– Ne crains rien, dit Calembredaine.
Il était assis sur un escabeau, devant elle, ses énormes mains appuyées sur ses genoux. À terre, une chandelle dans un beau flambeau d'argent luttait contre la lueur fade du jour. Angélique remua et vit qu'elle était étendue sur un grabat où s'amoncelait un nombre impressionnant de manteaux de toutes étoffes et de toutes couleurs. Il y en avait de somptueux, en velours garni d'or, semblables à ceux que les jeunes seigneurs portaient pour aller jouer de la guitare sous les fenêtres de leurs maîtresses, et d'autres en grosse futaine, vêtements confortables de voyageurs ou de marchands.
– Ne crains rien... Angélique, répéta le bandit.
Elle leva vers lui un regard dilaté. Sa raison chavirait. Car il avait parlé en patois poitevin, et elle le comprenait !
Il porta la main à son visage et, d'un seul coup, il arracha l'excroissance de chair qu'il avait sur la joue. Elle ne put s'empêcher de pousser un cri nerveux. Mais déjà il rejetait en arrière son feutre sale, entraînant ainsi une perruque de cheveux embroussaillés. Puis il dénoua le tampon noir qu'il portait sur l'œil.
Maintenant, Angélique avait devant elle un jeune homme aux traits rudes, dont les courts cheveux noirs frisaient au-dessus du front carré. Enfoncés sous les sourcils broussailleux, des yeux marron guettaient la jeune femme, et leur expression n'était pas dénuée d'anxiété. Angélique porta la main à sa gorge ; elle étouffait. Elle aurait voulu crier, mais elle en était incapable. Enfin, elle ânonna, comme une sourde-muette qui remue les lèvres et ignore le son de sa voix :
– Ni... co... las.
Un sourire étirait les lèvres de l'homme.
– Oui, c'est moi. Tu m'as reconnu ?
Elle jeta un regard sur la défroque immonde qui gisait à terre près de l'escabeau : la perruque, le bandeau noir...
– Et... c'est toi aussi qu'on appelle Calembredaine ?
Il se dressa et frappa d'un poing violent sa poitrine qui résonna.
– C'est moi. Calembredaine, l'illustre polisson du Pont-Neuf. J'ai fait du chemin depuis qu'on ne s'est vu, hein ?
Elle le regardait. Elle était toujours étendue sur le grabat de vieux manteaux et ne pouvait faire un mouvement. Par une meurtrière à barreaux, le brouillard, épais comme une fumée, pénétrait dans la pièce en volutes lentes. C'était peut-être pour cela que ce personnage loqueteux, cet hercule en haillons, noir de barbe, qui se frappait les pectoraux en disant : Je suis Nicolas... Je suis Calembredaine, lui apparaissait comme une fantasmagorie douteuse. Allait-elle s'évanouir ?
*****
Il se mit à marcher tout à coup de long en large, mais sans la quitter du regard.
– Les forêts, ça va encore quand il fait chaud, reprit-il. J'ai travaillé avec des faux-sauniers. Et puis, après, j'ai trouvé une bande dans la forêt de Mercœur : d'anciens mercenaires, d'anciens paysans du Nord, des galériens évadés. Ils étaient bien organisés. Je me suis mis avec eux. On rançonnait les voyageurs sur la route qui va de Paris à Nantes. Mais les bois, ça va encore quand il fait chaud. Quand vient l'hiver, il faut rentrer dans les villes. Pas facile... On a fait Tours, Châteaudun. C'est comme ça qu'on est arrivé devant Paris. Quel mal qu'on a eu avec tous ces chasse-gueux et ces chasse-coquins à nos trousses ! Ceux qui se faisaient pincer aux portes, on leur rasait les sourcils et la moitié de la barbe et zou l'ami, retourne à la campagne, retourne vers ta ferme brûlée, tes champs pillés et ton champ de bataille. Ou bien c'est l'Hôpital général, ou bien encore le Châtelet, des fois que t'aurais dans ta poche un morceau de pain que la boulangère t'a donné parce qu'elle pouvait pas faire autrement. Mais moi j'ai repéré les bons coins pour passer : des caves qui communiquent d'une maison à l'autre, des trous d'égouts qui prennent dans les fossés, et, comme c'était l'hiver, les chalands dans les glaces tout le long de la Seine depuis Saint-Cloud. D'un chaland à l'autre, hop là ! Une nuit, on est tous entrés dans Paris, comme des rats...
Elle dit vaguement :
– Comment as-tu pu tomber aussi bas ?
Il sursauta et pencha vers elle un visage crispé de colère.
– Et toi donc ?
Angélique considéra sa robe déchirée. Ses cheveux dénoués, mal peignés s'échappaient du bonnet de lingerie qu'elle avait pris l'habitude de porter, comme les femmes du peuple.
– Ce n'est pas la même chose, dit-elle.
Les dents de Nicolas grincèrent, et il eut un râle de dogue enragé.
– Oh ! si ! Maintenant... c'est presque la même chose. Tu m'entends... garce !
Angélique le contemplait avec une sorte de sourire lointain... C'était bien lui. Elle le revoyait debout dans le soleil, avec sa grosse main pleine de fraises des bois. Et, sur son visage, la même expression méchante, vengeresse... Oui, cela lui revenait en mémoire, peu à peu. Il se penchait ainsi... Un Nicolas plus gauche, campagnard encore, mais déjà insolite dans la douceur du petit bois printanier. Passionné comme une bête chaude et qui, pourtant, mettait ses bras au dos pour ne pas être tenté de saisir et de violenter :
– Je vais te dire... il n'y avait que toi dans ma vie... Moi, je suis quelque chose qui n'est pas à sa place et qui se promène toujours ici et là sans savoir... Ma seule place, c'était toi...
Pas mal comme déclaration pour un manant. Mais en vérité sa place vraie c'était celle où il se campait maintenant, terrifiant, insolent : capitaine de bandits dans la capitale !... La place des bons à rien qui veulent prendre aux autres plutôt que de peiner pour gagner... Cela se devinait déjà lorsqu'il abandonnait son troupeau de vaches pour aller chiper le casse-croûte des autres petits bergers. Et Angélique était sa complice !
Elle se redressa d'un coup de reins et lui planta dans les yeux son regard glauque.
– Je te défends de m'injurier. Je n'ai jamais été garce avec toi. Et maintenant donne-moi à manger. J'ai faim.
En vérité, la fringale qui venait de la saisir la tordait jusqu'au malaise. Nicolas Calembredaine parut décontenancé de cette attaque.
– Bouge pas, fit-il. On va s'occuper de ça.
Saisissant une barre de métal, il frappa sur un gong de cuivre qui brillait au mur comme un soleil. Aussitôt, on entendit dans l'escalier une galopade de sabots, et un homme à la mine ahurie parut dans l'entrebâillement de la porte. Nicolas le désigna à Angélique :
– Je te présente Jactance. Un de mes coupe-bourses. Mais surtout un fameux c... qu'a trouvé moyen de se faire f... au pilori le mois dernier. Alors je le garde ici pour la tambouille, histoire que les clients des Halles oublient un peu la forme de son nez. Après quoi, on lui collera une perruque et en avant les ciseaux ! Gare aux bourses ! Qu'est-ce qu'il y a dans ta marmite, fainéant ?
Jactance renifla et passa sa manche sous son nez humide.
– Des pieds de cochon, chef, avec du chou.
– Cochon toi-même ! beugla Nicolas. Est-ce que c'est un manger convenable pour une dame ?
– J'sais pas, chef...
– Ça ira, s'impatienta Angélique.
L'odeur de la nourriture la faisait presque défaillir. C'était vraiment très humiliant cette faim qu'elle éprouvait dans les moments les plus importants ou dramatiques de sa vie. Et plus les événements étaient dramatiques, plus elle avait faim !
Lorsque Jactance revint, portant une écuelle de bois débordante de chou et d'abats gélatineux, il était précédé du nain Barcarole. Celui-ci fit une cabriole, puis ébaucha à l'adresse d'Angélique un salut de cour que rendaient grotesque sa toute petite jambe potelée et son grand chapeau. Sa tête monstrueuse ne manquait pas d'intelligence, ni même d'une certaine beauté. C'était peut-être pour cela que, malgré sa difformité, il avait paru tout de suite sympathique à Angélique.
– J'ai l'impression que tu n'es pas mécontent de ta nouvelle conquête. Calembredaine, fit-il en lançant un clin d'œil à Nicolas. Mais qu'en pensera la marquise des Polaks ?
– Ta g... ! grogna le chef. De quel droit t'introduis-tu dans ma turne ?
– Du droit du fidèle serviteur qui mérite récompense. N'oublie pas que c'est moi qui t'ai amené cette jolie fille que tu lorgnais depuis si longtemps dans tous les coins de Paris.
– L'amener aux Innocents ! Ça, tu peux le dire, c'était malin ! Pour un peu, le Grand Coësre se l'adjugeait et Rodogone-l'Égyptien me la soufflait.
– Fallait bien que tu la gagnes, fit le minuscule Barcarole qui devait renverser la tête en arrière pour regarder Nicolas. Qui m'a f... un chef qui ne se serait pas battu pour sa marquise ! Et n'oublie pas, t'as pas payé toute la dot encore. N'est-ce pas, la belle ?
Angélique n'avait rien écouté, car elle mangeait avidement. Le nain la considéra d'un air attendri.
– Ce qu'il y a de meilleur dans les pieds de cochon, ce sont les petits os, fit-il aimablement, c'est bon de les sucer et c'est amusant de les cracher. À mon avis, à part les petits os, il faut laisser le reste.
– Pourquoi dis-tu que la dot n'est pas encore payée ? interrogea Calembredaine en fronçant les sourcils.
– Dame ! Et le type qu'elle veut qu'on supprime ? Le moine aux yeux bigles !... Le chef se tournait vers Angélique.
– C'est vrai cela ? T'es d'accord ?
Elle avait mangé trop vite. Repue, envahie d'une mauvaise torpeur, elle s'était étendue de nouveau sur les manteaux.
À la question de Nicolas, elle répondit, les yeux clos :
– Oui, il le faut.
– Ce n'est que justice ! brailla le nain. Le sang doit arroser les noces des gueux. Hou ! Hou ! Du sang de moine !...
Il blasphéma horriblement, puis, devant un geste menaçant de son chef, il s'enfuit dans l'escalier. Calembredaine referma la porte mal jointe d'un coup de talon. Debout au pied de l'étrange litière où gisait la jeune femme, il la considéra longuement, les poings sur les hanches. Elle finit par ouvrir les yeux.
– C'est vrai que tu me lorgnais depuis longtemps dans Paris ? demanda-t-elle.
– Je t'avais repérée tout de suite. Tu penses, avec tous mes gens, je suis vite au courant des nouveaux venus et je sais mieux qu'eux-mêmes le nombre de leurs bijoux et comment on peut entrer chez eux quand minuit sonne au beffroi de la place de Grève. Mais tu m'as vu aux Trois-Maillets...
– Ignoble ! murmura-t-elle avec un frisson. Oh ! pourquoi riais-tu en me regardant ?...
– Parce que je commençais à comprendre que bientôt tu serais à moi.
Elle le considéra froidement, puis haussa les épaules et bâilla. Elle ne craignait pas Nicolas comme elle avait craint Calembredaine. Elle avait toujours dominé Nicolas. Pour avoir peur d'un homme, il ne faut pas l'avoir connu enfant. Le sommeil la gagnait. Elle interrogea encore, vaguement :
– Pourquoi... mais pourquoi donc as-tu quitté Monteloup ?
– Ah ! ça alors, elle est forte ! cria-t-il en croisant les bras sur sa poitrine. Pourquoi ? Croyais-tu donc que j'avais envie que le vieux Guillaume m'embroche sur sa pique... après ce qui s'était passé avec toi ? J'ai quitté Monteloup le soir de tes noces... Cela aussi, tu l'avais oublié ?
Oui, cela aussi elle l'avait oublié. Sous ses paupières baissées, le souvenir renaissait avec son odeur de paille et de vin, le poids du corps musclé de Nicolas sur elle et cette sensation pénible de hâte et de colère, d'inachèvement.
– Ah ! fit-il avec amertume, on peut dire que je ne tenais guère de place dans ta vie. Bien sûr, tu n'as jamais pensé à moi pendant toutes ces années ?
– Bien sûr, répéta-t-elle nonchalamment, j'avais autre chose à faire que de penser à un valet de ferme.
– Garce ! cria-t-il hors de lui. Prends garde à ce que tu dis. Le valet de ferme est ton maître maintenant. Tu es à moi...
Il criait encore que, déjà, elle dormait. Loin de l'émouvoir, cette voix lui apportait la sensation d'une brutale, mais bienfaisante protection. Il s'interrompit.
– Et voilà, fit-il à mi-voix, c'est comme autrefois... quand tu t'endormais sur la mousse, en plein milieu de nos querelles. Eh bien dors, ma gazoute. Tu es à moi quand même. As-tu froid ? Veux-tu que je te couvre ?
Des paupières, elle fit un imperceptible signe affirmatif. Il alla chercher un somptueux manteau de beau drap et le jeta sur elle. Puis, de la main, très doucement, il lui effleura le front avec une sorte de crainte.
*****
Cette chambre était vraiment un lieu très bizarre. Bâtie d'énormes pierres comme les anciens donjons, elle était ronde et tristement éclairée par une meurtrière grillée. Elle était remplie d'un assemblage d'objets hétéroclites, depuis de délicats miroirs enchâssés dans l'ébène et l'ivoire jusqu'à de vieilles ferrailles, des outils de travail tels que des marteaux et des pioches, des armes...
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