Malgré la sympathie que l'enjouement et la franchise du visiteur lui inspiraient, la jeune femme éprouvait une véritable déception.

Elle fut sur le point de contredire son interlocuteur avec force et de rabaisser un peu sa superbe en lui révélant qu'elle aussi, ou plutôt le jeune Chaillou, était en possession d'une semblable exclusivité, laquelle au surplus avait l'avantage d'avoir été enregistrée antérieurement.

Mais elle se retint à temps de dévoiler ses atouts. L'un des papiers pouvait n'être pas valable ; il lui faudrait se renseigner encore près des corporations et du prévôt des marchands.

Comme elle ne comprenait pas grand-chose à ces histoires, elle préféra ne pas heurter de front son « concurrent » et continua de badiner.

– Vous n'êtes pas galant, messire, de vous opposer ainsi au désir d'une dame. Je meurs d'envie, moi, de servir du chocolat aux Parisiens !...

– Eh bien, s'écria-t-il jovial, j'entrevois le moyen de tout arranger. Épousez-moi.

Angélique rit de bon cœur, puis elle lui demanda s'il resterait à prendre son repas à la taverne.

Il accepta et elle le servit avec un soin particulier. Il fallait qu'il se rendît compte que les patrons du Masque-Rouge n'étaient pas les premiers venus. Cependant, Audiger la dévorait des yeux tandis qu'elle allait et venait à travers la salle. Quand il partit, il paraissait subitement soucieux.

Angélique se frotta les mains. « Il commence à comprendre qu'il ne l'a pas encore lancé, son chocolat ! se dit-elle. Mais je n'ai plus un instant à perdre. »

*****

Le soir, elle aborda maître Bourjus.

– Mon oncle, je voudrais vous demander votre avis pour cette histoire de chocolat...

Le rôtisseur, dont c'était le tour de guet, s'apprêtait à se rendre au Châtelet. Il haussa les épaules en riant doucement.

– Comme si tu avais besoin de mon avis, sournoise, pour n'en faire qu'à ta tête !

– C'est que l'affaire est sérieuse, maître Bourjus. J'ai l'intention d'aller demain au bureau des Corporations pour demander la valeur exacte de la patente que possède David...

– Vas-y. Vas-y, ma fille. Aussi bien, quelle force humaine t'empêcherait d'y aller, si tu l'as décidé.

– Maître Bourjus, vous me parlez comme si vous blâmiez mon initiative.

Il souffla le briquet avec lequel il venait d'allumer sa lanterne, puis il tapota paternellement la joue d'Angélique.

– Tu sais bien que je suis un timoré... J'ai toujours peur que les choses tournent mal. Mais, va ton chemin, ma petite, sans t'inquiéter de mes soupirs de vieux grognon. Tu es le soleil de ma maison, et tout ce que tu fais est bien.

Attendrie, elle le regarda s'éloigner dans la nuit tombante, tout rond avec sa lanterne et sa hallebarde. Elle ne prenait pas au sérieux les pressentiments du rôtisseur et, pour sa part, elle se préparait à triompher d'Audiger.

Chapitre 2

Le lendemain matin, elle se rendit avec David à la prévôté des marchands. Ils furent reçus par un gros homme suant, au rabat de lingerie plus ou moins crasseux, qui confirma que la lettre patente accordée au jeune Chaillou était valable, à condition toutefois d'acquitter de nouveaux droits.

Angélique objecta :

– Mais, pour la rôtisserie, nous venons déjà de renouveler l'acquittement de la charge de rôtisseur, de cuisinier, enfin de traiteur ! Pourquoi faudrait-il payer encore pour servir une boisson non alcoolisée ?

– Vous avez raison, ma fille, car cela me fait penser qu'en plus des jurés d'épicerie que la question concerne, il faudra aussi dédommager les sous-corporations de la limonaderie. Si tout marche bien pour vous, vous aurez le privilège de payer deux patentes supplémentaires : une à la corporation de l'épicerie, l'autre à celle de la limonaderie.

Angélique avait de la peine à déguiser sa fureur.

– Et ce sera tout ?

– Oh ! non, répliqua-t-il avec componction. Bien entendu, nous ne parlerons pas des taxes royales correspondantes, ni de celles des jurés visiteurs, ni des mesureurs contrôleurs du poids et de la qualité...

– Mais comment pouvez-vous prétendre contrôler ce produit, puisque vous ne le connaissez même pas ?

– Là n'est pas la question. Ce produit étant une MARCHANDISE, toutes les corporations dont il relève doivent en avoir le contrôle... et leur part de bénéfice. Puisque votre chocolat est, dites-vous, une boisson épicée, vous devez avoir chez vous un maître épicier et aussi un maître limonadier, vous devez les rémunérer largement, les loger, payer le prix de la maîtrise du nouveau fonds de commerce vis-à-vis de chacune des corporations. Et, comme vous n'avez pas l'air « partageuse », je vous préviens tout de suite que nous veillerons de près à ce que vous soyez en règle.

– Ce qui veut dire exactement quoi ? demanda Angélique en prenant son air le plus audacieux, les mains sur les hanches.

Mais cela amusa les graves marchands, et l'un d'eux, plus jeune, crut devoir lui expliquer :

– Ce qui veut dire qu'en entrant dans la corporation, vous vous engagez, par cela même, à admettre AUSSI que votre nouveau produit puisse être mis en vente chez TOUS vos confrères épiciers et limonadiers, en supposant que ce produit bizarre plaise aux clients, bien entendu.

– Vous êtes on ne peut plus encourageants, messieurs. Si je vous comprends bien, nous devons faire tous les frais, engager de nouveaux maîtres avec leur marmaille, faire la réclame, essuyer les plâtres comme on dit, et ensuite, ou bien nous nous ruinons, ou bien nous partageons le bénéfice de nos efforts et de notre secret avec ceux qui n'auront rien fait pour nous aider ?

– Qui auront tout fait, au contraire, ma belle, en vous acceptant et en ne contrariant pas votre commerce.

– En somme, c'est une sorte de péage que vous réclamez ?

Le jeune maître-juré essaya bonnement de la calmer.

– N'oubliez pas que les corporations ont des besoins croissants d'argent. Vous n'ignorez pas, étant vous-même commerçante, qu'à chaque nouvelle guerre, victoire ou naissance royale ou même princière, on nous fait racheter une nouvelle fois nos privilèges durement acquis. Et, au surplus, le roi nous ruine en fabriquant à chaque occasion, ou même sans occasion, de nouvelles maîtrises ou charges, un peu du genre de celle que vous nous présentez là au nom de ce sieur Chaillou...

– Le sieur Chaillou, c'est moi, remarqua l'apprenti. Ou du moins c'était mon défunt père. Et je vous assure qu'il a dû payer sa patente très cher !

– Justement, jeune homme, c'est là que vous n'êtes pas en règle vis-à-vis de nous. D'abord, vous n'êtes pas et ne serez jamais maître épicier, et notre corporation n'a donc rien touché de vous.

– Mais, puisque son père apporte une découverte à votre corporation... commença Angélique.

– Démontrez-le-nous d'abord à vos frais. Puis engagez-vous aussi à nous faire bénéficier de ladite découverte.

Angélique crut que sa tête allait éclater et poussa un profond soupir. Elle prit congé en disant qu'elle allait réfléchir aux mystères des administrations marchandes et qu'elle était certaine que, d'ici la prochaine fois, ces messieurs auraient encore trouvé une excellente raison pour l'empêcher de faire quelque chose de nouveau. Sur le chemin du retour, elle se reprochait d'avoir manqué à la prudence en laissant voir sa nervosité. Mais elle avait déjà compris que, même avec des sourires, elle ne parviendrait à rien avec ces gens-là.

C'est Audiger qui avait raison en affirmant qu'avec l'autorisation du roi il se passerait du patronage des corporations et ne s'en trouverait que mieux. Mais il était riche et avait de puissants appuis, tandis qu'Angélique et le pauvre David se trouvaient assez désarmés en face de l'hostilité des corporations. Demander la protection du roi pour cette première patente, accordée depuis cinq années, lui semblait aussi délicat que difficile.

Elle commença par chercher un moyen de s'entendre avec Audiger. Après tout, au lieu de se combattre, n'avaient-ils pas intérêt à unir leurs efforts et à se partager la besogne ? Ainsi Angélique, avec sa patente et son matériel de chocolaterie, pourrait se charger de faire venir les fèves de cacao et les rendre propres à la consommation, c'est-à-dire jusqu'à la fabrication de la poudre sucrée et cannellisée ou vanillée. Le maître d'hôtel, lui. transformerait la poudre en boisson et en toutes sortes de spécialités de confiserie. Au cours de leur première conversation, Angélique avait pu se rendre compte que le jeune homme n'avait pas encore sérieusement songé aux sources de son ravitaillement. Il répondait négligemment que « cela ne présentait aucune difficulté », « qu'il serait toujours temps d'aviser », qu'il en aurait comme il voudrait « par des amis ». Or, grâce à la naine de la reine, Angélique savait que la venue en France des quelques sacs de cacao nécessaires à la gourmandise de Sa Majesté représentait une véritable mission diplomatique, nécessitait de nombreux intermédiaires, des relations à la cour d'Espagne ou à Florence...

Ce n'était pas ainsi qu'on pouvait envisager le ravitaillement de consommation courante. Ce ravitaillement, seul le père de David paraissait jusque-là s'en être préoccupé.

*****

Audiger revenait souvent à la taverne du Masque-Rouge. À la façon du « glouton » Montaur, il s'installait à une table à part, et évitait visiblement les autres clients. Après des débuts très entreprenants et enjoués, il était devenu subitement taciturne, et Angélique ne pouvait s'empêcher d'être un peu blessée que ce confrère déjà renommé ne lui fît aucun compliment sur sa cuisine. Il ne mangeait d'ailleurs que du bout des dents et ne quittait pas des yeux la jeune femme, tandis qu'elle allait et venait dans la salle. Le regard tenace de ce beau garçon bien vêtu et sûr de lui finissait par intimider Angélique. Elle regrettait leur badinage du premier jour et ne savait comment aborder le sujet qui lui tenait au cœur. Audiger s'était sans doute rendu compte qu'elle serait plus difficile à écarter qu'il ne l'avait pensé. En tout cas, il l'observait avec attention.

Il poussait même cette sorte de surveillance un peu loin car, à plusieurs reprises, au cours des promenades que toute la famille faisait le dimanche à la campagne, on vit surgir Audiger à cheval, et qui, feignant la surprise, s'invitait cordialement à partager le repas sur l'herbe. Comme par hasard, il avait, dans les fontes de sa selle, un pâté de lièvre et une bouteille de Champagne.

Ou bien on le rencontrait soit dans la galiote menant à Chaillot par la rivière, soit dans le coche de Saint-Cloud où ses rubans, ses plumes et ses vêtements de drap fin faisaient curieuse figure.

C'était l'été. Le dimanche, dès l'aube, tous les grands chemins autour de Paris étaient couverts, à plus d'une lieue à la ronde, de promeneurs en carrosse, à cheval et à pied, qui couraient prendre l'air et se réjouir du ciel bleu, les uns à leur maison de campagne, les autres dans les villages des environs.

Après avoir entendu la messe dans une petite église, on allait danser sous l'ormeau avec les paysans, et l'on dégustait les vins blancs de Sceaux, les vins clairets de Vanves, d'Issy et de Suresnes.

Et le Poète-Crotté, pour une fois moins amer, célébrait l'éternel besoin d'évasion des Parisiens :

Une fête, qu'il fasse beau,


Paris déborde comme l'eau,


La terre se trouve couverte


De gens assis sur l'herbe verte.

Papa Bourjus et son petit monde suivaient le mouvement.

– À Chaillot ! À Chaillot ! Allons, un sol chacun, criaient les bateliers.

La nef passait devant le Cours-la-Reine et devant le couvent des Bonshommes1. Plus loin, on débarquait pour aller dans le bois de Boulogne faire collation. Parfois les bateaux menaient jusqu'à Saint-Cloud. On courait alors jusqu'à Versailles pour voir le roi manger. Mais Angélique refusait cette promenade. Elle s'était promis qu'elle n'irait à Versailles que reçue à la cour, par le roi. C'était un serment qu'elle s'était fait à elle-même. Autant dire qu'elle n'irait jamais à Versailles... Elle restait donc au bord de la Seine avec ses deux petits garçons grisés d'air pur.

Le soir venait.

– À Paris ! À Paris ! Allons, un sol chacun ! criaient les bateliers.

David et le galant de Rosine, le fils d'un rôtisseur qu'elle devait épouser à l'automne, prenaient les enfants sur leurs épaules. Aux portes de la ville, on croisait des groupes d'ivrognes.

*****

Au lendemain d'une joyeuse promenade Audiger sortit brusquement de sa réserve et dit à Angélique :