La mère Marjolaine pleurait. Au coin de la rue de la Vannerie, la mère Hurlurette, le visage inondé de larmes, braillait sur le crin-crin du père Hurlurot, la célèbre rengaine :

Quand je m'en irai


À l'abbaye de Monte-à-Regret,


Pour vous je prierai


En tirant la langue...

À l'écouter, la foule entrait en transes. Faute de mieux, on tendait le poing vers l'Hôtel de Ville.

*****

Dans la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois, la lutte se poursuivait, âpre, implacable, et pourtant à voix basse, comme si Angélique et Desgrez soupçonnaient la ville entière de guetter leurs paroles.

– Je sais où sont les liasses de papiers que vous comptez faire distribuer encore, disait Desgrez. Je peux demander le concours de l'armée, assaillir le faubourg Saint-Denis et faire tailler en pièces tous les malintentionnés qui s'opposeraient à une perquisition de la police chez le Grand Coësre, messire Cul-de-Bois. Cependant, il y a un moyen plus simple d'arranger les choses. Écoutez-moi, petite sotte, au lieu de me regarder comme une chatte en colère... Claude le poète est mort. Il le fallait. Ses insolences durent depuis trop longtemps, et le roi n'admettra jamais d'être jugé par la racaille.

– Le roi ! Le roi ! Vous en avez plein la bouche. Vous étiez plus fier jadis !

– La fierté est un péché de jeunesse, madame. Avant d'être fier, il faut savoir à qui l'on a affaire. Je me suis heurté, par la force des choses, à la volonté du roi. J'ai failli être brisé. La démonstration est faite : le roi est le plus fort. Je suis donc du côté du roi. À mon avis, madame, vous qui êtes chargée de deux jeunes enfants, vous devriez suivre mon exemple.

– Taisez-vous, vous me faites horreur !

– N'ai-je pas entendu parler d'une lettre patente que vous souhaiteriez obtenir pour la fabrication d'une boisson exotique, ou de quelque chose dans ce genre ?... Et ne pensez-vous pas qu'une forte somme, par exemple 50 000 livres, ne serait pas la bienvenue pour vous aider à lancer un commerce quelconque ? Ou bien quelque privilège, une exemption de droits, que sais-je ? Une femme comme vous ne doit pas être à court d'idées. Le roi est prêt à vous accorder ce que vous demanderez en échange de votre silence définitif et immédiat. Voici la bonne façon de terminer ce drame au mieux des intérêts de chacun. M. le lieutenant criminel sera félicité, on m'accordera une nouvelle charge, Sa Majesté poussera un soupir de soulagement, et vous, ma chère, ayant remis à flot votre petite barque, vous continuerez à voguer vers les plus hautes destinées. Allons, ne tremblez pas comme une pouliche sous la cravache du dresseur. Réfléchissez. Je reviendrai dans deux heures prendre votre réponse...

*****

En place de Grève on venait d'amener, dans un tombereau, le maître imprimeur Gilbert et deux de ses commis. Trois autres potences étaient dressées pour eux près de celle du Poète-Crotté. Comme maître Aubin passait dans le nœud coulant la tête chenue de l'imprimeur, une rumeur naquit et s'amplifia :

– La grâce ! Le roi accorde la grâce.

Maître Aubin hésita.

Il arrivait parfois qu'au pied de l'échafaud la grâce du roi vînt arracher un condamné aux mains diligentes du bourreau. En prévision des revirements du souverain, maître Aubin devait se montrer ponctuel, mais sans hâte excessive. Il attendit patiemment qu'on lui présentât le recours en grâce signé de Sa Majesté. Cependant rien ne paraissait. C'était un malentendu. En effet, la charrette des capucins, qui venait chercher les corps des condamnés à mort, ne pouvant se frayer un passage parmi cette foule trop dense, le moine conducteur s'était mis à crier :

– Gare ! Gare !

Et chacun avait compris : Grâce ! Grâce !

Voyant de quoi il retournait, maître Aubin, tranquillement, se remit à la besogne. Mais maître Gilbert, résigné quelques instants avant, ne voulait plus mourir. Il se débattit et se mit à crier d'une voix terrible :

– Justice ! Justice ! J'en appelle au roi ! On veut me tuer alors que les assassins du petit marchand d'oubliés et du rôtisseur Bourjus se prélassent en liberté. On veut me pendre parce que je me suis fait l'instrument de la vérité ! J'en appelle au roi ! J'en appelle à Dieu !

L'échafaud sur lequel étaient dressées les trois potences craqua sous la poussée de la foule. Assailli à coups de pierres et de gourdins, le bourreau dut lâcher prise et se réfugier sous l'estrade. Tandis qu'on courait chercher un tison pour y mettre le feu, les sergents à cheval de la prévôté débouchèrent sur la place et, à grands coups de fouet, réussirent à dégager l'emplacement. Mais les condamnés s'étaient envolés...

*****

Fier d'avoir arraché trois de ses fils au gibet, Paris sentait renaître en lui l'esprit de la Fronde. Il se souvenait qu'en 1650 c'était le Poète-Crotté qui, le premier, avait lancé les flèches des « mazarinades ». Tant qu'il restait vivant, qu'on pouvait être sûr d'entendre parfois sa langue aiguisée se faire l'écho des rancœurs nouvelles, on pouvait laisser dormir les rancœurs anciennes. Mais, maintenant qu'il était mort, une crainte panique s'emparait du peuple. Celui-ci avait l'impression d'être soudain bâillonné. Tout revenait à la surface : les famines de 1656, de 1658, de 1662, les nouvelles taxes. Quel dommage que l'Italien fût mort ! On aurait brûlé son palais...

Des farandoles coururent le long des quais en criant :

– Qui a égorgé le petit marchand d'oubliés ?

Tandis que d'autres scandaient :

– Demain... nous saurons ! Demain... nous saurons !

*****

Mais le lendemain, la. ville n'eut pas sa quotidienne floraison de pages blanches. Ni les jours suivants. Le silence retomba. Le cauchemar s'éloignait. On ne saurait jamais qui avait tué le petit marchand d'oubliés. Paris comprit que le Poète-Crotté était bien mort.

D'ailleurs il l'avait dit lui-même à Angélique.

– Maintenant, tu es très forte et tu peux nous laisser en chemin.

Elle l'entendait sans cesse lui répéter ces paroles. Et, durant les longues nuits où, pas un instant, elle ne trouvait le repos, elle le voyait devant elle, la regardant de ses yeux pâles et brillants comme l'eau de la Seine quand le soleil s'y mire. Elle n'avait pas voulu aller place de Grève. Il lui suffisait que Barbe y conduisît les enfants, comme au sermon, et ne lui eût épargné aucun détail du sinistre tableau : ni les cheveux blonds du Poète-Crotté qui flottaient devant son visage tuméfié, ni ses bas noirs en tirebouchon sur ses maigres mollets, ni son encrier de corne et sa plume d'oie, que le bourreau, superstitieux, avait laissés à sa ceinture.

*****

En se levant, le troisième jour, après une nuit d'insomnie, elle se dit :

« Je ne peux plus supporter cette existence. »

Ce jour-là, dans la soirée, elle devait rejoindre Desgrez chez lui, rue du Pont-Notre-Dame. De là, il la conduirait chez d'importants personnages avec lesquels s'établirait l'accord secret terminant la curieuse affaire qu'on devait appeler : l'affaire du petit marchand d'oubliés.

Les propositions d'Angélique avaient été acceptées. En échange, elle remettrait à qui de droit les trois coffres de pamphlets édités, mais non divulgués, dont ces messieurs de la police feraient sans doute un grand feu de joie.

Et la vie recommencerait. Angélique aurait de nouveau beaucoup d'argent. Elle aurait seule aussi le privilège de fabriquer et de vendre, dans tout le royaume, la boisson nommée chocolat.

« Je ne peux plus supporter cette existence », se répéta-t-elle. Elle alluma sa chandelle, car le jour n'était pas encore levé. Le miroir posé sur la coiffeuse lui renvoya le reflet de son visage blême et tiré.

« Des yeux verts, se dit-elle. La couleur qui porte malheur. Oui, c'est donc vrai. Je porte malheur à ceux que j'aime... ou qui m'aiment. »

Claude le poète ?... Pendu. Nicolas ?... Disparu. Joffrey ?... Brûlé vif. Elle passa lentement ses deux mains sur ses tempes. Elle tremblait si fort intérieurement qu'elle en respirait mal. Et pourtant ses paumes étaient calmes et glacées.

« Que fais-je là, à lutter contre tous ces hommes forts et puissants ? Ce n'est pas ma place. La place d'une femme est à son foyer, près d'un époux qu'elle aime, dans la chaleur du feu, dans la quiétude de la maison et de l'enfant qui dort dans son berceau de bois. Te souviens-tu, Joffrey, de ce petit château où Florimond est né ?... La tempête des montagnes fouettait les vitres, et moi je m'asseyais sur tes genoux ; j'appuyais ma joue contre ta joue. Et je regardais avec un peu de peur et une confiance délicieuse ton bizarre visage où jouaient les reflets du feu... Comme tu savais rire en montrant tes dents blanches ! Ou bien je m'étendais dans notre grand lit et tu chantais pour moi, de cette voix profonde et veloutée qui semblait revenir en écho de la montagne. Alors, je m'endormais et tu t'étendais près de moi dans la fraîcheur des draps brodés, parfumés à l'iris. Je t'avais beaucoup donné, je le savais. Et toi, tu m'avais tout donné... Et je me disais, en rêvant, que nous serions éternellement heureux... »

Elle tituba à travers la pièce, alla tomber à genoux près du lit, enfouit son visage dans les draps froissés.

– Joffrey, mon amour !...

Le cri contenu trop longtemps, jaillissait.

– Joffrey, mon amour, reviens, ne me laisse pas seule... Reviens.

Mais il ne reviendrait plus, elle le savait. Il était parti trop loin. Où pourrait-elle le rejoindre désormais ? Elle n'avait même pas une tombe pour y prier... Les cendres de Joffrey avaient été dispersées au vent de la Seine.

Elle vit le fleuve avec son flot large et vif, et cette cuirasse d'argent qu'il revêt au soleil couchant.

Angélique se releva. Son visage était en larmes.

Elle s'assit à la table, prit une feuille blanche et tailla sa plume.

« Quand vous lirez cette lettre, messieurs, j'aurai cessé de vivre. Je sais qu'attenter à sa propre existence est un grand crime, mais, pour ce crime, Dieu qui connaît le fond des âmes, sera mon seul refuge. Je m'abandonne à Sa miséricorde. Je confie le sort de mes deux fils à la justice et à la bonté du roi. En échange d'un silence dont dépendait l'honneur de la famille royale, et que j'ai respecté, je demande à Sa Majesté de se pencher comme un père sur ces deux petites existences, commencées sous le signe des plus grands malheurs. Si le roi ne leur rend pas le nom et le patrimoine de leur père, le comte de Peyrac, que du moins il leur donne les moyens de subsister dans leur enfance et plus tard l'éducation et les sommes nécessaires à leur établissement... »

Elle écrivit encore, ajoutant quelques détails pour la vie de ses enfants, demandant aussi protection pour le jeune Chaillou, orphelin. Elle fit également une lettre pour Barbe, la suppliant de ne jamais quitter Florimond et Cantor, lui léguant les pauvres choses qu'elle possédait, robes et bijoux.

Elle glissa la seconde lettre dans le pli et la scella.

Ensuite, elle se sentit mieux. Elle vaqua à sa toilette, s'habilla, puis passa la matinée dans la chambre de ses enfants. Leur vue lui fit du bien. Mais la pensée qu'elle allait les quitter pour toujours ne la troublait pas. Ils n'avaient plus besoin d'elle. Ils avaient Barbe, qu'ils connaissaient et qui les emmènerait à Monteloup. Ils seraient élevés au soleil et au bon air de la campagne, loin de ce Paris boueux et puant.

Florimond lui-même avait perdu l'habitude de la présence de cette mère qui rentrait tard, le soir, dans une maison dont ils avaient fait leur petit royaume entre les deux servantes, le chien Patou, leurs jouets et leurs oiseaux. Comme c'était tout de même Angélique qui apportait les jouets, ils s'empressaient quand ils la voyaient et, tyranniques, grognaient, réclamaient encore quelque chose. Ce jour-là, Florimond tira sur sa petite robe de droguet rouge en disant :

– Maman, quand aurai-je un haut-de-chausses de garçon ? Je suis un homme maintenant, vous savez ?

– Mon chéri, tu as déjà un grand feutre avec une belle plume rose. Beaucoup de petits garçons de ton âge se contentent d'un béguin comme celui de Cantor.

– Je veux un haut-de-chausses ! cria Florimond en jetant à terre sa trompette.

Angélique s'éclipsa, redoutant une colère qui l'aurait obligée à sévir. Après le dîner de midi, elle profita du sommeil des enfants pour revêtir sa mante et quitter la maison. Elle emportait le pli cacheté. Elle irait le remettre à Desgrez et lui demanderait de l'apporter à la fameuse réunion secrète. Ensuite, elle le quitterait et marcherait le long des berges. Elle aurait plusieurs heures devant elle. Elle avait l'intention de marcher assez longtemps. Elle voulait atteindre la campagne, emporter, comme dernière vision, l'image des prés jaunis par l'automne et des arbres dorés, respirer une dernière fois l'odeur des mousses qui lui rappelleraient Monteloup et son enfance...