– Dit-on que le sinistre a été causé par des gentilshommes ?

– Oui, mais on ne savait pas leurs noms parce qu'ils étaient masqués.

– Que savez-vous encore ?

Les yeux du roi plongeaient dans ceux du page. Celui-ci, en garçon déjà courtisan, tremblait de prononcer un mot qui nuisait à sa faveur. Mais, obéissant à l'injonction de ce regard impérieux, il baissa la tête et murmura :

– Sire, j'ai vu le corps du petit marchand d'oubliés. Il était mort et avait le ventre ouvert. Une femme l'avait tiré du feu et le serrait dans ses bras. J'ai vu aussi le neveu du patron de la taverne avec le front bandé.

– Et le patron de la taverne ?

– On n'a pas pu retirer son corps de l'incendie. Les gens disent...

Le page ébaucha un sourire dans l'intention louable de détendre l'atmosphère.

– Les gens disaient que c'était une belle mort pour un rôtisseur.

Mais le visage du roi resta de glace, et les courtisans portèrent rapidement leurs mains à leurs lèvres pour dissimuler une expression de gaieté incongrue.

– Qu'on aille me chercher M. de Brienne, dit le roi. Et vous, monsieur le duc, ajouta-t-il en s'adressant au duc de Créqui, faites communiquer à M. d'Aubrays les instructions suivantes : d'une part, que tous renseignements et détails sur l'incident de cette nuit soient pris, et que le rapport m'en soit remis aussitôt ; d'autre part, que tout porteur ou vendeur de ces papiers soit immédiatement arrêté et conduit au Châtelet. Enfin, tout passant, surpris ramassant ou lisant l'un de ces papiers, sera taxé d'une amende sévère et menacé de poursuites et d'emprisonnement. Je veux également que les mesures les plus énergiques soient prises immédiatement pour la découverte du maître imprimeur et du sieur Claude Le Petit.

*****

On trouva le comte de Brienne chez lui, mis au lit par ses valets, et cuvant lourdement son vin.

– Mon cher ami, lui dit le marquis de Gesvres, capitaine des gardes, vous me voyez chargé près de vous d'un pénible devoir. Sans que la chose soit précisée, je crois, qu'en fait, je viens vous arrêter.

Et il lui mit sous le nez le poème dont il s'était délecté pendant le trajet, sans souci de se voir infliger une amende.

– Je suis un homme perdu, constata Brienne d'une voix pâteuse. Les choses vont vite en ce royaume ! Je n'ai pas encore réussi à... évacuer tout le vin que j'ai bu dans cette maudite taverne, qu'on vient déjà m'en faire payer le prix.

*****

– Monsieur le ministre, lui dit Louis XIV, pour beaucoup de raisons, une conversation avec vous m'est pénible. Soyons brefs. Reconnaissez-vous avoir participé cette nuit à ces ignobles attentats dénoncés dans ce papier ? Oui ou non ?

– Sire, j'étais là, mais je n'ai pas commis toutes ces turpitudes. Le Poète-Crotté reconnaît lui-même que ce n'est pas moi qui ai assassiné le petit marchand d'oubliés.

– Et qui est-ce donc ?

Le comte de Brienne demeura silencieux.

– Je vous approuve de ne pas rejeter entièrement sur d'autres une responsabilité que vous partagez amplement. Cela se voit à votre visage. Tant pis pour vous, monsieur le comte, vous avez eu la malchance de vous faire reconnaître. Vous paierez pour les autres. Le petit peuple murmure... à juste titre. Il faut donc que justice soit faite, et promptement. Je veux que ce soir on puisse dire sur le Pont-Neuf que M. de Brienne est à la Bastille... et qu'il sera châtié durement. Quant à moi, je suis enchanté de cette occasion qui me débarrasse d'un visage que je ne supportais plus qu'avec peine. Vous savez pourquoi.

Le pauvre Brienne soupira en songeant aux timides baisers qu'il avait essayé de voler à la tendre La Vallière alors qu'il ignorait encore le penchant de son maître pour cette belle personne.

C'était payer à la fois une amourette pleine d'innocence et une orgie éhontée. Il y eut un gentilhomme de plus à Paris pour maudire la plume du poète. Sur le chemin de la Bastille, le carrosse qui conduisait Brienne fut arrêté par une troupe de marchandes des Halles. Elles brandissaient les feuillets du pamphlet et leur couteau à découper, et réclamaient qu'on leur livrât le prisonnier pour lui faire subir... ce qu'il avait fait subir au pauvre cuisinier Bourjus.

Brienne ne respira que lorsque les lourdes portes de la prison se refermèrent sur lui et sur sa virilité sauvée.

*****

Mais, le lendemain matin, une nouvelle nuée de blancs feuillets s'abattit sur Paris. Comble d'insolence, le roi trouva l'épigramme sous l'assiette d'un en-cas qu'il s'apprêtait à manger avant de se rendre au bois de Boulogne pour courir le daim. La chasse fut décommandée et M. d'Olone, premier veneur de France, prit une direction opposée à celle qu'il comptait suivre. C'est-à-dire qu'au lieu de descendre le Cours-laReine, il remonta le cours Saint-Antoine, qui le menait à la Bastille. En effet le nouvel article le nommait expressément comme ayant maintenu maître Bourjus pendant qu'on l'assassinait.

Chaque jour donnera un nom et le dernier venu


Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,


Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï


Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?

Ensuite ce fut le tour de Lauzun. On cria son nom dans les rues alors qu'il se rendait en carrosse au petit lever du roi. Sur-le-champ, Péguilin fit tourner ses chevaux et prit la direction de la Bastille.

– Préparez mon appartement, dit-il au gouverneur.

– Mais, monsieur le duc, je n'ai pas d'ordre à votre sujet.

– Vous allez en recevoir, soyez sans crainte.

– Mais où est votre lettre de cachet ?

– La voici, dit Péguilin en tendant à M. de Vannois la feuille imprimée qu'il venait d'acheter dix sols à un gamin pouilleux.

*****

Frontenac préférait s'enfuir sans attendre. Vardes lui déconseilla vivement d'agir ainsi.

– Votre fuite est un aveu. Elle va sûrement vous dénoncer. Alors qu'en continuant à jouer l'innocence, vous passerez peut-être au travers de cette cascade de dénonciations. Ainsi, regardez-moi. Ai-je l'air troublé ? Je plaisante, je ris. Personne ne me soupçonne, et le roi me confie lui-même combien cette affaire le tourmente.

– Vous cesserez de rire quand votre tour viendra.

– J'ai comme une idée qu'il ne viendra pas : Ils étaient « treize », dit la chanson. En voici à peine trois de nommés et, déjà, on assure que des vendeurs arrêtés ont dévoilé, sous la torture, le nom du maître imprimeur. Dans quelques jours, la chute des feuilles cessera, et tout rentrera dans l'ordre.

– Je ne partage pas votre optimisme sur la courte durée de cette pénible saison, dit le marquis de Frontenac en relevant frileusement le col de son manteau de voyage. Pour moi, je préfère l'exil à la prison. Adieu.

Il avait atteint la frontière d'Allemagne lorsque son nom parut et passa presque inaperçu. En effet, la veille même, Vardes avait été sacrifié à la vindicte publique et, dans des termes tels, que le roi s'en était ému. En effet, le Poète-Crotté accusait, ni plus ni moins, ce « scélérat mondain » d'être l'auteur de la lettre espagnole qui, deux ans plus tôt, avait été introduite dans l'appartement de la reine, à seule fin de l'instruire charitablement des infidélités de son époux avec Mlle de La Vallière. L'accusation rouvrait une blessure vive au cœur du souverain, car il n'avait jamais pu mettre la main sur les coupables et, plus d'une fois, en avait parlé à Vardes, lui demandant conseil à ce sujet. Tandis qu'il interrogeait le capitaine des gardes suisses, faisait venir Mme de Soissons, sa maîtresse et complice ; tandis que sa belle-sœur Henriette d'Angleterre, impliquée également dans l'histoire de la lettre espagnole, se jetait à ses pieds et que de Guiche et le petit Monsieur se disputaient aigrement dans le privé avec le chevalier de Lorraine, la liste des criminels de la taverne du Masque-Rouge continuait imperturbable à offrir, chaque jour, une nouvelle victime à la foule. Louvignys et Saint-Thierry, résignés à l'avance et ayant pris leurs dispositions, surent un beau matin que Paris connaissait maintenant le nombre exact de leurs maîtresses et leurs particularités amoureuses. Ces détails assaisonnaient l'habituel refrain :

Mais qui donc a tué un enfant de tendre âge ?


Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?...

Bénéficiant du trouble dans lequel les révélations faites sur Vardes jetaient le roi, Louvignys et Saint-Thierry furent seulement priés d'abandonner leurs charges et de se rendre dans leurs terres.

Un vent d'excitation soufflait sur Paris.

– À qui le tour ? À qui le tour ? beuglaient chaque matin les vendeurs de chansons.

On s'arrachait les feuilles. De la rue aux fenêtres, on se criait « le nom » du jour. Les gens du meilleur monde prirent l'habitude de s'aborder en se disant mystérieusement :

– Mais qui donc a tué le p'tit marchand d'oubliés ?...

Et l'on pouffait de rire.

Puis, un bruit commença à circuler et les rires se figèrent. Au Louvre, un climat de panique et de profond embarras succéda à l'amusement de ceux qui, forts de leur conscience, suivaient gaiement le déroulement du jeu de massacre. On vit plusieurs fois la reine mère se rendre elle-même au palais royal pour y entretenir son second fils. Aux alentours du palais qu'habitait le petit Monsieur, des paquets de badauds hostiles, muets, stationnaient. Personne ne parlait encore, personne n'affirmait, mais le bruit courait que le frère du roi avait participé à l'orgie du Masque-Rouge, et que c'était LUI qui avait assassiné le petit marchand d'oubliés.

*****

Ce fut par Desgrez qu'Angélique connut les premières réactions de la cour. Le lendemain même de l'attentat, alors que Brienne, conduit à la Bastille, avait bien de la peine à y parvenir, le policier frappait à la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois où Angélique s'était réfugiée.

Elle écouta avec une expression fermée le récit qu'il lui fit des paroles et des décisions du roi.

– Il s'imagine qu'avec Brienne il sera quitte, murmura-t-elle, les dents serrées. Mais attention ! Cela ne fait que commencer. Ce sont d'abord les moins coupables. Et cela montera, montera jusqu'au jour où le scandale éclatera, où le sang de Linot éclaboussera les marches du trône.

Elle tordit avec passion ses mains blêmes et glacées.

– Je viens de le conduire au cimetière des Saints-Innocents. Toutes les commères des Halles ont quitté leurs auvents et ont suivi ce pauvre petit être qui n'avait reçu de l'existence que sa beauté et sa gentillesse. Et il a fallu que des princes vicieux viennent lui ôter son seul bien : la vie. Mais, pour son enterrement, il a eu le plus beau cortège.

– Les dames de la Halle font en ce moment un brin de conduite à M. de Brienne.

– Qu'elles le pendent, qu'elles mettent le feu à son carrosse, qu'elles mettent le feu au palais royal ! Qu'elles mettent le feu à tous les châteaux des environs : Saint-Germain, Versailles...

– Incendiaire ! Ou irez-vous danser alors, quand vous serez redevenue une grande dame ?

Elle le regarda intensément et hocha la tête.

– Jamais, plus jamais, je ne redeviendrai une grande dame. J'ai tout essayé, et puis tout perdu de nouveau. Ce sont eux les plus forts. Avez-vous les noms que je vous ai demandés ?

– Voilà, fit Desgrez en tirant un rouleau de parchemin de son manteau. Résultat d'une enquête strictement personnelle et que je suis seul à connaître : sont entrés à la taverne du Masque-Rouge, en ce soir d'octobre 1664 : Monsieur d'Orléans, le chevalier de Lorraine, M. le duc de Lauzun...

– Oh ! je vous en prie, pas de titres, soupira Angélique.

– C'est plus fort que moi, fit Desgrez en riant. Vous savez que je suis un fonctionnaire très respectueux du régime. Nous disons donc : MM. de Brienne, de Vardes, Du Plessis-Bellière, de Louvignys, de Saint-Thierry, de Frontenac, de Cavois, de Guiche, de La Vallière, d'Olone, de Tormes.

– De La Vallière ? Le frère de la favorite ?

– Lui-même.

– C'est trop beau, murmura-t-elle, les yeux brillants du plaisir de la revanche. Mais... attendez, cela fait quatorze. J'en avais compté treize.

– Au départ, ils étaient quatorze, car M. le marquis de Tormes était avec eux. Cet homme d'âge aime à partager les débordements de la jeunesse. Cependant, quand il eut reconnu les intentions de Monsieur sur le petit garçon, il se retira en disant : « Bonsoir, messieurs, je ne veux pas vous accompagner dans ces sentiers détournés. Je me plais à suivre mon petit bonhomme de chemin et je vais coucher tout bonnement chez la marquise de Raquenau ». Nul n'ignore que cette grosse dame est sa maîtresse.