– Attention, les mions, je ne suis plus marquise des Anges, et vous n'êtes plus des gueux. Pour l'instant, nous sommes des domestiques, des servantes et des commis. Et, bientôt, nous deviendrons des bourgeois.

– Ben m..., alors ! dit Flipot. Moi, j'aime pas les bourgeois. Les bourgeois, on leur coupe la bourse, on leur prend leur manteau. J'veux pas devenir un bourgeois.

– Et comment qu'on va t'appeler si tu n'es plus la marquise des Anges ? demanda Linot.

– Appelez-moi : madame, et dites-moi : vous.

– Rien que ça ! gouailla Flipot.

Angélique lui envoya une taloche qui lui fit comprendre que la vie redevenait sérieuse. Tandis qu'il pleurnichait, elle vérifia la tenue des deux gamins. Ils étaient revêtus des hardes de pauvres envoyées par la comtesse de Soissons, reprisées et laides, mais propres et décentes. De plus, ils avaient de gros souliers solides, cloutés dans lesquels ils paraissaient fort empruntés, mais qui les préserveraient du froid tout l'hiver.

– Flipot, tu vas m'accompagner avec David au marché. Linot, tu feras ce que te dira Barbe. Tu iras chercher de l'eau, du bois, etc. Rosine surveillera les petits et les broches à la cuisine.

Tout triste, Flipot soupira :

– C'est pas amusant, ce nouveau métier. Comme mendigot et coupe-bourse, on mène la vie des gens de la haute. Un jour, on a plein d'argent : on mange à en crever et on boit à se noyer. Un autre jour, il y a plus rien. Alors, pour ne pas avoir faim, on se met dans un coin et on dort tant qu'on veut. Ici, c'est toujours trimer et manger du bouilli.

– Si tu veux retourner chez le Grand Coësre, je ne te retiens pas.

Les deux enfants protestèrent.

– Oh ! non. D'ailleurs, maintenant on n'a plus le droit. On se ferait estourbir. Couic !...

Angélique soupira.

– C'est l'aventure qui vous manque, mes petiots. Je vous comprends. Mais aussi, il y a la potence au bout. Tandis que, par ce chemin-ci, nous serons peut-être moins riches, mais nous deviendrons des personnages considérés. Allez, ouste !

Toute la petite troupe dévala bruyamment l'escalier.

À l'un des étages, Angélique fit halte, tambourina à la porte de la chambre du jeune Chaillou et finit par entrer.

– Debout, apprenti !

L'adolescent dressa au bord de son drap un visage ahuri.

– Debout, David Chaillou ! répéta gaiement Angélique. N'oublie pas qu'à partir d'aujourd'hui tu es un célèbre cuisinier, dont tout Paris va réclamer les recettes.

*****

Maître Bourjus, bousculé, geignant, ému malgré lui et galvanisé par l'autorité d'Angélique, consentit à lui remettre une bourse assez bien garnie.

– Si vous avez peur que je vous vole, vous pouvez me suivre aux Halles, lui dit-elle, mais vous feriez mieux de rester ici pour préparer chapons, dindons, canards et rôtis. Comprenez que les dames, qui vont se présenter tout à l'heure, veulent se trouver dans un cadre qui leur inspire confiance. Une « montre » vide ou garnie de volailles poussiéreuses, une salle noire et puant le vieux tabac, un air de pauvreté et de gêne, voilà qui ne tente pas les gens décidés à faire bonne chère. J'aurais beau leur promettre le menu le plus exceptionnel, elles ne me croiraient pas.

– Mais que vas-tu acheter ce matin, puisque le choix de ces personnes n'est pas encore décidé ?

– Je vais acheter le décor.

– Le... quoi ?

– Tout ce qu'il faut pour que votre rôtisserie prenne un aspect alléchant : lapins, poissons, charcuterie, fruits, beaux légumes.

– Mais je ne suis pas traiteur ! se lamenta le gros homme. Je suis ROTISSEUR. Tu veux me faire poursuivre par les corporations des queux-cuisiniers-porte-chappe et des pâtissiers ?

– Que voulez-vous qu'ils vous fassent ?

– Les femmes ne comprendront jamais rien à ces questions sérieuses, gémit maître Bourjus en levant ses bras courts vers le plafond. Les jurés de ces corporations vont m'intenter un procès, me traîner en justice. Bref, tu veux me ruiner !

– Vous l'êtes déjà, lui assena Angélique. Vous n'avez donc rien à perdre à essayer autre chose et à vous secouer un peu. Mettez vos volailles en train et ensuite allez faire un tour au port de la Grève. J'ai entendu un crieur de vin annoncer un bel arrivage de barriques de Bourgogne et de Champagne.

Place du Pilori, Angélique fit ses achats en essayant de ne pas trop se faire voler. David compliquait les choses en ne cessant de répéter :

– C'est bien trop beau ! C'est bien trop cher. Qu'est-ce que mon oncle va dire ?...

– Fada ! finit-elle par lui lancer. Tu n'as pas honte, toi, un gars du Sud, de voir les choses petitement comme un avare au cœur gelé ! Ne me dis plus que tu es de Toulouse.

– Si, je suis de Toulouse, protesta le marmiton, piqué au vif. Mon père était M. Chaillou. Ce nom ne vous dit rien ?

– Non. Que faisait-il au juste, ton père ?

Le grand David parut déçu comme un enfant à qui on a retiré son bonbon.

– Mais vous le savez bien, voyons ! Le grand épicier, place de la Garonne ! Le seul qui eût des herbes exotiques pour parfumer les plats !

« Dans ce temps-là, je ne faisais pas mon marché moi-même », pensa Angélique.

– Il avait rapporté beaucoup de choses inconnues de ses voyages, ayant été cuisinier sur les vaisseaux du roi, reprit David. Vous savez bien... C'est lui qui voulait lancer le chocolat à Toulouse.

Angélique fit un effort pour extraire de sa mémoire un incident que le mot chocolat lui rappelait. Oui, on avait parlé de cela dans les salons. La protestation d'une dame toulousaine lui revint. Et elle dit :

– Le chocolat ?... Mais c'est une boisson d'Indien !

David parut très troublé, car les avis d'Angélique prenaient déjà pour lui une importance démesurée.

Il se rapprocha d'elle et lui dit que, pour la convaincre de l'excellence des idées de monsieur son père, il allait lui confier un secret qu'il n'avait encore communiqué à personne, pas même à son oncle.

Il assura que son père, grand voyageur dans son jeune temps, avait goûté le chocolat des différents pays étrangers où on le fabriquait avec des graines importées du Mexique. Ainsi en Espagne, en Italie, et jusqu'en Pologne, il avait pu se persuader de l'excellence du nouveau produit, qui était de goût agréable et possédait d'excellentes qualités thérapeutiques.

Une fois lancé sur ce sujet, le jeune David se montra intarissable. Dans son émoi de retenir l'intérêt de la dame de ses pensées, il se mit à exposer, d'une voix anormalement criarde, tout ce qu'il savait de la question.

– Peuh ! fit Angélique qui n'écoutait que d'une oreille, je n'ai jamais goûté à cette chose et je n'en suis pas tentée. On dit que la reine, qui est espagnole, en raffole. Mais précisément la cour entière est gênée de ce goût bizarre et se moque d'elle.

– C'est parce que les gens de la cour n'ont pas l'habitude du chocolat, affirma non sans logique l'apprenti cuisinier. Mon père le pensait aussi, et il a obtenu une lettre patente du roi pour faire connaître ce nouveau produit. Mais hélas ! il est mort et, comme ma mère était morte déjà, il n'y a plus que moi pour utiliser la lettre patente. Je ne sais pas comment m'y prendre. Aussi je n'en ai pas parlé à mon oncle. J'ai peur qu'il se moque de moi et de mon père. Il répète à tout propos que mon père était fou.

– Tu l'as, cette lettre ? interrogea brusquement

Angélique en s'arrêtant et en déposant ses paniers afin de regarder fixement son jeune soupirant.

Celui-ci défaillit presque sous le rayonnement de ce regard vert. Quand la pensée d'Angélique était occupée par une réflexion plus ou moins intense, ses yeux prenaient une luminosité presque magnétique qui ne pouvait manquer d'impressionner son interlocuteur, d'autant plus qu'on ne pouvait pas toujours expliquer la cause de cette luminosité. Le pauvre David était, pour ces yeux-là, une victime perdue d'avance. Il ne résista pas.

– Tu l'as, cette lettre ? répéta Angélique.

– Oui, souffla-t-il.

– De quand date-t-elle ?

– Du 28 mai 1659, et l'autorisation est valable pour vingt-neuf ans.

– En somme, pendant vingt-neuf ans tu as l'autorisation de fabriquer et de mettre dans le commerce ce produit exotique ?

– Ben, oui...

– Il faudrait savoir si le chocolat n'est pas dangereux, murmura Angélique songeuse, et si le public pourrait y prendre goût. Tu en as bu, toi ?

– Oui.

– Qu'est-ce que tu en penses ?

– Moi, fit David, je trouve ça plutôt douceâtre. Encore, quand on y met du poivre et du piment, ça corse un peu. Mais, pour ma part, je préfère un bon verre de vin, ajouta-t-il en affectant un air gaillard.

– Gare à l'eau ! cria une voix au-dessus d'eux.

Ils n'eurent que le temps de faire un saut de côté pour éviter la douche malodorante. Angélique avait saisi le bras de l'apprenti. Elle le sentit trembler.

– Je voulais vous dire, balbutia-t-il avec précipitation, je n'ai jamais vu une... une femme si belle que vous.

– Mais si, tu en as vu, mon pauvre garçon, fit-elle avec agacement. Tu n'as qu'à regarder autour de toi au lieu de te ronger les ongles et de te traîner comme une mouche crevée. En attendant, si tu veux me plaire, parle-moi de ton chocolat plutôt que de me faire des compliments superflus.

Puis, devant son air piteux, elle essaya de le réconforter. Elle se disait qu'il ne fallait pas le repousser. Il pouvait devenir intéressant avec cette lettre patente dont il était possesseur. Elle dit en riant :

– Je ne suis plus, hélas ! une fille de quinze ans, mon gars. Regarde, je suis vieille. J'ai déjà des cheveux blancs.

Elle tira de dessous son bonnet la mèche de cheveux si bizarrement devenue blanche au cours de la terrifiante nuit du faubourg Saint-Denis.

– Où est Flipot ? continua Angélique en regardant autour d'elle. Est-ce que ce petit voyou courrait la prétentaine ?

Elle était un peu inquiète, craignant que Flipot, au voisinage des foules, n'essayât de remettre en pratique les enseignements de Jactance-le-Coupe-Bourse.

– Vous avez bien tort de vous préoccuper de ce petit filou, fit David sur un ton d'aigre jalousie. Je l'ai vu tout à l'heure échanger un signe avec un gueux couvert de pustules qui demandait la charité devant l'église. Puis il a filé... avec sa hotte. Mon oncle va faire une de ces colères !

– Tu vois toujours les choses en noir, mon pauvre David.

– Dame, j'ai jamais eu de chance !

– Retournons en arrière, on le retrouvera bien, ce fripon.

Mais, déjà, le mioche apparaissait, tout courant. Angélique lui trouva une bonne tête avec ses yeux vifs de moineau parisien, son nez rouge, ses longs cheveux raides sous un grand feutre cabossé. Elle s'attachait à lui, ainsi qu'au petit Linot, qu'elle avait arraché par deux fois aux griffes de Jean-Pourri.

– Que je te dise, marquise des Anges, haleta Flipot oubliant toutes consignes dans son émotion. Sais-tu qui est notre Grand Coësre ? Cul-de-Bois, oui ma chère, notre Cul-de-Bois de la tour de Nesle !

Il baissa la voix et ajouta dans un murmure effrayé :

– Y m'ont dit : Gare à vous, les mions, qui vous cachez dans les cottes d'une traîtresse !

Angélique sentit son sang se glacer.

– Crois-tu qu'ils savent que c'est moi qui ai tué Rolin-le-Trapu ?

– Y m'ont rien dit. Pourtant si... Il y a Pain-Noir qui a parlé des argousins que tu as été chercher pour les Égyptiens.

– Qui était là ?

– Pain-Noir, Pied-Léger, trois vieilles de chez nous et deux sabouleux d'une autre bande.

La jeune femme et l'enfant avaient échangé ces paroles dans le jargon des argotiers que David ne pouvait comprendre, mais dont il reconnaissait sans peine les intonations redoutables. Il était à la fois inquiet et admiratif de sentir la mystérieuse accointance de sa nouvelle passion avec cette pègre insaisissable et omniprésente qui jouait un grand rôle dans Paris.

Angélique ne parla pas durant le retour, mais, dès qu'elle eut franchi le seuil de la rôtisserie, elle secoua résolument ses appréhensions.

« Ma fille, se dit-elle, il se peut fort bien que tu te réveilles un beau matin la gorge tranchée ou en train de mariner dans l'eau de la Seine. C'est un risque que tu cours depuis longtemps. Quand ce ne sont pas les princes qui te menacent, ce sont les gueux !

Qu'importe ! Il faut lutter, même si ce jour est le dernier que tu vois luire. On ne sort pas des difficultés sans les saisir à pleines mains et sans payer un peu de sa personne... N'est-ce pas le sieur Molines qui m'a dit cela jadis ?... »