Linot ayant pris sa vielle, ce furent des chansons, verre en main, puis de grands rires lorsque Piccolo fit son numéro, imitant sans pitié les travers de la mère Marjolaine et de ses collègues.

Sur ces entrefaites, une bande de mousquetaires, qui traînait rue de la Vallée-de-Misère en quête de distractions, perçut ces éclats de voix joyeuses et féminines et dévala dans la salle du Coq-Hardi en réclamant « rôts et pintes ».

La cérémonie prit dès lors un tour d'esprit qui aurait nettement déplu à saint Valbonne, si ce bon saint provençal, ami du soleil et de la joie, n'eût été indulgent par nature aux désordres qu'engendrent fatalement les réunions de bouquetières et de galants militaires. Ne dit-on pas que la tristesse est un péché ? Et si l'on veut rire et bien rire, il n'y a point vingt façons de s'y prendre. La meilleure encore c'est d'être dans une chaude salle toute parfumée de l'odeur des vins, des sauces et des fleurs, avec un petit vielleur enragé qui vous fait sauter et chanter, un singe qui vous ébaudit, et de fraîches femmes rieuses, pas farouches, qui se laissent embrasser, avec l'encouragement indulgent de grosses commères pansues et gaillardes.

*****

Angélique retrouva ses esprits alors que le clocher de l'église Sainte-Opportune sonnait l'angélus. Les joues rouges, les paupières lourdes, les bras rompus d'avoir porté plats et cruches, les lèvres en feu de quelques baisers hardis et moustachus, elle se ranima en voyant Bourjus compter ses pièces d'or d'un air avisé.

Elle s'écria :

– N'avons-nous pas bien travaillé, maître Jacques ?

– Certes, ma fille. Voici longtemps que ma boutique n'avait vu pareille fête ! Et ces messieurs ne se sont pas montrés aussi mauvais payeurs que pouvaient le faire craindre leurs plumets et leurs rapières.

– Ne croyez-vous pas qu'ils vont nous amener leurs amis ?

– C'est possible.

– Voilà ce que je propose, déclara Angélique. Je continue à vous aider avec tous mes enfants : Rosine, Linot, Flipot, et le singe. Et vous me donnez le quart de vos bénéfices !

Le rôtisseur fronça les sourcils. Cette façon d'envisager le commerce continuait à lui paraître inusitée. Il n'était pas très sûr de n'avoir pas un jour des ennuis avec les corporations ou le prévôt des marchands. Mais les libations heureuses de la nuit lui embrumaient la cervelle et le livraient sans défense à la volonté d'Angélique.

– Nous passerons un contrat devant notaire, reprit celle-ci, mais il restera secret. Vous n'avez pas besoin de raconter vos histoires au voisin. Dites que je suis une jeune parente que vous avez recueillie, et que nous travaillons en famille. Vous verrez, maître Jacques, je pressens que nous allons faire de brillantes affaires. Tout le monde dans le quartier vantera votre habileté au commerce, et les gens vous envieront. Déjà, la mère Marjolaine m'a parlé du repas de confrérie des orangères du Pont-Neuf, qui tombe à la Saint-Fiacre. Croyez-moi, vous avez tout avantage à nous garder. Tenez, pour cette fois vous me devez ceci. Elle compta rapidement la part qui lui revenait et s'en fut, laissant le brave homme perplexe, mais déjà persuadé qu'il était un commerçant plein d'audace.

Angélique sortit dans la cour pour respirer l'air frais du matin. Elle serrait très fort les pièces d'or dans sa main, contre sa poitrine. Ces pièces d'or, c'était la clef de la liberté. Certes, maître Bourjus n'était pas volé. Mais Angélique calculait que, sa petite troupe bénéficiant pour se nourrir des reliefs des festins, tout ce qu'elle retirerait et qui augmenterait en proportion de leurs efforts, finirait bien par constituer une fortune. Alors on pourrait essayer de lancer autre chose. Par exemple, pourquoi ne pas exploiter cette patente que David Chaillou prétendait détenir et qui concernait la fabrication d'une boisson exotique appelée chocolat ? Sans doute les gens du peuple ne priseraient guère cette boisson, mais les « muguets » et les « précieuses », avides de nouveautés et de bizarreries, en lanceraient peut-être la mode.

Angélique voyait déjà les carrosses des nobles dames et des seigneurs enrubannés s'arrêter rue de la Vallée-de-Misère.

Elle secoua la tête pour dissiper ses rêves. Il ne fallait pas voir trop loin, trop haut. La vie était encore précaire, instable. Ce qu'il fallait surtout, c'était amasser, amasser, comme une fourmi. La richesse, c'est la clef de la liberté, le droit de ne pas mourir, de ne pas voir mourir les enfants, le droit de les voir sourire. « Si mes biens n'avaient pas été mis sous scellés, se dit la jeune femme, certainement j'aurais pu sauver Joffrey ! » Derechef, elle secoua la tête. Cela, elle ne devait plus y penser. Car, chaque fois qu'elle y pensait, le goût de la mort s'insinuait dans ses veines, elle était prise d'un désir de sommeiller éternellement, comme on peut sommeiller au fil d'une eau qui vous emporte. Elle ne songerait plus jamais à cela. Elle avait autre chose à faire. Il lui fallait sauver Florimond et Cantor. Elle amasserait, elle amasserait !... Son or, elle l'enfermerait dans le coffret de bois, relique précieuse d'un temps sordide, où elle avait déjà déposé le poignard de Rodogone-l'Égyptien. Près de l'arme désormais inutile, l'or, cette arme de la puissance, s'amasserait.

Angélique leva les yeux vers le ciel mouillé où le reflet doré de l'aube s'effaçait, laissant place à un pesant gris d'étain.

Le marchand d'eau-de-vie appelait dans les rues. Un mendiant, à l'entrée de la cour, psalmodia sa complainte. En le regardant, elle reconnut Pain-Noir. Pain-Noir avec toutes ses loques, toutes ses plaies, toutes ses coquilles d'éternel pèlerin de la misère. Prise de peur, elle courut chercher une miche et un bol de bouillon, et les lui porta. Le gueux la dévisageait farouchement derrière ses sourcils blancs et touffus.

Chapitre 19

Pendant quelques jours encore, Angélique partagea ses talents entre les casseroles de maître Bourjus et les fleurs de la mère Marjolaine. La bouquetière lui avait demandé un peu de renfort, car la naissance de l'héritier royal approchait, et ces dames étaient débordées. Un jour de novembre, alors qu'elles étaient assises sur le Pont-Neuf, l'horloge du palais se mit à sonner. Le jacquemart de la Samaritaine saisit son marteau, et l'on entendit dans le lointain les coups sourds du canon de la Bastille.

Tout le peuple de Paris entra en transes.

– La reine est accouchée ! La reine est accouchée !

Haletante, la foule comptait :

– 20, 21, 22...

Au vingt-troisième coup, les gens commencèrent à s'empoigner. Certains disaient que c'était le vingt-cinquième, d'autres que c'était le vingt-deuxième. Les optimistes étaient en avance, les pessimistes en retard. Et les sonneries, les carillons, les coups de canon continuaient de pleuvoir sur Paris en délire. Plus de doute : un GARÇON !

– Un dauphin ! Un dauphin ! Vive le dauphin ! Vive la reine ! Vive le roi !

On s'embrassait. Le Pont-Neuf éclata en chansons. Des farandoles se formèrent. Les boutiques et les ateliers mirent leurs volets. Les fontaines vomirent des flots de vin. À de grandes tables, dressées dans les rues par les valets du roi, on se régala de pâtés et de confitures. Le soir, il y eut un grand feu d'artifice.

Lorsque la reine fut revenue de Fontainebleau et réinstallée au Louvre avec le royal poupon, les corporations de la ville se préparèrent à lui porter leurs compliments. La mère Marjolaine dit à Angélique qu'elle avait prise en affection :

– Tu viendras. Ce n'est pas très normal, mais je te désignerai comme apprentie pour porter mes paniers de fleurs. Ça te plaira, hein, de voir la demeure des rois, ce beau palais du Louvre ? Il paraît que les chambres y sont plus larges et hautes que des églises !

Angélique n'osa pas refuser. L'honneur que lui faisait la bonne femme était grand. Aussi bien, sans se l'avouer, elle était anxieuse de se retrouver dans ces lieux témoins, pour elle, de tant d'événements et de drames. Apercevrait-elle la Grande Mademoiselle, les yeux gonflés de larmes émues ; l'insolente comtesse de Soissons ; le pétillant Lauzun ; le ténébreux de Guiche ; de Vardes ?... Qui, parmi ces grandes dames et grands seigneurs, s'aviserait de reconnaître, au milieu des marchandes, la femme qui, naguère, dans ses robes de cour, les yeux ardents, suivie de son Maure impassible, parcourait les couloirs du Louvre, allait de l'un à l'autre, inquiète puis suppliante, réclamant l'impossible grâce d'un époux condamné d'avance ?...

Le jour dit, elle se retrouva dans la cour du palais où les bouquetières, les orangères du Pont-Neuf et les harengères des Halles mêlaient leurs voix sonores et leurs jupons empesés. Leurs marchandises, pareillement belles, mais d'odeurs inégales, les accompagnaient. Corbeilles de fleurs, paniers de fruits et caques de harengs allaient être déposés côte à côte devant monseigneur le dauphin, qui devait toucher pareillement, de sa menotte, les douces roses, les éclatantes oranges et de beaux poissons d'argent. Tandis que ces dames, en groupe bruyant et odoriférant, montaient l'escalier conduisant aux appartements royaux, elles croisèrent le nonce apostolique qui venait remettre la layette de l'héritier présomptif du trône de France, offerte traditionnellement par le pape « pour témoignage qu'il le reconnaissait comme fils aîné de l'Église ». Dans l'antichambre, où on les fit attendre, les bonnes femmes s'extasièrent sur les merveilles extraites des trois caisses de velours rouge à ferrures d'argent. On les fit passer ensuite dans la chambre de la reine. Les dames des corporations marchandes s'agenouillèrent et débitèrent leurs harangues. Agenouillée comme elles sur les tapis aux couleurs vives, Angélique voyait, dans la pénombre du lit chamarré de dorures, la reine étendue dans une robe somptueuse. Elle avait toujours cette expression un peu figée qu'elle présentait déjà à Saint-Jean-de-Luz, au sortir de ses noirs palais madrilènes. Mais la mode et les coiffures françaises lui seyaient moins bien que ses fantastiques atours d'infante et ses cheveux gonflés de postiches qui encadraient jadis, par larges lignes hiératiques, son visage et sa silhouette de jeune idole promise au Roi-Soleil. Mère comblée, amoureuse rassurée par les attentions du roi, la reine Marie-Thérèse daigna sourire au groupe bariolé, truculent, qui succédait à son chevet à la compagnie pleine d'onction de l'ambassade apostolique. Le roi était à ses côtés. Il souriait.

Dans l'émotion cruelle qui l'envahit lorsqu'elle se vit à genoux, aux pieds du roi, mêlée à ces humbles femmes, Angélique se sentit comme aveugle et paralysée. Elle ne voyait plus que le roi.

Plus tard, lorsqu'elle se retrouva hors de l'appartement avec ses compagnes, on lui dit que la reine mère avait été présente, ainsi que Madame d'Orléans et Mlle de Montpensier, le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, et nombre de jeunes gens et jeunes filles de leurs maisons.

Elle n'avait rien vu, sauf le roi qui souriait, debout sur les degrés du grand lit de la reine. Elle avait eu très peur. Il ne ressemblait pas au jeune homme qui l'avait reçue aux Tuileries et qu'elle avait eu tellement envie de secouer par son jabot. Ce jour-là, ils avaient été, l'un en face de l'autre, comme deux êtres de force égale et qui se battaient farouchement, sûrs, chacun, de mériter la victoire.

Quelle folie ! Comment n'avait-elle pas compris tout de suite que, sous des dehors d'une sensibilité encore vulnérable, il y avait en ce souverain un caractère entier qui, de sa vie, n'admettrait jamais la moindre atteinte à son autorité ! Dès le début, c'était le roi qui devait triompher et elle, Angélique, pour l'avoir méconnu, avait été brisée comme un fétu.

Maintenant, elle suivait le groupe des apprenties qui se dirigeaient vers les communs pour gagner la sortie du palais. Les dames-jurées des corporations restaient pour assister à un grand festin, mais les apprenties n'avaient pas droit à ces agapes.. Comme elle traversait les offices où pièces montées et viandes amoncelées attendaient d'être portées dans les salles, Angélique entendit siffler derrière elle : un coup long, deux brefs. Elle reconnut le signal de la bande de Calembredaine, et crut rêver. Ici, au Louvre ?... Elle se retourna. Dans l'entrebâillement d'une porte, une petite silhouette projetait son ombre sur le dallage.

– Barcarole !

Elle courut vers lui dans un élan de joie sincère. Le nain se gonflait, digne et fier.

– Entrez, ma frangine. Entrez, ma très chère marquise. Venez, nous allons bavarder un peu.

Elle rit.

– Oh ! Barcarole, que tu es beau ! Et comme tu parles bien.

– Je suis le nain de la reine, dit Barcarole plein de suffisance.