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Les mariniers du petit port au bois, non loin de là, baissèrent la voix en voyant s'approcher de la berge les redoutables silhouettes.

Le coin devenait impossible, se disaient-ils. Quand donc les échevins de la ville se décideraient-ils à abattre ces vieux remparts et à chasser toute cette vermine ?

– Messires, je vous salue, dit Mort-aux-Rats en les abordant. Auriez-vous la bonté de nous conduire jusqu'au quai de Gesvres ?

– Vous avez des sous ?

– Nous avons ça, fit l'Espagnol en lui posant la pointe de son épée sur le ventre.

L'homme haussa les épaules avec résignation. Tous les jours on avait affaire à ces gredins qui se cachaient dans les bateaux, volaient la marchandise et se faisaient passer pour rien, d'une rive à l'autre, comme des seigneurs. Lorsque les mariniers étaient en nombre, cela finissait par des bagarres sanglantes, au couteau, car la corporation des gens de l'eau n'était pas de mœurs particulièrement patientes.

Ce soir-là cependant, les trois hommes, qui venaient d'allumer leur feu pour veiller près des chalands, comprirent qu'ils avaient intérêt à ne pas chercher la discussion. Un jeune garçon se leva sur un signe de son patron et, pas très rassuré, détacha sa barque où avaient pris place Angélique et ses sinistres compagnons.

La barque passa sous les arches du Pont-Neuf et aux abords du pont Notre-Dame, accosta les soubassements du quai de Gesvres.

– Ça va bien, mon mignon, dit Mort-aux-Rats au jeune batelier. Non seulement on te remercie, mais on te laisse revenir entier. Prête-nous seulement ta lanterne. On te la rendra quand on y pensera...

L'immense voûte qui portait le quai de Gesvres tout nouvellement construit était un travail gigantesque, un chef-d'œuvre de « trait » et de taille de pierre. En y pénétrant, Angélique entendit le mugissement du fleuve comprimé, qui faisait penser à la grande voix de l'océan. Le bruit des carrosses roulant sur la voûte avec des échos de tonnerre lointain ajoutait à cette impression. Glaciale et humide, cette caverne grandiose, isolée au cœur de Paris, semblait avoir été crée pour servir d'asile à tous les malfaiteurs de la cité.

Les bandits la suivirent jusqu'au bout. Trois ou quatre passages sombres, ménagés pour servir d'égouts aux boucheries de la rue de la Vieille-Lanterne, vomissaient des flots de sang. Il fallut les franchir d'un bond.

Plus loin, ce furent encore des boyaux étroits et puants, des escaliers dissimulés dans les replis des maisons, des berges où les pieds enfonçaient jusqu'aux chevilles dans la vase. Lorsque les bandits émergèrent de nouveau dans Paris il faisait nuit notre et Angélique aurait été bien incapable de dire où elle se trouvait. Il y avait là, sans doute, une placette avec une fontaine au milieu, car on entendait un murmure d'eau. La voix de Nicolas s'éleva tout à coup, très proche :

– C'est vous, les gars ? La fille est là ?

Un des « narquois » braqua la lanterne sur Angélique.

– La v'là.

Elle aperçut la haute silhouette et le visage affreux du bandit Calembredaine et elle ferma les yeux d'horreur. Elle avait beau savoir que c'était Nicolas, cette vue éveillait en elle une peur panique.

Le chef rabattit de sa main la lanterne.

– T'es pas fou avec ta « fumante » ! Il faut de la lumière à môssieur maintenant pour se promener ?

– On n'avait pas envie de tomber dans la flotte, sous le quai de Gesvres, protesta l'autre.

Nicolas avait saisi d'une main rude le bras d'Angélique.

– Crains rien, mon petit cœur, tu sais bien que c'est moi, gouailla-t-il.

Il la poussa dans l'abri d'un porche.

– Toi, La Pivoine, mets-toi de l'autre côté de la rue, derrière la borne. Toi, Martin, reste avec moi. Toi, Gobert, va là-bas. Les autres vous ferez le guet aux carrefours. T'es à ton poste, Barcarole ?

Une voix répondit comme tombant du ciel :

– Présent, chef.

Le nain était perché sur l'enseigne d'une boutique.

Du porche où elle se trouvait au côté de Nicolas, Angélique pouvait voir sur toute sa longueur une ruelle étroite. Quelques lanternes, accrochées devant les maisons les plus cossues, l'éclairaient pauvrement et faisaient luire, comme un triste serpent, le ruisseau central encombré d'ordures.

Les échoppes des artisans étaient bien closes. Les gens se mettaient au lit, et l'on voyait passer, derrière les carreaux, la lueur ronde des chandelles. Une femme ouvrit une fenêtre pour vider un seau dans la rue. On l'entendit menacer un enfant qui pleurait d'appeler le Moine Bourru. C'était le croque-mitaine de ce temps-là, un moine tout barbu, disait-on et qui passait, sa besace sur le dos, pour emporter les enfants méchants.

– Je t'en donnerai moi, du Moine Bourru ! grommela Nicolas.

Il ajouta d'une voix basse et tendue :

– Je vais te payer ta dot, Angélique ! C'est comme cela que ça se passe chez les gueux. L'homme paie pour avoir sa belle, comme on achète un bel objet dont on a envie.

– C'est bien la seule chose qu'on achète chez nous, ricana l'un des spadassins.

Son chef le fit taire d'un juron. Entendant un bruit de pas, les bandits devinrent silencieux et s'immobilisèrent. Doucement, ils tirèrent leur épée. Un homme s'avançait dans la ruelle, sautillant d'un pavé à l'autre pour éviter de salir dans les flaques ses souliers à hauts talons et à rosettes.

– C'est pas lui, chuchota Nicolas Calembredaine.

Les autres rengainèrent. Le passant entendit le cliquetis des armes. Il sursauta, devina les silhouettes qui grouillaient sous le porche, et s'enfuit en hurlant.

– Au voleur ! Au meurtre ! Au tire-laine ! On m'assassine !...

– Espèce d'idiot ! grommela de l'autre côté de la rue le drille La Pivoine. Pour une fois qu'on en laisse passer un tranquille sans même lui prendre son manteau, il faut qu'il gueule comme un âne !... C'est à vous dégoûter !

Un sifflement léger, venant de l'autre bout de la rue, le fit taire.

*****

– Regarde qui vient là, Angélique, chuchota Nicolas en étreignant le bras de la jeune femme.

Glacée, insensible à tout, au point de ne pas sentir le contact de cette main, Angélique attendait. Elle savait ce qui allait se passer. C'était inéluctable. Il fallait que cette chose s'accomplît. Son cœur ne pourrait se remettre à vivre qu'APRÈS. Car tout était mort en elle, et seule la haine avait le pouvoir de la ranimer.

Elle vit paraître dans la lueur jaune des lanternes, deux moines qui se donnaient le bras. Dans l'un, elle n'eut aucune peine à reconnaître Conan Bêcher. L'autre, grassouillet et prolixe, discourait en latin avec de grands gestes. Il devait être légèrement ivre, car, de temps à autre, il entraînait son compagnon contre le mur d'une maison, puis en s'excusant le ramenait patauger dans le ruisseau.

Angélique entendit le timbre aigre de l'alchimiste. Lui aussi s'exprimait en latin, mais sur un ton de protestation outrée.

En arrivant à la hauteur du porche, il finit par s'écrier en français avec exaspération :

– En voilà assez, frère Amboise, vos théories sur le baptême au bouillon gras sont hérétiques ! Un sacrement ne peut rien valoir si l'eau avec laquelle on le confère est polluée d'éléments impurs tels que les graisses animales. Un baptême au bouillon gras ! Quel blasphème ! Pourquoi pas au vin rouge, pendant que vous y êtes ? Cela vous arrangerait, vous qui semblez tant l'aimer !

Et, d'une secousse, le maigre récollet se dégagea du bras qui se cramponnait à lui. Le gros frère Amboise balbutia d'un ton larmoyant d'ivrogne :

– Mon père, vous me navrez... Hélas ! J'aurais aimé vous convaincre.

Soudain, il poussa une clameur démente :

– Ha ! Ha ! Deus coeli !

Presque au même instant, Angélique se rendit compte que le frère Amboise était à leurs côtés sous le porche.

– À vous, les mions1, souffla-t-il, passant sans transition du latin à la langue des argotiers.

Conan Bêcher s'était retourné :

– Que vous arrive-t-il ?

Il s'interrompit et sonda la ruelle déserte d'un regard qui vacillait. Sa voix s'étrangla.

– Frère Amboise ! appela-t-il... Frère Amboise, où êtes-vous ?...

Sa maigre face hallucinée parut se creuser davantage, et on l'entendit haleter, tandis qu'il s'avançait de quelques pas en jetant des coups d'œil terrifiés autour de lui.

– Hou ! Hou ! Hou !

C'était le nain Barcarole qui entrait en scène avec son ululement sinistre d'oiseau de nuit. Il s'arcbouta contre l'enseigne métallique qui grinça et, d'un bond élastique de crapaud géant, sauta aux pieds du moine Bêcher.

Celui-ci se plaqua contre le mur.

– Hou ! Hou ! Hou ! répétait le nain.

Menant un ballet infernal devant sa victime terrorisée, il multipliait les cabrioles, les saluts grotesques, les grimaces, les gestes obscènes. Il enveloppait Bêcher d'une véritable ronde diabolique.

Puis une seconde créature hideuse sortit de l'ombre en ricanant. C'était un bossu aux jambes cagneuses. Ses genoux se touchaient, tandis que ses jambes et ses pieds trop écartés ne lui permettaient d'avancer qu'avec un déhanchement brusque et horrible. Mais sa silhouette n'était rien comparée à son visage monstrueux. Car il portait au front une bizarre excroissance de chair, pendante et rouge.

Le râle qui s'échappa de la gorge du moine n'avait plus rien d'humain.

– Haaah !...

– Haaah !... les démons !

Son long corps se replia subitement et il se trouva à genoux sur les pavés boueux. Ses yeux s'exorbitaient. Son teint devenait cireux. Entre les commissures de ses lèvres dilatées par un rictus de terreur abjecte, on voyait frémir deux rangées de dents gâtées. Très lentement, comme au sein d'un cauchemar, il leva ses mains osseuses aux doigts écartés. Sa langue remua péniblement. Il articula :

– Pitié... Peyrac !

Ce nom, prononcé par une voix honnie, pénétra dans le cœur d'Angélique comme un coup de stylet. Le réflexe de folie qu'inspirait la scène hallucinante se déclencha en elle. Elle se mit à hurler sauvagement :

– Tue-le ! Tue-le !

Et, sans en avoir conscience, elle mordait l'épaule de Nicolas. Il se dégagea d'une bourrade et tira de l'étui le coutelas de boucher qui lui servait d'arme. Mais, tout à coup, il y eut dans la ruelle un silence pesant. La voix de Barcarole s'éleva :

– Ça alors !

Le corps du moine venait de s'écrouler de côté, au pied du mur. Les bandits s'approchèrent. Le chef se pencha, souleva la tête immobile, la mâchoire tomba, découvrant la bouche énorme ouverte sur un dernier cri d'angoisse. Les yeux étaient fixes et déjà troubles.

– Y a pas, il est mort ! constata Calembredaine.

– Pourtant on l'a même pas touché, dit le nain. S'pas, Crête-de-Coq, qu'on l'a pas touché ? On lui faisait seulement des grimaces pour lui flanquer la trouille !

– T'as trop bien réussi. Il en est mort... Il est mort de trouille !

Une fenêtre s'ouvrit. Une voix tremblante interrogea :

– Que se passe-t-il ? Qui parle de démons ?

– Caltons, ordonna Calembredaine. On n'a plus rien à faire ici.

Le lendemain matin, lorsqu'on trouva le corps du moine Bêcher privé de vie et ne portant nulle trace de coups ou de blessures, les gens se souvinrent, dans Paris, des paroles de ce sorcier qu'on avait brûlé en place de Grève :

« ...Conan Bêcher, dans un mois, je te donne rendez-vous au tribunal de Dieu... »

On consulta le calendrier et l'on vit que le mois s'achevait. En se signant beaucoup les habitants de la rue de la Cerisaie, près de l'Arsenal, racontèrent les cris étranges qui les avaient tirés de leur premier sommeil, la veille au soir. Il fallut payer double prix au fossoyeur qui enterra le moine maudit. Et sur la tombe on mit cette épitaphe :

Ci-gît le père Conan Bêcher, récollet, qui mourut par les vexations des démons, le dernier de mars 1661.

*****

La bande de Nicolas Calembredaine, illustre polisson, acheva la nuit dans les cabarets. Tous les bouges échelonnés entre l'Arsenal et le Pont-Neuf reçurent leur visite. Ils entouraient une femme au visage blême et aux cheveux dénoués, et ils la faisaient boire. Angélique ivre à tomber, finit par vomir incoerciblement. Comme elle demeurait le front appuyé au bois d'une table, une pensée naquit en elle et s'étira longuement, désespérément :

– Déchéance ! Déchéance...

Nicolas, d'une poigne impérieuse, la redressa et l'examina avec une inquiétude surprise.

– T'es malade ? On n'a pourtant rien bu encore... Faut fêter nos noces...