il se distrayait depuis le matin à se débarrasser des linges dont Rosine avait essayé, d'ailleurs assez maladroitement, de l'envelopper. Dans la corbeille où on l'avait déposé, il se dressa bientôt nu comme un angelot, et prétendit s'en échapper pour aller attraper les flammes.

– Cet enfant n'a pas été élevé, fit observer Barbe avec souci. Lui a-t-on seulement emmailloté bras et jambes comme il se doit ? Il ne se tiendra pas droit et risque même d'être bossu.

– Pour l'instant, il paraît plutôt solide pour un enfant de neuf mois, dit Angélique qui admirait les fesses potelées de son cadet.

Mais Barbe n'était pas tranquille. La liberté de mouvements de Cantor la tourmentait.

– Dès que j'aurai un moment de libre, je lui taillerai des bandes de charpie pour l'emmailloter. Mais, ce matin il n'en est pas question. Maître Bourjus semble enragé. Figurez-vous, Madame, qu'il m'a donné l'ordre de faire les carreaux, de cirer les tables, et, de plus, il me faut courir au Temple pour y faire achat de craie douce, afin d'astiquer les étains. J'en perds la tête...

– Demande à Rosine de t'aider.

*****

Ayant mis tout son monde en place, Angélique prit allègrement le chemin du Pont-Neuf. La marchande de fleurs ne la reconnut pas. Angélique dut lui donner des précisions sur le jour où elle l'avait aidée à faire des bouquets et où elle avait reçu ses compliments.

– Hé ! comment veux-tu que je te reconnaisse ? s'exclama la bonne femme. Ce jour-là, tu avais des cheveux et point de souliers. Aujourd'hui, tu as des souliers et point de cheveux. Enfin, tes doigts n'ont pas changé, j'espère ?... Viens toujours t'asseoir près de nous. Le travail ne manque pas, par ce temps de Toussaint. Bientôt les cimetières et les églises vont fleurir, sans parler des portraits de défunts.

Angélique s'assit sous le parasol rouge et se mit à la tâche avec conscience et dextérité. Elle ne relevait pas les yeux, craignant d'apercevoir sur l'horizon coloré du fleuve la vieille silhouette de la tour de Nesle ou de reconnaître un gueux de Calembredaine parmi les passants du Pont-Neuf.

Mais le Pont-Neuf était calme ce jour-là. On n'y entendait même pas la voix tonitruante du Grand Matthieu car, à cette époque, il avait emmené son chariot plate-forme et son orchestre à la foire Saint-Germain.

Le Pont-Neuf subissait une éclipse. Il y avait moins de badauds, moins de bateleurs, moins de mendiants. Angélique s'en félicitait.

Les marchandes parlaient, avec de grands « hélas ! » de la bataille de la foire Saint-Germain. On dénombrait encore, paraît-il, les cadavres de cette rixe particulièrement sanglante. Mais, pour une fois, la police n'avait pas été au-dessous de sa tâche. Depuis le fameux soir, on voyait passer dans les rues des fournées de gueux, conduits par les archers des pauvres à l'Hôpital général, ou encore des chaînes de forçats partant pour les galères. Quant aux exécutions, chaque aube nouvelle éclairait deux ou trois pendus en place de Grève. On discuta ensuite avec ferveur sur les atours que mettraient ces dames les fleuristes et les orangères du Pont-Neuf lorsqu'elles iraient avec les harengères des Halles présenter leurs compliments de marchandes de Paris à la jeune reine accouchée et à monseigneur le dauphin.

– En attendant, reprit la patronne d'Angélique, un autre souci me trotte en tête. Où notre confrérie ira-t-elle faire lippée pour fêter dignement le jour de Saint-Valbonne ? Le cabaretier des Bons-Enfants nous a volés comme au coin d'un bois, l'an dernier. Je ne veux plus mettre un sou dans son escarcelle.

Angélique prit part à la conversation qu'elle avait écoutée jusque-là, bouche close, comme doit le faire une apprentie respectueuse.

– Je connais une excellente rôtisserie rue de la Vallée-de-Misère. Les prix y sont doux et l'on y fait des plats succulents et nouveaux.

Elle énuméra rapidement des spécialités de la table du Gai-Savoir auxquelles elle avait jadis mis la main :

– Des pâtés d'écrevisses, des dindes fourrées de fenouil, des casseroles de tripes d'agneaux, sans parler de pâtes d'amandes aux pistaches, de rissoles, de gaufres à l'anis. Mais aussi, mesdames, vous mangerez dans cette rôtisserie quelque chose que Sa Majesté Louis XIV elle-même n'a jamais vu sur sa table : des petites brioches brûlantes et légères contenant une noix de foie gras glacé. Une vraie merveille !

– Humph ! ma fille, tu nous mets l'eau à la bouche, s'écrièrent les marchandes, le visage déjà congestionné par la gourmandise. À quelle enseigne loges-tu ?

– Au Coq-Hardi, la dernière rôtisserie rue de la Vallée-de-Misère en direction du quai des Tanneurs.

– Ma foi, je ne pense pas qu'on y fasse si bonne chère. Mon homme, qui travaille à la Grande Boucherie, y va parfois casser la croûte et dit que l'endroit est triste et peu engageant.

– Vous avez été mal renseignée, ma mie. Maître Bourjus, le patron, vient de recevoir de Toulouse un neveu qui est un fin cuisinier et connaît toutes sortes de plats méridionaux. N'oubliez pas que Toulouse est une des villes de France où les fleurs sont reines. SaintValbonne ne pourra qu'être ravi de se voir fêter sous une telle égide ! Et il y a aussi au Coq-Hardi un petit singe qui fait cent grimaces. Et un joueur de vielle qui sait toutes les chansons du Pont-Neuf. Bref, tout ce qu'il faut pour se divertir en bonne compagnie.

– Ma fille, tu me sembles encore plus douée pour faire le boniment que pour lier les fleurs. Je vais t'accompagner à cette rôtisserie.

– Oh ! non, pas aujourd'hui. Le cuisinier toulousain est parti aux champs choisir lui-même les choux d'une potée au jambon frit dont il a le secret. Mais, demain soir, on vous attendra, vous et deux dames de votre compagnie, afin de discuter du menu qui vous conviendrait.

– Et toi, que fais-tu dans cette rôtisserie ?

– Je suis une parente de maître Bourjus, assura Angélique.

Se rappelant que, pour la première fois où la marchande l'avait vue, elle avait plutôt triste mine, elle expliqua :

– Mon mari était un petit artisan pâtissier. Il n'avait pas encore passé son « chef-d'œuvre » pour devenir compagnon, lorsqu'il est mort de la peste, cet hiver ; il m'a laissée dans la misère, car nous avions fait de grosses dettes chez l'apothicaire pour sa maladie.

– On sait ce que représentent les notes d'apothicaire ! soupirèrent les bonnes femmes en levant les yeux au ciel.

– Maître Bourjus m'a prise en pitié et je l'aide dans son commerce. Mais, comme la clientèle est rare, je cherche à gagner un peu d'argent ailleurs.

– Comment t'appelles-tu, ma belle ?

– Angélique.

Sur ces entrefaites, elle se leva et dit qu'elle allait partir afin d'avertir aussitôt le rôtisseur.

*****

Tout en revenant rapidement vers la rue de la Vallée-de-Misère, elle s'étonnait de tous les mensonges qu'elle avait débités en une seule matinée. Elle ne cherchait pas à comprendre l'idée qui l'avait saisie en recrutant des clientes pour maître Bourjus. Voulait-elle témoigner sa reconnaissance au rôtisseur qui, finalement, ne l'avait pas expulsée ? Espérait-elle, de sa part, une récompense ? Elle ne se posait pas de questions. Elle suivait le courant qui la poussait à faire une chose, puis une autre. L'instinct de la mère qui défend ses petits, soudain aiguisé, la jetait en avant.

De mensonge en mensonge, d'idée en idée, d'audace en audace, elle arriverait à se sauver, à sauver ses enfants. Elle en était sûre !

Chapitre 18

Le lendemain matin, Angélique se leva aux premières lueurs de l'aube et ce fut elle qui réveilla Barbe, Rosine et les enfants.

– Allons, debout, compagnons ! N'oublions pas que des dames viennent nous voir pour le repas de Confrérie. Il s'agit de leur en mettre plein les mirettes.

Flipot grogna un peu.

– Pourquoi c'est toujours nous qu'on travaille ? demanda-t-il. Pourquoi ce fainéant de David y roupille encore et qu'y ne descend aux cuisines que quand le feu est allumé, la marmite chaude et toute la salle balayée ? Tu devrais bien lui secouer les puces, marquise !