En revanche, elle se plongeait ardemment et presque en cachette, dans le Traité de minauderies et de bon air de Mlle de Quintin et L'Art de plaire à la cour de Mlle de Croissy.

Chapitre 11

Le lendemain du jour où elle était allée place de Grève, Angélique avait demandé à Mlle de Parajonc de l'accompagner aux Tuileries.

Mlle de Parajonc était sa compagne habituelle. Elle connaissait tout le monde et nommait les uns et les autres à sa compagne, qui apprenait ainsi à connaître les nouveaux visages de la cour. Elle lui servait aussi de repoussoir. Tout à fait inconsciemment d'ailleurs, car la pauvre Philonide, plâtrée de blanc de céruse jusqu'aux yeux et les paupières cernées de noir comme une vieille chouette, se croyait toujours aussi irrésistible qu'au temps où elle faisait soupirer interminablement ses galants.

Elle enseignait à Angélique la bonne manière de se promener aux Tuileries, mimant les gestes nécessaires avec beaucoup d'entrain, ce qui faisait rire les insolents. Elle n'y voyait qu'hommages rendus à ses charmes.

« Aux Tuileries, disait-elle, il faut se promener nonchalamment dans la grande allée. Il faut parler toujours sans rien dire afin de paraître spirituelle. Il faut rire sans sujet pour paraître enjouée, se redresser à tous moments pour étaler sa gorge... ouvrir les yeux pour les agrandir, se mordre les lèvres pour les rougir... parler de la tête à l'un, de l'éventail à l'autre... Enfin, radoucissez-vous, ma chère ! Badinez, gesticulez, minaudez et soutenez tout cela d'un air penché... »

La leçon, en fait, n'était pas mauvaise, et Angélique l'appliquait avec plus de mesure et aussi plus de succès que sa compagne.

Les Tuileries étaient, selon Mlle de Parajonc, « la lice du beau monde » et le Cours-la-Reine,

« l'empire des œillades ». On allait aux Tuileries pour attendre l'heure du Cours et l'on s'y retrouvait le soir après le Cours, la promenade en carrosse alternant avec la promenade à pied.

Les bocages du jardin étaient favorables aux poètes et aux amants. Les abbés y préparaient leurs sermons, les avocats leurs plaidoiries. Toutes les personnes de qualité s'y donnaient rendez-vous et l'on y rencontrait parfois le roi ou la reine, et souvent Monseigneur le dauphin avec sa gouvernante.

Ce jour-là, Angélique entraîna sa compagne du côté du Grand Parterre, où se tenaient habituellement les grands personnages. Le prince de Condé s'y trouvait presque chaque soir.

Elle fut déçue de ne pas l'apercevoir, ragea et tapa du pied.

– Je serais bien curieuse de savoir pourquoi vous étiez si gourmande de voir Son Altesse, s'étonna Philonide.

– Il fallait absolument que je la voie.

– Aviez-vous une requête à lui adresser ?... Aussi bien, ne pleurez plus, ma chère, le voici. En effet, le prince de Condé venait d'arriver et s'avançait à travers la grande allée, entouré des gentilshommes de sa maison.

Angélique s'avisa alors qu'il n'y avait aucune rencontre possible entre elle et ce prince. Allait-elle lui déclarer tout de go :

– Monseigneur, rendez-moi l'hôtel de la rue du Beautreillis qui m'appartient et que vous avez reçu indûment des mains du roi.

Ou encore :

– Monseigneur, je suis la femme du comte de Peyrac dont vous avez fait gratter les armes et exorciser l'hôtel...

Le mouvement qui l'avait conduite aux Tuileries pour y voir le prince de Condé était puéril et stupide. Elle n'était qu'une chocolatière enrichie. Personne ne pouvait la présenter à ce grand seigneur, et, d'ailleurs, que lui aurait-elle dit ?... Furieuse contre elle-même, elle s'adressa des reproches véhéments : « Idiote ! Si tu te montrais toujours aussi impulsive et sans raisonnement, qu'adviendrait-il de tes affaires ?... »

– Venez, dit-elle à la vieille fille.

Et, d'un mouvement brusque, elle se détourna du groupe chatoyant et bavard qui passait près d'elle.

*****

Malgré la soirée radieuse, la douceur printanière du ciel, Angélique demeura boudeuse tout le reste de la promenade. Philonide lui demanda si elles iraient au Cours. Elle répondit que non. Son carrosse était trop laid.

Un petit-maître les aborda :

– Madame, dit-il à Angélique, mon compagnon et moi, nous nous interrogeons à votre sujet. L'un a gagé que vous étiez l'épouse d'un procureur, l'autre, que vous étiez demoiselle et précieuse. Séparez-nous.

Elle eût pu en rire. Mais son humeur était morose, et elle détestait ces petits-maîtres, fardés comme des poupées et qui affectaient de porter l'ongle du petit doigt plus long que les autres.

– Gagez toujours que vous êtes un sot, répondit-elle. Et vous ne perdrez jamais. Et elle le laissa tout pantois.

Philonide de Parajonc était offusquée.

– Votre réplique ne manquait pas d'esprit, mais elle sentait sa commère à trois lieues. Vous ne réussirez jamais dans un salon si...

– Oh ! Philonide ! s'exclama Angélique en s'arrêtant brusquement. Regardez... là !

– Quoi donc ?

– Là, répéta Angélique d'une voix qui n'était plus qu'un murmure.

À quelques pas d'elle, dans l'encadrement vert d'un bosquet, un grand jeune homme se tenait nonchalamment appuyé contre le socle d'une statue de marbre. Il était d'une beauté remarquable, que perfectionnait encore la recherche de ses vêtements. Son habit de velours vert amande était incrusté de broderie d'or représentant des oiseaux et des fleurs. C'était un peu extravagant, mais beau comme la livrée du printemps. Un feutre blanc, orné de plumes vertes, recouvrait son abondante perruque blonde. Dans l'encadrement de ses longues boucles, son visage blanc et rose, adouci d'un peu de poudre, s'ornait d'une moustache blonde, dessinée d'un trait. Ses yeux étaient grands, d'un bleu transparent que l'ombre du feuillage verdissait.

Les traits du gentilhomme demeuraient impassibles et son regard ne cillait point. Rêvait-il ? Méditait-il ?... Ses prunelles bleues semblaient vides comme celles d'un aveugle. Elles avaient, dans la fixité de cette rêverie sans objet, la froideur du serpent. L'inconnu ne semblait pas se rendre compte de l'intérêt qu'il suscitait.

– Eh bien ! Angélique, fit aigrement Mlle de Parajonc, vous perdez l'esprit, ma parole !

Cette façon de considérer un homme est du dernier bourgeois.

– Comment... comment se nomme-t-il ?

– C'est le marquis du Plessis-Bellière, voyons ! Qu'a-t-il d'étonnant ? Il attend son galant sans doute. Vous qui n'aimez pas les petits-maîtres, je ne vois pas pourquoi vous restez plantée là comme un arbre qui aurait pris racine.

– Excusez-moi, balbutia Angélique en rassemblant ses esprits.

L'espace dune seconde, elle était redevenue une petite fille admirative et farouche. Philippe ! Ce grand cousin dédaigneux. Oh ! Monteloup, et l'odeur de la salle où la chaleur du potage faisait fumer la nappe humide. Souffrances et douceurs mêlées !

Les deux promeneuses passèrent devant lui. Il parut les remarquer, bougea, et, ôtant son feutre avec un geste de profond ennui, les salua.

– C'est un gentilhomme de l'entourage du roi, n'est-ce pas ? demanda Angélique lorsqu'elles furent un peu plus loin.

– Oui. Il a guerroyé avec M. le prince du temps que celui-ci était aux Espagnols. Depuis, il a été nommé grand louvetier de France. Il est si beau et il aime tant la guerre que le roi l'appelle Mars. Cependant, on raconte sur lui des choses horribles.

– Des choses horribles ?... Je voudrais bien savoir...

Mile de Parajonc eut un petit ricanement résigné.

– Vous voilà déjà offusquée d'entendre dénigrer ce beau seigneur. D'ailleurs, toutes les femmes sont comme vous. Elles lui courent après et se pâment devant ses cheveux blonds, son teint frais, son élégance. Elles n'ont de cesse qu'elles ne se soient glissées dans son lit. Mais alors le refrain change. Oui, oui, j'ai reçu les confidences d'Armande de Circé et de Mlle Jacari... Le beau Philippe semble doux et civil. Il est distrait comme un vieux savant. Ce qui fait sourire à la cour. Mais il paraît qu'en amour, il est de la dernière brutalité : un palefrenier a plus d'égards pour sa femme que lui pour ses maîtresses. Toutes celles qui sont passées par ses bras le haïssent...

Angélique n'écoutait que d'une oreille. La vision de Philippe appuyé contre la statue de marbre, immobile et presque aussi irréel qu'une apparition, ne la quittait pas. Jadis, il l'avait prise par la main pour la faire danser. C'était au Plessis, dans ce château blanc qu'enveloppe mystérieusement la grande forêt de Nieul.

– Il paraît qu'il a une imagination raffinée pour torturer ses maîtresses, continuait Philonide. Pour une bagatelle, il a battu Mme de Circé si affreusement qu'elle est restée sans pouvoir bouger ou presque, pendant huit jours, ce qui était bien embarrassant à cause du mari. Et, dans ses campagnes, la façon dont il se conduit quand il est vainqueur est un vrai scandale. Ses troupes sont plus redoutées que celles du fameux Jean de Werth. Les femmes sont traquées jusque dans les églises et mises à mal sans discernement. À Norgen, il a fait venir les filles des notables, les a à demi assommées parce qu'elles résistaient et, après une nuit d'orgie avec ses officiers, il les a livrées à la troupe. Plusieurs en sont mortes, ou sont devenues folles. Si M. le prince n'était pas intervenu, Philippe du Plessis aurait certainement été envoyé en disgrâce.

– Philonide, vous êtes une vieille jalouse ! s'écria Angélique, saisie d'une irritation soudaine. Ce jeune homme n'est pas, ne peut pas être l'énergumène que vous me décrivez. Vous enflez à plaisir les potins que vous avez récoltés sur lui. Mlle de Parajonc s'arrêta, suffoquée d'indignation.

– Moi !... Des potins !... Vous savez pourtant combien j'ai horreur de cela, des histoires de voisinage et de tout ce qui sent la visite d'accouchée. Moi, des potins !... Alors que je suis si largement détachée des choses vulgaires ! Si je vous parle ainsi c'est parce que c'est VRAI !

– Eh bien, si c'est vrai, ce n'est pas entièrement sa faute, décréta Angélique. Il est ainsi parce que les femmes lui ont fait du mal à cause de sa beauté.

– Comment... comment savez-vous cela ? Vous le connaissez ?

– N... non.

– Alors, vous êtes folle ! s'écria Mlle de Parajonc qui devint écarlate de colère. Je ne vous aurais jamais crue capable d'avoir la tête tournée par un freluquet de cette espèce. Adieu...

Elle la quitta et se dirigea à grands pas vers la grille de sortie. Angélique n'eut d'autre ressource que de la suivre, car elle ne voulait pas se brouiller avec Mlle de Parajonc qu'elle aimait bien.

*****

Si Angélique et la vieille précieuse ne s'étaient pas disputées ce jour-là, aux Tuileries, à propos de Philippe du Plessis-Bellière, elles ne seraient pas parties si tôt. Et, si elles n'étaient pas sorties à cet instant même, elles n'auraient pas été victimes d'un pari grossier que venaient de faire les laquais amassés devant les grilles. M. de Lauzun et M. de Montespan ne se seraient pas battus en duel pour les beaux yeux verts de Mme Morens. Et Angélique aurait dû attendre, longtemps encore sans doute, avant de pouvoir fréquenter de nouveau les grands de ce monde. Ceci prouve qu'il est bon parfois d'avoir la langue vive et la tête près du bonnet.

En effet, l'entrée du jardin étant interdite par écriteau « aux laquais et à la canaille », il y avait toujours devant les grilles une foule bruyante de valets, de laquais, de cochers qui partageaient leurs heures d'attente entre des parties de cartes ou de quilles, des batailles, et le cabaret du coin. Ce soir-là, les laquais du duc de Lauzun venaient de faire un pari. On « paierait chopine » à celui d'entre eux qui aurait l'audace d'aller lever la jupe de la première dame sortant des Tuileries.

Il se trouva que cette dame était Angélique, laquelle venait de rejoindre Philonide et essayait de l'apaiser.

Avant qu'elle eût le temps de prévoir le geste de l'insolent, elle se trouva saisie par un grand escogriffe qui puait le vin à pleine bouche, et troussée de la plus insolente façon. Presque aussitôt, sa main s'abattit sur la face de l'indiscret. Mlle de Parajonc poussait des cris de perruche.

Un gentilhomme qui remontait dans son carrosse et qui avait vu la scène fit un signe à ses gens, et ceux-ci, trop contents de l'aubaine, se ruèrent sur la valetaille de M. de Lauzun. Ce fut un pugilat forcené dans le crottin des chevaux et au milieu d'un cercle des badauds. La victoire resta à la livrée du gentilhomme. Celui-ci applaudissait bruyamment. Il vint à Angélique et la salua.

– Monsieur, merci de votre intervention, dit-elle.