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Angélique tint la gageure et fut chaudement félicitée par l'élégante assistance. Puis la recette fut remise contre une bourse pesante du conseiller du Bernay, qui la lut d'une voix aussi émue que s'il se fût agi d'un billet doux.

– Mettre dans une douzaine d'œufs battus, une pincée de ciboulette verte, une ou deux crêtes de coq grillées, six feuilles de sona, trois ou quatre branches de pimprenelle, deux ou trois feuilles de bourrache, autant de buglosse, cinq ou six feuilles d'oseille ronde, une ou deux branches de thym, deux à trois feuilles de laitue tendre, un peu de marjolaine, d'hysope et de cresson. Faire sauter le tout dans un poêlon où l'on aura mis moitié huile, moitié beurre de Vanves. Arroser de crème fraîche.

Après cette lecture, il y eut un silence pieux, et le conseiller dit gravement à Angélique :

– Mademoiselle, je reconnais que, moi-même, pour une somme plus importante que celle que nous venons de vous remettre, je n'aurais jamais pu me résoudre à livrer un tel secret, digne des dieux seuls. Je veux y voir, au surplus, le désir que vous avez eu de nous être agréable. Mes amis et moi, nous le reconnaîtrons en fréquentant souvent ces agréables lieux.

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Ce fut ainsi qu'Angélique gagna la clientèle raffinée des « friands ». Elle eut chez elle le comte de Broussin, Bussy-Rabutin, le marquis de Villandry. Pour ces messieurs, les plaisirs de la table primaient tous les autres, y compris ceux de l'amour. Et les carrosses et les chaises à porteurs commencèrent à s'arrêter sous l'enseigne du Coq-Hardi, ainsi qu'elle l'avait rêvé.

Des bourgeois, des gens de lettres, des médecins vinrent aussi.

Ils avaient l'habitude de discourir à perdre haleine sur les propriétés médicales des mets qu'on leur présentait.

– Voici une longe de chevreuil en ragoût que je vous recommande, messieurs, disait le docteur Lambert-Martin à ses amis. Nous prétendons que les agitations de cet animal, sa légèreté et sa gaieté purifient les chairs de toutes superfluités... Et, après ce ragoût, que nous donnerez-vous, ma belle ?

– Des cornes de cerf frites14, répondait Angélique. On prétend que c'est excellent pour maintenir en place celles de certains maris.

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En 1663, Angélique mit à profit les loisirs forcés du carême pour réaliser trois projets qui lui tenaient au cœur.

Tout d'abord, elle déménagea. Elle n'avait jamais aimé ce quartier étroit et agité, à l'ombre du Grand Châtelet. Elle trouva dans le beau quartier du Marais une loge d'un étage et de trois pièces, qui lui parut un palais.

C'était rue des Francs-Bourgeois, non loin du croisement de la rue Vieille-du-Temple. Sous Henri IV, un financier avait commencé à construire là un bel hôtel de briques et de pierres de taille. Mais, ruiné par les guerres ou par ses escroqueries, il avait dû laisser la construction inachevée. Seul le porche, flanqué de deux loges précédant la grande cour intérieure, avait été terminé. Une petite vieille, qui était propriétaire de l'immeuble, on ne savait trop pourquoi, habitait d'un côté de la voûte ; elle loua l'autre côté à Angélique pour un prix modique.

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Au rez-de-chaussée, deux fenêtres, solidement grillées, éclairaient un couloir conduisant à une minuscule cuisine et une chambre assez vaste qu'Angélique habita. La belle chambre de l'étage fut réservée aux enfants, qui s'y installèrent en compagnie de leur gouvernante, Barbe, laquelle quittait le service de maître Bourjus pour entrer à celui de « Mme Morens ». C'était ainsi qu'Angélique avait décidé de se faire appeler. Un jour, peut-être, pourrait-elle ajouter à ce nom la particule. De cette façon, les enfants porteraient le nom de leur père : de Morens. Et plus tard, elle essaierait de revendiquer pour eux les titres, sinon le patrimoine. Elle espérait follement. L'argent peut tout. Déjà n'était-elle pas « chez elle » ?

Ce n'était qu'une habitation de portier-suisse, mais quand on y entrait, le porche faisait illusion. Bien qu'on n'y eût jamais posé les portes de beau chêne qui étaient destinées à ce porche, les sculptures en étaient achevées ; deux têtes de béliers parmi des guirlandes de fleurs et de fruits. La porte du petit logis donnait sous la voûte.

Barbe avait quitté sans regrets la rôtisserie. Elle n'aimait pas le métier de rôtisseur et ne se plaisait qu'avec « ses petits ». Depuis un moment, déjà, elle s'occupait d'eux exclusivement. Pour la remplacer, Angélique avait engagé deux filles de cuisine et un marmiton. Avec Rosine, qui devenait une accorte et fraîche servante, Flipot en marmiton, et Linot qui était plus particulièrement chargé de distraire les clients et de vendre les gaufres, rissoles et oublies, le personnel du Coq-Hardi devenait imposant.

Rue des Francs-Bourgeois, Barbe et les enfants seraient au calme. Le soir de son installation, Angélique ne cessa de monter d'un étage à l'autre, dans son excitation. Il n'y avait pas beaucoup de meubles : un lit dans chaque pièce, plus un petit lit d'enfant, deux tables, trois chaises, des carreaux de peluche pour s'asseoir. Mais le feu dansait dans l'âtre, et la grande chambre embaumait les crêpes. C'est avec les crêpes qu'on baptise un logis.

Le chien Patou remuait la queue, et la petite servante Javotte souriait à Florimond, qui lui souriait.

Car Angélique était allée chercher à Neuilly les anciens compagnons de misère de Florimond et de Cantor. En s'installant rue des Francs-Bourgeois, elle avait pensé à la nécessité d'avoir un chien de garde. Le quartier du Marais était isolé et dangereux la nuit, avec ses grands terrains vagues, ses cultures isolant les maisons les unes des autres. La protection de Cul-de-Bois était acquise à Angélique, mais, dans l'ombre, des voleurs peuvent se tromper d'adresse. Ainsi le souvenir lui était revenu de la fillette à laquelle ses deux enfants devaient, sans nul doute, la vie, et de l'animal qui avait abrité la détresse de Florimond.

La nourrice ne la reconnut pas, car Angélique portait son masque et était venue en carrosse de louage. Pour la somme qu'on lui proposa, la bonne femme fut tout sourire et laissa partir sans regret la gamine, qui était sa nièce, et le chien. Angélique se demandait quelle serait la réaction de Florimond, mais les deux nouveaux venus ne semblèrent lui rappeler que de bons souvenirs. Finalement, c'était elle, Angélique, qui, en regardant Javotte et Patou, se sentait le cœur crevé en se rappelant Florimond dans la niche, et se jurait une fois de plus que ses enfants n'auraient plus jamais faim ni froid. Ce soir-là, elle avait fait des folies. Elle avait acheté des jouets. Non pas de ces moulins ou de ces têtes de chevaux plantées sur un bâton qu'on pouvait acquérir pour quelques sols sur le Pont-Neuf. Mais des jouets de la galerie du Palais, qu'on disait fabriqués à Nuremberg : un petit carrosse de bois doré avec quatre poupées, trois petits chiens en verre, un sifflet d'ivoire, et, pour Cantor, un œuf de bois peint qui en contenait plusieurs autres. En regardant sa petite famille, Angélique disait à Barbe :

– Barbe, un jour ces deux jeunes gens iront à l'académie du Mont-Parnasse, et nous les présenterons à la cour.

Et Barbe répondait en joignant les mains :

– Je le crois, Madame.

À ce moment, le crieur de morts passa dans la rue.

Écoutez, mols gens qui dormez,


Priez Dieu pour les Trépassés !

Angélique, furieuse, courut à la fenêtre et lui jeta un pot d'eau sur la tête.

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La seconde initiative d'Angélique fut de changer l'enseigne de la rôtisserie du Coq-Hardi, laquelle, du fait de son succès, devint la taverne du Masque-Rouge. La jeune femme avait de grandes ambitions, car en plus d'un « bouchon » de fer forgé, dressé en avancée sur la rue et qui représenterait sans doute un masque de carnaval, elle désirait une enseigne peinte qu'on accrocherait au-dessus de la porte.

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Un jour, en revenant du marché, elle tomba en arrêt devant l'enseigne d'un marchand d'armes. Cette enseigne représentait un vieux militaire à barbe blanche en train de boire du vin dans son casque, tandis que sa pique, appuyée près de lui, brillait de tout son acier étincelant.

– Mais c'est le vieux Guillaume ! s'écria-t-elle.

Elle se précipita à l'intérieur de la boutique, où le patron lui dit que le chef-d'œuvre qu'il avait au-dessus de sa porte était de la main d'un peintre qui répondait au nom de Gontran Sancé et habitait faubourg Saint-Marcel.

Angélique, le cœur battant, courut à l'adresse indiquée. Au troisième étage d'une maison de modeste apparence, une jeune femme, petite, souriante et rose, vint lui ouvrir. Dans l'atelier, Angélique découvrit Gontran à son chevalet, au milieu de ses toiles et de ses couleurs : azur, brun-rouge, cendre bleue, vert de Hongrie... Il fumait la pipe et peignait un angelot nu dont le modèle était une belle petite fille de quelques mois, étendue sur un tapis de velours bleu.

La visiteuse, qui était masquée, parla, pour commencer, de l'enseigne du marchand d'armes. Puis, ôtant son masque en riant, elle se fit reconnaître. Il lui parut que Gontran était sincèrement heureux de la revoir. Il ressemblait de plus en plus à leur père, et avait la même façon, pour écouter, de poser ses mains sur ses genoux, comme un maquignon. Il apprit à Angélique qu'il avait réussi à passer maître, et qu'il avait épousé la fille de son ancien patron Van Ossel.

– Mais tu as fait une mésalliance ! s'écria Angélique avec effroi, profitant de ce que la petite Hollandaise était à la cuisine.

– Et toi ? Si j'ai bien compris, tu es la tenancière d'une taverne, et tu verses à boire à des gens dont certains sont bien au-dessous de ma condition.

Après un instant de silence, il reprit, non sans finesse :

– Et tu es accourue pour me voir, sans hésitation, sans fausse honte ! Serais-tu accourue de la même façon pour annoncer ta situation présente à Raymond, qui vient d'être nommé confesseur de la reine mère ; à notre sœur Marie-Agnès, fille d'honneur de la reine et qui fait la p... au Louvre, selon la règle de cet essaim de beautés ; ou même au petit Albert, qui est page chez le marquis de Rochant ?

Angélique reconnut qu'elle se tenait plutôt à l'écart de cette partie de sa famille. Elle demanda, ce que devenait Denis.

– Il est à l'armée. Notre père jubile. Enfin un Sancé au service du roi ! Jean-Marie, le dernier, est au collège. Il se peut que Raymond lui procure un bénéfice ecclésiastique, car il est au mieux avec le confesseur du roi, qui détient la feuille de nomination. Nous finirons par avoir un évêque dans la famille.

– Ne trouves-tu pas que nous sommes une drôle de famille ? demanda Angélique en hochant la tête. Il y a des Sancé du haut en bas de l'échelle.

– Hortense flotte entre deux eaux, avec son procureur de mari. Ils ont beaucoup de relations, mais vivent chichement. Avec l'histoire du rachat des charges, voilà bien quatre ans que l'État ne leur paie pas un sou.

– Les vois-tu ?

– Oui. Ainsi que Raymond et les autres. Personne n'est jamais très fier de me rencontrer. Mais chacun est content d'avoir son portrait.

Angélique eut une brève hésitation.

– Et... quand vous vous rencontrez... est-ce que vous parlez de moi ?

– Jamais ! fit durement le peintre. Tu es un souvenir trop atroce pour nous, une catastrophe, un effondrement qui nous a broyé le cœur, si peu que nous en ayons. Heureusement, peu de gens ont su que tu étais notre sœur... Toi, la femme du sorcier qu'on a brûlé en place de Grève !

Cependant, tout en parlant, il lui avait pris la main dans sa main tachée de peinture et rendue calleuse par les acides. Il lui écarta les doigts, toucha cette paume menue qui conservait la trace des ampoules, des brûlures du fourneau, et il y posa sa joue d'un geste d'affection câline. Geste, qu'il accomplissait parfois dans sa petite enfance... La gorge d'Angélique lui faisait si mal qu'elle crut se mettre à pleurer. Mais il y avait trop longtemps qu'elle n'avait pas pleuré ! Ses dernières larmes, elle les avait versées bien avant la mort de Joffrey. Elle en avait perdu l'habitude.

Elle retira sa main et dit presque sèchement, en regardant, autour d'elle, les toiles appuyées contre le mur :

– Tu fais de très belles choses, Gontran.

– Oui. Et pourtant les grands seigneurs affectent de me tutoyer, et les bourgeois me regardent avec morgue, parce que, ces belles choses, je les fais avec mes mains. Voudrait-on pas que je travaille avec mes pieds ? Et en quoi le fait de manier l'épée représente-t-il une œuvre moins manuelle et moins méprisable que de manier le pinceau ?