Chapitre 8

Angélique attendit Desgrez dans sa maison du pont Notre-Dame. Le policier aimait habiter sur les ponts, tandis que ceux qu'il pourchassait habitaient dessous. Mais le décor avait changé depuis la première visite qu'Angélique lui avait faite, des années auparavant, dans une des maisons croulantes du Petit-Pont. Il avait maintenant pignon sur ce très riche pont Notre-Dame, presque neuf et d'un mauvais goût de bourgeois cossu, avec ses façades ornées de dieux termes supportant fruits et fleurs, ses médaillons de rois, ses statues, tout cela peint « au naturel » de couleurs éclatantes.

La chambre où Angélique avait été introduite par le concierge reflétait le même confort roturier. Mais c'est à peine si la jeune femme jeta un coup d'œil au vaste lit dont le baldaquin était soutenu par des colonnes torses, et à la table de travail garnie d'objets de bronze doré.

Elle ne se posait pas de questions sur les circonstances qui avaient pu procurer à l'avocat cette modeste aisance. Desgrez était à la fois une présence et un souvenir. Elle avait l'impression qu'il savait tout d'elle, et cela la reposait. Il était dur et indifférent, mais sûr comme un pilier. En lui remettant son suprême message, elle pourrait s'éloigner l'esprit en repos : ses enfants ne seraient pas abandonnés.

La fenêtre ouverte donnait sur la Seine. On entendait un bruit d'avirons. Ils ruisselèrent comme une cascade lorsqu'ils se replièrent tous au passage du pont. Il faisait beau dehors. Le temps était doux. Un délicat soleil d'automne miroitait sur le carrelage noir et blanc, soigneusement frotté d'huile.

Enfin, Angélique entendit dans le couloir les claquements d'éperon d'un pas décidé. Elle reconnut le pas de Desgrez.

Il entra, ne marqua aucune surprise.

– Madame, je vous salue. Sorbonne, mon chien, reste dehors, avec tes pattes crottées.

Cette fois encore, il était vêtu, sinon avec recherche, du moins avec confort. Un galon de velours noir soulignait le collet de son ample manteau, qu'il jeta sur une chaise. Mais elle retrouva l'ancien Desgrez au geste sans façon dont il se débarrassa de son chapeau et de sa perruque. Puis il détacha son épée. Il paraissait de fort bonne humeur.

– Je reviens de chez M. d'Aubrays. Tout marche pour le mieux. Ma chère, vous allez rencontrer les plus grands personnages du commerce et de la finance. Il est même question que M. Colbert lui-même assiste à la séance.

Angélique eut un sourire poli. Ces paroles lui semblaient vaines, et ne parvenaient pas à secouer son hébétude. Elle n'aurait pas l'honneur de connaître M. Colbert. À l'heure où ces omnipotents personnages se réuniraient en quelque quartier éloigné, le corps d'Angélique de Sancé, comtesse de Peyrac, marquise des Anges, s'en irait au fil de l'eau entre les berges dorées de la Seine. Elle serait libre alors : plus personne ne l'atteindrait. Et peut-être que Joffrey la rejoindrait...

Elle tressaillit parce que Desgrez parlait toujours et qu'elle ne comprenait plus ses paroles.

– Que dites-vous ?

– Je dis que vous êtes en avance, madame, pour le rendez-vous.

– Aussi n'est-ce pas lui qui m'amène. En fait, je passe chez vous en courant, car un charmant « muguet » m'attend pour me conduire à la galerie du Palais où je veux admirer les dernières nouveautés. Peut-être, ensuite, pousserai-je jusqu'aux Tuileries. Ces distractions me permettront d'attendre sans nervosité l'heure fatidique du rendez-vous. Mais j'ai là une enveloppe qui m'encombre. Pourriez-vous la garder ? Je la reprendrai en passant.

– À vos ordres, madame.

Il prit le pli cacheté et, se dirigeant vers le petit coffre posé sur une console, l'ouvrit et y déposa l'enveloppe.

Angélique se détourna pour rassembler son éventail et ses gants. Tout était très simple, tout se déroulait sans heurts. Avec la même simplicité, elle allait marcher, sans se presser. Il suffirait seulement, à un moment donné, d'obliquer vers la Seine... Le soleil ferait miroiter l'eau du fleuve comme un carrelage noir et blanc...

Le bruit grinçant lui fit relever la tête. Elle vit Desgrez qui tournait la clef dans la serrure de la porte. Puis, d'un air fort naturel il glissa la clef dans sa poche et revint vers la jeune femme en souriant.

– Asseyez-vous encore quelques minutes, dit-il. Il y a longtemps que je désire vous poser deux ou trois questions, et l'occasion de votre visite me semble propice.

– Mais... on m'attend !

– « On » vous attendra, fit Desgrez toujours souriant. D'ailleurs ce sera très vite fait. Asseyez-vous, je vous prie.

Il lui indiquait une chaise devant la table, et lui-même prit place de l'autre côté. Angélique était trop lasse pour élever d'autres objections. Depuis plusieurs jours, ses gestes n'avaient pas plus de réalité que ceux d'une somnambule. Il y avait pourtant quelque chose qui n'allait pas. Quoi donc ?... Ah ! oui ! Pourquoi Desgrez avait-il fermé la porte à clef ?

– Les renseignements que j'ai à vous demander concernent une affaire assez grave, dont je m'occupe actuellement. La vie de plusieurs personnes en dépend. Il serait trop long, et inutile d'ailleurs, que je vous explique la genèse de cette affaire. Il suffit que vous répondiez à mes questions. Voici...

Il parlait sans la regarder et avec beaucoup de lenteur. La main posée en auvent sur ses yeux mi-clos, il paraissait absorbé par une vision lointaine.

– Il y a près de quatre ans de cela, une nuit, au cours d'un cambriolage chez un apothicaire du faubourg Saint-Germain, le sieur Glazer. deux malfaiteurs de bas étage furent arrêtés. Pour autant que je m'en souvienne, ils portaient, dans le milieu argotier, les surnoms de Tord-Serrure et de Prudent. On les pendit. Cependant, avant de mourir, au cours de la question, le nommé Prudent prononça certaines paroles que j'ai retrouvées dernièrement, consignées dans un procès-verbal du Châtelet, et qui éclairent singulièrement mon enquête actuelle. Elles concernent ce que le sieur Prudent a vu chez le sieur Glazer au cours de la visite impromptue qu'il lui rendit cette nuit-là. Malheureusement, les termes de ce témoignage sont imprécis. C'est un bafouillage qui laisse soupçonner beaucoup de choses et ne prouve rien. Aussi je voudrais vous demander de m'éclairer. Qu'y avait-il chez le vieux Glazer ?

Le monde devenait de plus en plus irréel. Le décor de la chambre s'effaçait. Une seule lumière demeurait, celle des prunelles brunes de Desgrez ouvertes subitement, et qui avaient une sorte de rayonnement rouge et étrange, une clarté d'écaillé translucide.

– C'est à moi que vous posez cette question ? demanda Angélique.

– Oui. Qu'avez-vous vu cette nuit-là, chez le vieux Glazer ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? Je crois que vous perdez l'esprit.

Desgrez poussa un soupir et la lumière de ses yeux s'éteignit derrière ses paupières baissées. Il prit sur la table une plume d'oie et commença à la retourner machinalement dans ses doigts.

– Il y avait une femme chez le vieux Glazer cette nuit-là, et qui accompagnait les cambrioleurs. Pas n'importe qui ! Une femme qui portait un nom dans la classe dangereuse, j'ai pu m'en rendre compte : la marquise des Anges. Vous n'en avez jamais entendu parler ? Non ? Cette femme était la compagne d'un illustre bandit de la capitale : Calembredaine. Ce Calembredaine s'est fait prendre en 1661, à la foire Saint-Germain, et on l'a pendu...

– Pendu !... s'exclama-t-elle.

– Non, non, fit doucement Desgrez, ne vous troublez pas, madame... On ne l'a pas pendu. À la vérité, il s'est échappé en sautant à la Seine et... il s'est noyé. On a retrouvé son corps avec deux livres de sable dans la bouche, et gonflé comme une outre. Dommage, un si bel homme ! Je comprends que vous pâlissiez ! Je reviens donc à la marquise des Anges, digne compagne de ce triste sire, qui était, comme vous ne l'ignorez pas, un cambrioleur renommé et un assassin. Condamné aux galères, il s'était évadé, etc. Elle, son règne a été bref mais édifiant : elle a participé à de nombreux cambriolages, attaques à main armée de carrosses tels que celui de la propre fille du lieutenant civil. Elle a plusieurs assassinats à son actif, entre autres celui d'un archer du Châtelet, dont elle a ouvert le ventre fort proprement, je vous prie de le croire...

L'esprit d'Angélique sortait de son engourdissement. La jeune femme sentit le piège se refermer sur elle.

Son regard se tourna vers la fenêtre ouverte, par où montait le bruit de l'eau. La Seine était là !... La suprême évasion ! « Je coulerai jusqu'au fond ! J'en aurai fini avec le monde des hommes, ce monde odieux ! »

– La marquise des Anges était avec Prudent dans la maison de Glazer, reprit Desgrez. Elle a vu ce qu'a vu cet homme. Elle a...

D'un élan, elle avait bondi vers la fenêtre. Elle y trouva Desgrez, plus prompt qu'elle. Il lui saisit les poignets et la fit reculer jusqu'à la chaise, où il la rejeta brutalement. Son expression s'était transformée.

– Ah ! non, pas de ça ! gronda-t-il. Pas de ce petit jeu avec moi !

Il penchait sur elle un cruel visage.

– Allez parle, et grouille-toi un peu, si tu ne veux pas que je te bouscule. Qu'as-tu vu chez le vieux Glazer ?

Angélique le regardait fixement. Dans son cœur, s'affrontaient des sentiments contradictoires, auxquels se mêlaient la crainte et la colère.

– Je vous interdis de me tutoyer.

– Je tutoie toujours les filles que j'interroge.

– Vous êtes devenu complètement fou, je crois ?

– Réponds ! Qu'as-tu vu chez Glazer ?

– Je vais appeler au secours.

– Tu peux hurler tant qu'il te plaira. La maison est habitée par des archers. Interdiction d'entrer chez moi, même si l'on entend crier à l'assassin.

La sueur se mit à perler aux tempes d'Angélique.

« Il ne faut pas, se dit-elle, il ne faut pas transpirer. Nicolas racontait que c'est très mauvais signe. Cela veut dire qu'on est prêt à « manger le morceau »... Un soufflet magistral s'abattit sur sa joue.

– Vas-tu parler ? Qu'as-tu vu chez Glazer ?

– Je n'ai rien à vous dire. Brute ! Laissez-moi partir.

Desgrez se rapprocha d'elle et, la prenant sous les coudes, la contraignit à se lever, mais avec précaution, comme si elle avait été gravement malade.

– Tu ne veux pas parler, mon petit bijou ? dit-il avec une douceur inattendue. C'est pas gentil, tu sais. Tu veux absolument que je me fâche ?...

Il la tenait tout contre lui. Très lentement, ses mains glissaient le long des bras de la jeune femme et ramenaient ses coudes en arrière. Soudain, elle fut traversée d'une douleur épouvantable et elle poussa un cri aigu. On aurait dit qu'une tenaille de fer venait de lui arracher les deux bras. La prise du policier était telle qu'elle ne pouvait faire un mouvement sans avoir l'impression de recevoir un coup de poignard entre les côtes. Mais c'étaient surtout ses doigts qui la faisaient horriblement souffrir, ses doigts écartelés, distendus, et dont la moindre pression rendait la torture encore plus intolérable.

– Allons, parle ! Qu'y avait-il chez Glazer ?

Angélique était en nage. Un élancement insupportable lui martelait la nuque, les omoplates, gagnait les reins.

– C'est pourtant pas terrible ce que je te demande là. Un simple petit renseignement pour une affaire qui ne te concerne même pas, ni toi, ni tes gueux de compagnons... Parle, ma belle, je t'écoute. Tu ne veux toujours pas ?

Il fit un imperceptible mouvement et les doigts fragiles d'Angélique craquèrent. Elle hurla. Sans s'émouvoir, il reprenait :

– Voyons, l'ami Prudent, au Châtelet, parlait d'une farine, blanche... Tu as vu cela, toi aussi ?

– Oui.

– Qu'est-ce que c'était ?

– Du poison... de l'arsenic.

– Ah ! tu savais même que c'était de l'arsenic ? fit-il en riant.

Et il la lâcha. Il était devenu songeur et paraissait penser à autre chose. Brisée de souffrance, elle reprenait souffle.

Au bout d'un moment, il sortit de ses réflexions, la poussa de nouveau sur la chaise et, attirant un tabouret, s'assit devant elle.

– Là, maintenant que tu es raisonnable, on ne va plus te faire de mal.

Il était tout près d'elle et serrait entre ses genoux les genoux tremblants d'Angélique. Elle regardait les paumes de ses propres mains, livides et comme mortes.

– Maintenant, raconte-moi ta petite histoire.

Il penchait un peu la tête et ne la regardait plus. Il redevenait le dur confesseur des secrets sinistres. Elle se mit à parler d'une voix monocorde.

– Chez Glazer, il y avait une chambre avec des cornues... un laboratoire.