– Excellente histoire pour lui faire payer sa lâcheté !
Desgrez considéra un instant le visage crispé d'Angélique et il eut un sourire mince.
– La méchanceté vous va bien. Quand je vous ai connue, vous étiez plutôt du genre émouvant – de celui qui attire la meute.
– Et vous, quand je vous ai connu, vous étiez du genre affable, gai, franc. Maintenant je suis parfois prête à vous haïr.
Elle lui darda au visage le rayon de ses yeux verts et grinça :
– Grimaut du diable !
Le policier se mit à rire d'un air amusé.
– Madame, on dirait, à vous entendre, que vous avez fréquenté la classe des argotiers.
Angélique haussa les épaules, se dirigea vers la cheminée et prit une bûche avec les pincettes pour se donner une contenance.
– Vous avez peur, n'est-ce pas ? reprit Desgrez de sa voix traînante de Parisien des faubourgs. Vous avez peur pour votre petit Poète-Crotté ? Cette fois, j'aime mieux vous en avertir : il ira jusqu'à la potence.
La jeune femme évita de répondre, bien qu'elle eût envie de crier : Jamais il n'ira à la potence ! On ne prend pas le poète du Pont-Neuf. Il s'envolera comme un maigre oiseau et ira se percher sur les tours de Notre-Dame.
Elle était dans un état d'exaltation qui lui tendait les nerfs à les briser. Elle tisonna le feu, gardant le visage penché vers la flamme. Elle avait au front une petite brûlure, causée, la nuit dernière, par une escarbille. Pourquoi Desgrez ne s'en allait-il pas ? Pourtant elle aimait qu'il fût là. Habitude ancienne, sans doute.
– Quel nom avez-vous dit ? s'écria-t-elle tout à coup. Du Plessis-Bellière ? Le marquis ?
– Vous voulez des titres maintenant ? Eh bien ! il s'agit en effet du marquis Du Plessis-Bellière, maréchal de camp du roi... Vous savez, le vainqueur de Norgen.
– Philippe ! murmura Angélique.
Comment ne l'avait-elle pas reconnu quand il avait soulevé son masque et posé sur elle ce même regard d'un bleu froid qu'il posait jadis, si dédaigneusement, sur sa cousine en robe grise ? Philippe Du Plessis-Bellière ! Le château du Plessis lui apparut, posé comme un blanc nénuphar sur son étang...
– Comme c'est étrange, Desgrez ! Ce jeune homme est un de mes parents, un mien cousin qui habitait à quelques lieues de notre château. Nous avons joué ensemble.
– Et maintenant que le petit cousin s'en vient jouer avec vous dans les tavernes, vous allez l'épargner ?
– Peut-être. Après tout, ils étaient treize. Avec le marquis de Tormes, le compte y sera.
– N'êtes-vous pas imprudente, ma mie, de raconter tous vos secrets à un grimaut du diable ?
– Ce que je vous dis ne vous fera pas découvrir l'imprimeur du Poète-Crotté, ni comment les pamphlets pénètrent au Louvre. Et puis, d'ailleurs, vous ne me trahirez pas, moi !
– Non, madame, je ne VOUS trahirai pas, mais je ne vous tromperai pas non plus. Cette fois le Poète-Crotté sera pendu !
– C'est ce que nous verrons !
– Hélas ! c'est en effet ce que nous verrons, répéta-t-il. Au revoir, madame.
*****
Lorsqu'il l'eut quittée, elle eut de la peine à calmer le long frisson qui l'avait saisie. Le vent d'automne sifflait dans la rue des Francs-Bourgeois. La tempête entraînait le cœur d'Angélique. Jamais elle n'avait connu au fond d'elle-même pareille tourmente. L'anxiété, la peur, la douleur lui étaient familières. Mais, cette fois, elle atteignait un désespoir aigu et sans larmes, pour lequel elle refusait tout apaisement, toute consolation. Audiger était accouru, son honnête visage bouleversé. Il l'avait prise dans ses bras, mais elle l'avait repoussé.
– Ma pauvre chérie, c'est un vrai drame. Mais il ne faut pas vous laisser abattre. Quittez cette expression tragique. Vous m'effrayez !
– C'est une catastrophe, une terrible catastrophe ! Maintenant que la taverne du Masque-Rouge a disparu, comment me procurerai-je de l'argent ? Les corporations ne sont pas tenues de me défendre, au contraire. Mon contrat avec maître Bourjus est aujourd'hui sans valeur. Mes économies vont être bientôt épuisées. J'avais engagé de gros fonds dernièrement pour la réfection de la salle et dans les réserves de vins, d'eau-de-vie et de liqueurs. À la rigueur, David pourra se faire rembourser par le bureau des Incendies. Mais on sait combien ces gens sont serrés. Et, de toute façon, le pauvre garçon ayant perdu tout son héritage, je ne pourrai guère lui demander le peu d'argent qu'il se procurera par ce moyen. Tout ce que j'avais si péniblement édifié s'est écroulé... Que vais-je devenir ?
Audiger appuya sa joue contre les doux cheveux de la jeune femme.
– Ne craignez rien, mon amour. Tant que je serai là, vous et vos enfants ne manquerez de rien. Je ne suis pas riche, mais je possède suffisamment d'argent pour vous aider. Et, dès que mon commerce marchera, nous travaillerons ensemble, comme c'était convenu.
Elle s'arracha à son étreinte.
– Mais ce n'est pas cela que j'avais voulu ! s'écria-t-elle. Je ne tiens pas à travailler avec vous comme servante...
– Pas comme servante, Angélique.
– Servante ou épouse, cela revient au même. Je voulais apporter ma part dans cette affaire. Être à égalité...
– Voilà où le bât vous blesse, Angélique ! Je ne suis pas loin de penser que Dieu a voulu vous punir de votre orgueil. Pourquoi parlez-vous toujours de l'égalité de la femme ? C'est presque une hérésie. Si vous vous teniez modestement à la place que Dieu a assignée aux personnes de votre sexe, vous seriez plus heureuse. La femme est faite pour vivre à son foyer, sous la protection de son époux qu'elle entoure de ses soins, ainsi que les enfants nés de leur union.
– Quel charmant tableau ! ricana Angélique. Figurez-vous que cette existence préservée ne m'a jamais tentée. C'est par goût personnel que je me suis lancée dans la bagarre avec mes deux petits sous le bras. Tenez, allez-vous-en, Audiger ! Vous me semblez si stupide, tout à coup, que vous me donnez envie de vomir.
– Angélique !
– Partez, je vous en prie.
Elle ne pouvait plus le supporter. De même qu'elle ne pouvait plus supporter la vue de Barbe pleurnichant, de David hébété, de Javotte effarée et jusqu'à la présence des enfants qui, avec l'instinct des jeunes êtres lorsqu'ils sentent leur univers en péril, redoublaient de cris et de caprices. Elle était excédée de tous. Qu'avaient-ils donc à se cramponner à elle ? Elle avait perdu le gouvernail, et la tempête l'entraînait dans son tourbillon, où volaient comme de grands oiseaux les feuillets blancs des pamphlets venimeux du Poète-Crotté.
*****
Comprenant que son tour viendrait, le marquis de La Vallière prit le parti d'aller se confesser à sa sœur, à l'hôtel de Biron, où Louis XIV avait installé sa favorite. Louise de La Vallière, effrayée, conseilla cependant à son jeune frère de se confier loyalement au roi. Ce qu'il fit.
– Je m'en voudrais, en vous châtiant trop sévèrement, de faire pleurer de beaux yeux qui me sont chers, lui dit Sa Majesté. Quittez Paris, monsieur, et rejoignez votre régiment du Roussillon. Nous étoufferons le scandale.
Cependant, la chose n'était pas si simple. Le scandale ne voulait pas se laisser étouffer. On arrêtait, on emprisonnait, on torturait et, chaque jour, avec la régularité d'un phénomène de la nature, un nouveau nom sortait. Celui du marquis de La Vallière ne tarderait plus, ni celui du chevalier de Lorraine, ni celui du frère du roi ! Toutes les imprimeries étaient visitées, surveillées. La plupart des revendeurs du Pont-Neuf séjournaient dans les cachots du Châtelet.
Mais on trouvait encore des pamphlets jusque dans la chambre de la reine !
Les allées et venues du Louvre furent surveillées, les entrées gardées comme celles d'une forteresse. Tout individu y pénétrant aux premières heures du jour : porteur d'eau, laitière, valets, etc., fut fouillé jusqu'à la peau. Les fenêtres et les couloirs avaient leurs sentinelles. Il était impossible qu'un homme pût sortir du Louvre ou y rentrer sans se faire remarquer.
« Un homme, non, mais un demi-homme peut-être », se disait le policier Desgrez, soupçonnant fort le nain de la reine, Barcarole, d'être le complice d'Angélique.
... Comme étaient ses complices les gueux des coins de rues, qui cachaient des liasses de pamphlets sous leurs guenilles et les semaient sur les marches des églises et des couvents ; les spadassins qui, la nuit, après avoir détroussé un bourgeois attardé, lui donnaient « en échange » quelques feuillets à lire « pour se consoler » ; les bouquetières et les orangères du Pont-Neuf ; le Grand Matthieu qui dispersait, sous prétexte de recettes gratuites offertes à l'aimable clientèle, les nouvelles élucubrations du Poète-Crotté.
... Comme était son complice, enfin, le nouveau Grand Coësre, lui-même, Cul-de-Bois, dans le fief duquel Angélique, par une nuit sans lune, fit transporter trois coffres remplis de pamphlets où étaient dévoilés les noms des cinq derniers coupables. Une descente de la police dans les antres puants du faubourg Saint-Denis était peu probable. L'heure semblait mal choisie pour assaillir un quartier dont la reddition nécessiterait une véritable bataille. Malgré leur vigilance, archers, huissiers, sergents ne pouvaient être partout. La nuit restait encore toute-puissante, et la marquise des Anges, aidée de ses « hommes », put sans incidents transférer les coffres, du quartier de l'Université jusqu'au palais de Cul-de-Bois.
*****
Deux heures plus tard, on arrêtait l'imprimeur et ses commis. Un revendeur, emprisonné au Châtelet et qui avait dû avaler de la main du bourreau cinq coquemars d'eau froide, avait donné le nom du maître. On trouva chez l'imprimeur les preuves de sa culpabilité, mais aucune trace des futures dénonciations. Quelques-uns voulurent espérer qu'elles n'avaient pas encore vu le jour. Ils déchantèrent lorsque, dans la matinée, Paris apprit la lâcheté de M. le marquis de Tormes qui, au lieu de défendre le petit marchand d'oubliés, avait quitté ses compagnons en disant :
– Au revoir, messieurs. Moi, je m'en vais coucher chez la marquise de Raquenau, selon ma petite habitude.
Le marquis de Raquenau n'ignorait rien de sa disgrâce conjugale. Mais, la voyant proclamée par toute la ville, il se trouva dans l'obligation d'aller provoquer son rival. On se battit en duel et le mari fut tué. Tandis que M. de Tormes se rhabillait, le marquis de Gesvres surgit et lui présenta son ordre d'arrestation. Le marquis de Tormes, qui n'avait pas encore lu le pamphlet accusateur, croyait qu'on l'emmenait à la Bastille parce qu'il s'était battu en duel.
– Plus que quatre ! Plus que quatre ! chantaient des gamins en formant des farandoles.
– Plus que quatre ! Plus que quatre ! criait-on sous les fenêtres du palais royal. Les gardes dispersaient à coups de fouet la foule qui les injuriait.
*****
Harassé, traqué de cachette en cachette, Claude Le Petit vint s'abattre chez Angélique. Il était plus blême que jamais, le visage noirci par la barbe.
– Cette fois, ma belle, dit-il avec un sourire crispé, ça sent le roussi. J'ai comme une idée que je ne pourrai pas glisser entre les mailles du Blet.
– Ne parle pas ainsi ! Tu m'as dit toi-même cent fois qu'on ne te pendrait jamais.
– On parle ainsi lorsque rien n'est venu atteindre votre force. Et puis, soudain, par une fêlure, la force s'échappe et l'on voit clair.
Il avait été blessé en s'échappant par une fenêtre dont il avait dû briser les carreaux et tordre les plombs.
Elle le fit étendre sur le lit, le pansa, lui donna à manger. Il suivait ses mouvements avec attention, et elle était inquiète de ne pas retrouver dans ses prunelles l'habituelle lueur moqueuse.
– La fêlure, c'est toi, dit-il brusquement. Je n'aurais pas dû te rencontrer... ni t'aimer. Depuis que tu t'es mise à me tutoyer j'ai compris que tu avais fait de moi ton valet.
– Claude, fit-elle, blessée, pourquoi me cherches-tu querelle ? Je... j'ai senti que tu étais très proche de moi, que tu ferais tout pour moi. Mais si tu veux, je ne te tutoierai plus.
Elle s'assit au bord du lit et lui prit la main, posant sa joue contre cette main, d'un geste tendre.
– Mon poète...
Il se dégagea et ferma les yeux.
– Ah ! soupira-t-il, c'est cela qui est mauvais pour moi. Près de toi on se met à rêver d'une vie où tu serais toujours là. On se met à raisonner comme un bourgeois stupide. On se dit : J'aimerais rentrer chaque soir dans une maison chaude et lumineuse où elle m'attendrait ! J'aimerais la retrouver chaque nuit dans mon lit, tiède et potelée, et soumise à mon désir. J'aimerais avoir une bedaine de bourgeois et me tenir sur mon seuil le soir, et dire : ma femme, en parlant d'elle aux voisins. Voilà ce qu'on se dit lorsqu'on te connaît. Et l'on commence à trouver que les tables des cabarets sont dures pour y dormir, qu'il fait froid entre les pattes du cheval de bronze, et qu'on est seul au monde, comme un chien sans maître.
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