– Mon amour ! ma beauté ! Qu'on me laisse mon petit garçon fragile !... Je ne demanderai rien d'autre à la vie, mon Dieu. Je retournerai dans les églises, je ferai dire des messes. Mais laissez-moi mon petit garçon...

Le troisième jour de la maladie de Florimond, maître Bourjus, hargneux, « ordonna » à Angélique de descendre s'installer dans la grande chambre du premier étage, où il ne logeait plus depuis la mort de sa femme. Pouvait-on soigner décemment un enfant dans une mansarde pas plus large qu'une garde-robe où, la nuit, s'entassaient plus de six personnes, en comptant le singe ? C'étaient bien là des mœurs de Bohémienne, de gueuse sans entrailles !...

*****

Florimond guérit, mais Angélique demeura dans la grande chambre du premier étage, avec ses deux enfants, tandis qu'une seconde mansarde était octroyée aux gamins Flipot et Linot. Rosine continuait à partager le lit de Barbe.

– Et je voudrais bien, conclut maître Bourjus, rouge de colère, que tu ne continues pas à m'imposer la honte de voir, chaque jour, un sacripant de valet jeter du bois dans ma cour sous le nez de tous les voisins. Si tu veux te chauffer, tu n'as qu'à te servir au bûcher. Angélique fit donc savoir à la comtesse de Soissons, par l'intermédiaire de son laquais, qu'elle n'avait plus besoin de ses dons et qu'elle la remerciait de son intervention charitable. Elle donna un pourboire au domestique la dernière fois qu'il vint. Celui-ci qui, depuis le premier jour, ne s'était pas remis de son ahurissement, hocha la tête.

– Ça, on peut le dire, j'ai été forcé de faire bien des choses dans ma vie, mais jamais de voir une femme comme toi !

– Il n'y aurait que demi-mal, répliqua Angélique, si je n'avais pas été forcée de te voir aussi.

*****

Les derniers temps, elle avait distribué les portions de nourriture et les vêtements envoyés par Mme de Soissons aux mendiants et aux gueux, de plus en plus nombreux, qui s'entassaient aux alentours du Coq-Hardi. Parmi eux, bien des visages connus surgissaient, menaçants et taciturnes. Elle leur donnait, comme on essaie de se concilier des forces hostiles.

Silencieusement, elle réclamait de ces misérables le droit à la liberté. Mais, chaque jour, ils devenaient plus exigeants. Le flot de leurs loques et de leurs béquilles montait à l'assaut de son refuge. Les clients même du Coq-Hardi protestaient contre cet envahissement, disant que les abords de la rôtisserie étaient plus grouillants de pouilleux qu'un porche d'église. Leur odeur et la vue de leurs plaies purulentes ne mettaient guère en appétit. Maître Bourjus tempêtait, sans feinte cette fois.

– Tu les attires comme la civette attire les serpents et les cloportes. Cesse de leur faire l'aumône et débarrasse-moi de cette vermine, ou je serai obligé de me séparer de toi.

Elle se récriait :

– Pourquoi vous imaginez-vous que votre boutique souffre plus des mendiants que les autres boutiques ? N'avez-vous pas ouï ces bruits de famine qui se répandent dans le royaume ? On dit que les paysans affamés entrent, comme des armées, dans les villes et que les pauvres se multiplient... C'est l'hiver qui veut cela, c'est la disette...

Mais elle avait peur.

La nuit, dans la grande chambre silencieuse où seuls s'élevaient les souffles de ses deux enfants, elle se levait et, par la fenêtre, regardait briller sous la lune les eaux lourdes de la Seine. Au pied de la maison, il y avait une grève envahie par les déchets et détritus des rôtisseries : plumes, pattes, abats, restes que l'on ne pouvait pas servir. Chiens et miséreux venaient là chercher pâture. On les entendait fouiller dans les immondices. C'était l'heure où les cris et les sifflets des bandits s'élevaient dans Paris. Angélique savait qu'à quelques pas, sur la gauche, au-delà de la pointe du pont au Change, commençait le quai de Gesvres, dont la voûte sonore abritait la plus belle caverne de brigands de la capitale. Elle se souvenait de cet antre humide et vaste, où coulait à flots le sang des tueries de la rue de la Vieille-Lanterne.

Bien sûr, elle n'était plus mêlée au peuple maudit de la nuit. Elle faisait partie de ceux qui, dans leurs maisons bien closes, se signent lorsqu'un cri d'agonie monte des ruelles sombres.

C'était beaucoup déjà. Mais le poids de son passé ne l'arrêterait-il pas en chemin ?

Angélique revenait vers le lit où dormaient Florimond et Cantor. Les longs cils noirs de Florimond ombraient sa joue nacrée. Ses cheveux lui faisaient une grande auréole sombre. Cantor avait des cheveux presque aussi touffus et exubérants. Mais ses boucles étaient d'un châtain doré, tandis que celles de Florimond demeuraient noires comme l'aile d'un corbeau.

Angélique reconnaissait que Cantor était « de son côté ». Il était de la race, à la fois raffinée et rustique, des Sancé de Monteloup. Pas beaucoup de cœur, mais de la passion. Peu d'éducation, mais de la simplicité. Cantor rappelait Josselin par son front têtu, Raymond par son calme, Gontran par son goût de la solitude. Physiquement, il ressemblait beaucoup à Madelon, sans avoir sa sensibilité.

Ce petit bonhomme rond, aux yeux clairs et perspicaces, était déjà tout un monde, un résumé de vertus et de travers séculaires. À condition qu'on le laissât libre et maître de son indépendance, il poussait sans difficultés. Barbe ayant voulu l'emmailloter bien serré, comme tous les bébés de son âge, le paisible Cantor, après quelques instants d'étonnement, avait piqué une rage épouvantable.

Et au bout de deux heures, le voisinage, assourdi, avait réclamé sa libération.

*****

Barbe disait qu'Angélique préférait Florimond et ne se préoccupait pas de son cadet. Angélique ripostait que précisément on n'avait pas besoin de se préoccuper de Cantor. Toute l'attitude de Cantor signifiait clairement qu'il voulait, avant toutes choses, avoir la paix, tandis que Florimond, sensible, aimait qu'on s'occupât de lui, qu'on lui parlât, qu'on répondît à ses questions. Florimond avait besoin de beaucoup de soins et d'attentions. Entre Angélique et Cantor, le contact s'établissait sans mots et sans gestes. Ils étaient de la même race. Elle le contemplait, admirait sa chair rose et potelée, et aussi la valeur rare de ce tout petit qui n'avait pas encore un an et qui, depuis sa naissance – et même, avant sa naissance, songeait-elle –, avait lutté pour vivre, avait refusé opiniâtrement la mort qui, si souvent, avait menacé sa frêle existence.

Cantor était sa force et Florimond sa fragilité. Ils représentaient les deux pôles de son âme.

*****

Il y eut trois mois terribles.

Le froid et la famine augmentaient. Les pauvres devenaient menaçants. Angélique prit la résolution d'aller voir Cul-de-Bois. Il y avait longtemps qu'elle aurait dû faire cela ; Barcarole le lui avait conseillé. Mais elle défaillait à l'idée de se retrouver devant la maison du Grand Coësre.

Une fois de plus, il lui fallut se dompter, franchir une nouvelle étape, gagner une nouvelle bataille. Par une nuit glacée et sombre, elle gagna le faubourg Saint-Denis. On l'amena devant Cul-de-Bois. Il était au fond de sa maison de boue, sur une espèce de trône, parmi la fumée et la suie des lampes à huile.

Devant lui, à terre, était posé le bassinet de cuivre. Elle y jeta une bourse assez lourde, et montra un autre présent : une énorme épaule de mouton bien saignante et un pain, mets des plus rares à l'époque.

– Ce n'est pas trop tôt ! grogna Cul-de-Bois. Il y avait longtemps que je t'attendais, marquise. Sais-tu que tu as joué un jeu dangereux ?

– Je sais que, si je suis encore en vie, c'est à toi que je le dois. Elle s'approcha de lui. Des deux côtés du trône du cul-de-jatte, il y avait les personnages cauchemaresques de son effrayante royauté : le Grand et le Petit Eunuque avec leurs insignes de fous ; le balai et la fourche portant le chien crevé, et Rôt-le-Barbon avec sa barbe de fleuve et ses verges d'ancien maître fesseur du collège de Navarre. Cul-de-Bois, toujours cravaté de façon impeccable, portait un magnifique chapeau à deux tours de plumes rouges.

Angélique s'engagea à lui porter, ou à faire porter, chaque mois, la même somme, et lui promit que jamais sa « table » ne manquerait de rien. Mais, en échange, elle voulait qu'on la laissât libre dans sa nouvelle existence. Elle demanda aussi que les mendiants reçoivent ordre de débarrasser le seuil de « sa » rôtisserie.

Elle comprit au visage de Cul-de-Bois qu'elle avait enfin agi comme il convenait et qu'il se déclarait satisfait.

En le quittant, elle fit très gravement la révérence.

Chapitre 20

– Ma fille, que Dieu me damne si jamais je remets les pieds dans une gargote où l'on se permet de tromper de la sorte le plus fin des palais de Paris !

Barbe, entendant cette déclaration solennelle, courut à la cuisine. Le client se plaignait !

C'était la première fois qu'il venait s'attabler seul, silencieux et couvert de satins et de rubans, à la rôtisserie du Coq-Hardi.

Préparé lui-même comme une pièce montée, il mangeait avec une expression religieuse et payait le double de la note proposée.

Aussi, sa déclaration, éclatant comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages, méritait qu'on y prêtât attention.

Angélique se présenta immédiatement à lui. Le gentilhomme la considéra des pieds à la tête. Il paraissait de fort méchante humeur. Mais la beauté, et peut-être la distinction inhabituelle de la jeune hôtesse, le surprirent.

Après une hésitation, il reprit :

– Ma fille, je tiens à vous prévenir que je ne remettrai plus les pieds dans votre établissement si, une seule fois encore, on me trompe de la sorte.

Angélique se contraignit à prendre le ton le plus humble pour demander ce qui n'allait pas. À cette question, le client se leva dans la plus grande agitation. Il était cramoisi, et elle eut envie de lui taper dans le dos, se demandant si finalement un os de volaille ne lui était pas resté en travers du gosier.

Enfin, l'autre retrouva la voix :

– Ma belle, vous pouvez deviner à ma mine que j'ai dans mon hôtel assez de gens de maison pour n'avoir pas besoin de venir souper à l'auberge. Aussi ne suis-je entré ici, la première fois, que par hasard, attiré par l'odeur absolument DIVINE qui flottait à votre porte. Bien m'en a pris car, à ma grande surprise, j'ai mangé une de ces omelettes comme moi-même, entendez-vous MOI, conseiller au Parlement. JE NE SAIS PAS EN FABRIQUER !

Angélique, après un rapide coup d'œil à la table, avait pu se convaincre, devant le flacon de bourgogne à peine entamé, que l'ivresse n'était pour rien dans l'étrangeté de ce discours. Aussi réprima-t-elle son envie de rire, et dit-elle d'un ton innocent :

– Maître, nous ne sommes que de modestes traiteurs et avons encore tout à apprendre. J'ignorais, je l'avoue, que les conseillers au Parlement fussent aussi difficiles...

Tout à son sujet, le client continuait à exposer sa plainte. L'omelette qu'on lui avait servie aujourd'hui ne rappelait en rien celle dont il avait gardé un DIVIN souvenir.

– Les œufs sont pourtant frais..., hasarda Angélique.

Mais le conseiller au Parlement l'interrompit avec un geste dramatique :

– Il ne manquerait plus que cela qu'ils ne le fussent point ! Là n'est pas la question. Je veux savoir QUI a fabriqué l'omelette de l'autre jour. Car il ne faut pas croire qu'on pourra me faire manger celle-ci au même titre que la première.

En réfléchissant, Angélique se souvint qu'elle avait préparé elle-même la fameuse omelette.

– Je suis contente qu'elle vous ait plu, dit-elle, mais je confesse que c'est un peu par hasard qu'elle vous a été servie impromptu. En général il faut me passer la commande à l'avance, afin que je puisse réunir tous les ingrédients qui la composent.

Un éclair de convoitise s'alluma dans les petits yeux porcins du personnage. D'une voix implorante, il supplia Angélique de lui confier sa recette, et elle dut défendre son secret avec autant de coquetterie qu'elle en aurait mis à défendre sa vertu.

Pratique et ayant rapidement jaugé l'individu, elle décida qu'il était des gens qu'il faut conduire à la trique, moyennant quoi il deviendrait une source inépuisable de revenus pour le Coq-Hardi.

Posément, elle mit ses mains aux hanches pour jouer son rôle d'aubergiste accorte mais rusée, et lui dit que, puisqu'il semblait si bien s'y connaître, il devait savoir que, de tradition séculaire, les maîtres queux ne communiquent leurs recettes les plus remarquables que contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Malgré sa condition sociale élevée, le gros seigneur poussa deux ou trois jurons, puis, avec un soupir, convint que la chose était loyale. C'était entendu, il paierait bon prix, mais à condition que le nouveau chef-d'œuvre fût conforme au premier. Il comptait amener pour cet arbitrage une tablée des plus fins gourmets du palais et du Parlement.