Comme si la table de Calembredaine n'était pas meilleure, ravitaillée aux bons endroits par ses sbires qui hantent les chalands sur la Seine, rôdent près des charcuteries et boucheries, et attaquent les paysans qui se rendent au marché.
*****
Angélique, devant le feu crépitant de fagots volés, s'appuyait aux dures cuisses de Calembredaine. Il n'y avait pas une once de graisse chez cet athlète. Le garçonnet de jadis, qui grimpait aux arbres comme un écureuil, était devenu un hercule, tout en muscles énormes et serrés. À ses larges épaules, on pouvait retrouver son atavisme paysan. Mais il était vrai qu'il avait secoué la glaise de ses sabots. C'était un loup des villes, souple et rapide.
Lorsque ses bras se refermaient sur Angélique, elle avait l'impression d'être prisonnière d'un cercle de fer qu'aucune force ne pourrait dénouer. Suivant l'heure, elle se révoltait ou bien elle posait d'un geste félin sa joue contre la joue râpeuse de Nicolas. Il lui plaisait de voir s'allumer dans les yeux du fauve une lueur éblouie et d'y prendre conscience de son propre pouvoir. Nicolas ne se montrait jamais à elle que dégrimé. Les traits de l'ancien Nicolas de Monteloup la rendaient plus sensible qu'elle ne croyait à l'empire du nouveau Nicolas et, quand il lui chuchotait, en ce patois qui avait été leur premier langage, les mots qu'on dit aux bergères dans le foin des meules, le décor sordide s'effaçait. C'était comme une drogue, quelque chose qui calmait des blessures trop profondes. L'orgueil que cet homme éprouvait de la posséder était à la fois insultant et impressionnant.
– Tu étais une noble... Tu m'étais interdite, aimait-il à répéter, et moi je me disais : Je l'aurai... Et je savais que tu viendrais... Et maintenant, tu es à moi.
Elle l'insultait, mais se défendait mal. Car il est vrai qu'on ne peut craindre réellement un être qu'on a connu enfant : ce sont les réflexes de l'enfance dont on se défait le moins. La familiarité qui les unissait l'un à l'autre avait de trop lointaines racines.
– Sais-tu à quoi je pensais ? dit-il. Toutes ces idées que j'ai eues dans Paris, et qui m'ont permis de réussir, elles me sont venues de nos aventures d'enfants et de nos expéditions. On les préparait bien à l'avance, te souviens-tu ? Eh bien, quand je me suis trouvé à organiser mon... travail, quelquefois je me disais...
Il s'interrompit pour réfléchir et passa la langue sur ses lèvres. Un gamin, nommé Flipot, accroupi à ses pieds, lui tendit un gobelet de vin.
– Ça va, grogna Calembredaine en rejetant le gobelet, laisse-nous causer. Vois-tu, continua-t-il, je me disais parfois : qu'est-ce qu'elle aurait fait, Angélique ? Quel est le beau coup qui lui serait venu dans sa petite cervelle ? Et ça m'aidait... Pourquoi ris-tu ?
– Je ne ris pas, je souris. Parce que je me rappelle la dernière expédition que nous avons faite et qui n'a pas été bien glorieuse. Quand nous étions partis pour les Amériques et que nous avons tout juste échoué à l'abbaye de Nieul...
– C'est vrai ! C'était une belle sottise. J'aurais pas dû te suivre cette fois...
Il réfléchit encore.
– Elles n'étaient pas bien fameuses, tes idées, à ce moment-là. C'est parce que tu grandissais, tu devenais une femme. Les femmes, ça n'a pas de bon sens... Mais ça a autre chose, conclut-il avec un rire gaillard.
Il hésita, puis osa une caresse en guettant sa compagne du coin de l'œil. C'était la force d'Angélique qu'il ne sût jamais comment seraient accueillies ses initiatives amoureuses. Pour un baiser, elle lui sautait aux yeux, les prunelles flambantes ainsi que celles d'une chatte irritée, menaçant de se précipiter du haut de la tour, l'insultant avec un vocabulaire de harengère qu'elle n'avait pas été longue à apprendre.
Elle boudait des jours entiers, glaciale, au point d'impressionner Barcarole et de faire bégayer Beau-Garçon. Calembredaine rassemblait alors son équipe et chacun, atterré, s'interrogeait sur les causes de son humeur.
Au contraire, à d'autres moments elle savait se faire douce, rieuse, presque tendre. Il la retrouvait. C'était elle !... Son rêve de toujours ! La fillette Angélique, pieds nus, en guenilles, les cheveux mêlés de brindilles, courant par les chemins. Et puis d'autres fois encore, elle devenait passive et comme absente, soumise à tout ce qu'il voulait d'elle, mais si indifférente qu'il renonçait, inquiet, vaguement effrayé. Une drôle de garce, vraiment, la marquise des Anges !...
*****
En fait elle ne calculait pas. Ses nerfs trop ébranlés la plongeaient dans des alternatives de désespoir et d'horreur ou d'abandon morne et presque heureux. Mais son instinct féminin lui avait enseigné le seul moyen de défense. Comme elle avait subjugué le petit paysan Merlot, elle matait le bandit qu'il était devenu... Elle échappait au danger d'être son esclave ou sa victime. Elle le tenait à sa merci plus encore par la câlinerie de ses consentements que par la rudesse de ses refus. Et la passion de Nicolas devenait chaque jour plus dévorante. Cet homme dangereux, qui avait les mains souillées de sang, de bien des crimes, en était arrivé à trembler de lui déplaire.
Ce soir, voyant que la marquise des Anges n'avait pas son méchant visage, il se mit à la caresser avec orgueil. Et elle s'alanguissait comme une liane contre son épaule. Elle dédaignait le cercle de trognes affreuses et ricanantes qui les entouraient. Elle admettait qu'il lui écartât son corsage, qu'il l'embrassât violemment sur la bouche. Son regard d'émeraude filtrait entre ses cils, provocant et lointain. Goûtant intérieurement la profondeur de sa déchéance, Angélique semblait étaler à plaisir sa fierté d'être la chose d'un maître redouté.
Un tel manège faisait hurler de rage la Polak.
L'ancienne maîtresse en titre de Calembredaine n'acceptait pas si facilement son brusque « dégommage », d'autant plus qu'avec la cruauté des vrais tyrans Calembredaine en avait fait la servante d'Angélique. C'était elle qui devait monter à sa rivale l'eau chaude pour sa toilette, usage si étonnant dans le monde des gueux qu'on en parlait jusqu'au faubourg Saint-Denis. Dans sa colère, la Polak, chaque fois, se renversait la moitié de l'eau bouillante sur les pieds. Mais, tel était l'ascendant de l'ancien valet sur ses gens, qu'elle n'osait prononcer un mot en face de celle qui lui avait pris les faveurs de son amant. Angélique recevait avec une égale indifférence les services et les œillades haineuses de cette grosse fille brune. En langage argotier, la Polak était une ribaude, c'est-à-dire une fille à soldats, de celles qui suivent les armées en guerre. Elle avait plus de souvenirs de bataille qu'un vieux mercenaire suisse. Elle pouvait parler canons, arquebuses et piques avec un égal bonheur, car elle avait eu des relations à tous les degrés de l'échelon militaire. Elle était même allée, précisait-elle, jusqu'aux officiers, pour leurs beaux yeux et leurs jolies moustaches, car ces gentils seigneurs ont plus souvent les poches vides qu'un brave soldat pillard. Elle avait régné toute une campagne sur un régiment de Polonais, d'où son surnom. Elle portait à la ceinture un couteau qu'elle tirait à tout propos et dont elle avait la réputation de se servir avec habileté.
Le soir, après avoir atteint le fond d'une cruche de vin, la Polak mise en verve parlait de pillage et d'incendie.
– Ah ! beau temps de la guerre ! Je disais aux soldats :
– Baisez-moi, gens d'armes. Je tuerai vos poux !...
Elle se mettait à chanter des refrains de corps de garde, embrassait les anciens militaires. On finissait par l'envoyer dehors à grands coups de pied. Alors, sous la pluie et le vent d'hiver, la marquise des Polaks courait sur les berges de la Seine et tendait les bras vers le Louvre, invisible dans la nuit.
– Eh ! Majesté ! Eh ! Franc-Ripault2 ! criait-elle, quand nous donneras-tu la guerre ?... La bonne guerre ! Qu'est-ce que tu fiches, là-bas, dans ta cambuse, bon à rien ? Qu'est-ce qui m'a f... un roi sans batailles ? Un roi sans victoires ?...
À jeun, la Polak oubliait ses propos belliqueux et ne songeait plus qu'à reconquérir Calembredaine. Elle s'y employait avec toutes les ressources d'un caractère sans scrupules et d'un tempérament volcanique. À son avis, disait-elle, Calembredaine ne serait pas long à en avoir assez de cette fille qui ne riait guère et dont les yeux parfois ne semblaient pas vous voir. D'accord, ils étaient « pays ». Ça crée des liens ; mais elle le connaissait, Calembredaine. Ça ne lui suffirait pas. Et dame, elle, la Polak, elle demandait au fond pas mieux que de partager. Après tout, deux femmes pour un homme, c'est pas beaucoup. Le Grand Coësre en avait six !...
Le drame, inévitable, éclata. Il fut court, mais violent. Certain soir, Angélique était allé voir Cul-de-Bois, dans un trou où il logeait du côté du pont Saint-Michel. Elle lui avait apporté une andouillette. Cul-de-Bois était le seul personnage de la bande auquel elle accordât sa considération. Elle avait pour lui des attentions qu'il recevait d'ailleurs avec une même face de bouledogue hargneux qui trouve cela tout à fait normal.
Ce soir-là, après avoir flairé l'andouillette, il regarda Angélique et lui dit :
– Où t'en retournes-tu ?
– À Nesle.
– N'y va pas. En passant, arrête-toi chez le tavernier Ramez, près du Pont-Neuf. Calembredaine y est avec les compagnons et la Polak.
Il attendit un instant, comme pour lui laisser le temps de comprendre, puis insista :
– T'as compris ce que tu dois faire ?
– Non.
Elle était agenouillée devant lui comme elle en avait l'habitude, afin d'être à la hauteur de l'homme-tronc. Le sol et les murs de la tanière étaient de terre battue. Le seul meuble était un coffre de cuir bouilli dans lequel Cul-de-Bois rangeait ses quatre vestes et ses trois chapeaux. Il était toujours très soigné de sa demi-personne. Le trou était éclairé par une veilleuse d'église volée, plantée au mur : un délicat travail d'orfèvrerie, en vermeil.
– Tu entreras dans la piaule, expliqua Cul-de-Bois d'un air docte, et quand tu auras vu ce que Calembredaine fait avec la Polak, tu prendras ce qui te tombera sous la main : un pot, une bouteille, et tu lui taperas sur le crâne.
– À qui ?
– À Calembredaine pardi ! Dans ces cas-là on s'occupe pas de la fille.
– J'ai un couteau, dit Angélique.
– Laisse-le tranquille, tu sais pas t'en servir. Et puis, pour donner une leçon au gueux qui trompe sa marquise, y a que le coup sur la tête, crois-moi !
– Mais cela m'est bien égal que ce croquant me trompe, dit Angélique avec un sourire hautain.
Les yeux de Cul-de-Bois s'allumèrent dans la broussaille de ses sourcils. Il parla avec lenteur.
– T'as pas le droit... Je dirai plus : t'as pas le choix. Calembredaine est puissant parmi les nôtres. Il t'a gagnée. Il t'a prise. T'as plus le droit de le dédaigner. T'as plus le droit de le laisser te dédaigner. C'est ton homme.
Angélique eut un frisson où il y eut de la colère et une sourde volupté. Sa gorge se serra.
– Je ne veux pas, murmura-t-elle d'une voix étouffée.
Le cul-de-jatte poussa un grand éclat de rire amer.
– Moi non plus, je ne voulais pas, quand un boulet m'a rasé les deux quilles à Nordlingen. Il n'a pas demandé mon avis. On peut pas revenir sur ces choses-là. Faut s'en accommoder, c'est tout... Il faut apprendre à marcher dans un plat de bois...
La flamme de la veilleuse accusait tous les bourgeonnements de la grosse face de Cul-de-Bois. Angélique pensa qu'il ressemblait à une énorme truffe, un champignon poussé dans l'ombre et l'humidité de la terre.
– Apprends donc toi aussi à marcher parmi les gueux, reprit-il d'une voix basse et pressante. Fais ce que je te dis. Sinon tu mourras.
Elle rejeta sa chevelure en arrière d'un mouvement orgueilleux.
– Je n'ai pas peur de la mort.
– J'te parle pas de cette mort-là, grommela-t-il. Mais de l'autre mort, la pire, celle de toi-même...
Tout à coup, il se mit en colère.
– Tu me fais dire des c... ! J'essaie de te faire comprendre, par le diable ! T'as pas le droit de laisser une Polak t'écraser ! T'as pas le droit... Pas toi. T'as compris ?
Il lui vrillait dans les yeux un regard de feu.
– Allons, lève-toi et marche ! Donne-moi la bouteille et le gobelet, là-bas, dans le coin.
Et après avoir versé une rasade d'eau-de-vie :
– Avale ça d'un coup, et puis vas-y... N'aie pas peur de taper dur. Je le connais, Calembredaine. Il a le crâne solide !...
En pénétrant dans le bouge de l'Auvergnat Ramez, Angélique s'arrêta sur le seuil. Le brouillard était presque aussi épais à l'intérieur qu'au-dehors. La cheminée tirait mal et emplissait la salle de fumée. Quelques ouvriers accoudés aux tables boiteuses buvaient en silence.
"Le chemin de Versailles Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le chemin de Versailles Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le chemin de Versailles Part 1" друзьям в соцсетях.