Il éclata de son rire bruyant, et lui prit le bras avec désinvolture.

– Venez donc. Mon carrosse m'attend dehors, mais, pour marcher, je suis contraint de m'appuyer sur un bras charitable. Voilà ce que je lui dois, à ma renommée : des douleurs contractées dans les tranchées pleines d'eau et qui, certains jours, me font traîner la patte comme un vieillard. Vouiez-vous me tenir un peu compagnie ? Votre présence est la seule qui me paraisse supportable après la pénible journée que nous venons d'avoir. Connaissez-vous mon hôtel du Beautreillis ? Angélique dit, avec un battement de cœur :

– Non, monseigneur.

– On dit que c'est une des plus jolies choses qu'ait construites le père Mansart. Moi, je ne m'y plais pas, mais je sais que les dames s'extasient sur la beauté de cette demeure. Venez la voir.

*****

Quoiqu'elle s'en défendît, Angélique appréciait l'honneur d'être assise dans le carrosse d'un prince du sang que les badauds acclamaient au passage. Elle était surprise de l'attention que son compagnon lui témoignait et qu'elle sentait sincère. On disait volontiers que le prince de Condé, depuis que son amie Marthe du Vigean était entrée aux carmélites du faubourg Saint-Jacques, n'accordait plus aux femmes les égards que la noblesse de France avait coutume de leur rendre. Il ne leur demandait qu'un plaisir tout physique et, depuis des années, on ne lui connaissait que des aventures de courte durée et d'assez basse origine. Dans les salons, sa rudesse à l'égard du beau sexe décourageait les meilleures volontés. Cette fois cependant, le prince semblait faire effort pour plaire à sa compagne.

Le carrosse tourna dans la cour de l'hôtel du Beautreillis. Angélique gravit le perron de marbre. Chaque détail de cette demeure harmonieuse et claire lui parlait de Joffrey de Peyrac. Il avait voulu ces lignes souples comme des vrilles de vignes aux fers forgés des balcons et des rampes, ces frises de bois sculpté recouvertes d'or encadrant les hauts plans lisses des marbres ou des glaces, ces statues et ces bustes, ces animaux et ces oiseaux de pierre, partout présents comme les gracieux génies d'un foyer heureux.

– Vous ne dites rien ? s'étonna le prince de Condé, lorsqu'ils eurent parcouru les deux étages des appartements d'apparat. Généralement, mes visiteuses s'exclament comme des perruches. Est-ce que cet ensemble ne vous plaît pas ? On vous dit pourtant très entendue en ce qui concerne l'ordonnance d'une maison ?

Ils se trouvaient dans un petit salon tendu de satin bleu brodé d'or. Une grille de fer forgé d'un dessin exquis les séparait de la longue galerie donnant sur les jardins. Au fond, la cheminée, encadrée de deux lions sculptés, portait à son fronton une blessure fraîche. Angélique leva le bras et posa la main sur le fronton.

– Pourquoi a-t-on brisé cette garniture ? demanda-t-elle. Ce n'est pas la première cassure que je remarque. Tenez, aux fenêtres mêmes de ce salon, on a effacé le dessin à certains endroits.

Le visage de M. le prince s'assombrit.

– Ce sont les chiffres de l'ancien propriétaire de l'hôtel que j'ai fait gratter. Un jour, je restaurerai cela. Je ne sais quand, par exemple !... Je préfère consacrer mes dépenses à l'installation de ma maison de campagne, à Chantilly.

Angélique gardait la main posée sur l'écusson mutilé.

– Pourquoi n'avoir pas laissé les choses en état plutôt que de les abîmer ainsi ?

– La vue des armes de cet homme me causait du désagrément. C'était un maudit !

– Un maudit ? répéta-t-elle en écho.

– Oui. Un gentilhomme qui fabriquait de l'or avec un secret que lui avait donné le diable. On l'a brûlé. Et le roi m'a fait le don de ses biens. Je ne suis pas encore très sûr que Sa Majesté n'ait pas cherché à me porter malheur par ce geste.

Angélique, à pas lents, s'était approchée de la fenêtre et regardait au-dehors.

– Le connaissiez-vous, monseigneur ?

– Qui ? Le gentilhomme damné ?... Ma foi, non, et tant mieux pour moi !

– Je crois me souvenir de l'affaire, dit-elle effrayée de son audace et pourtant très calme. Est-ce que ce n'était pas un Toulousain, un monsieur... de Peyrac ?

– Oui, en effet, approuva-t-il avec indifférence.

Elle passa sa langue sur ses lèvres sèches.

– Est-ce qu'on n'a pas dit qu'on l'avait condamné surtout parce qu'il détenait un méchant secret sur M. Fouquet, qui était si puissant alors ?

– C'est possible. M. Fouquet s'est considéré longtemps comme le roi de France. Il avait assez d'argent pour cela. Il a fait faire des bêtises à bien des gens. À moi, par exemple. Ha ! Ha ! ha !... Bah ! tout cela est du passé.

Angélique se détourna légèrement pour l'observer. Il s'était laissé choir dans un fauteuil et suivait du bout de sa canne les rosaces du tapis. S'il avait eu un ricanement amer en songeant aux bêtises que lui avait fait faire M. Fouquet, il n'avait pas réagi aux allusions concernant Joffrey de Peyrac. La jeune femme eut la certitude que ce n'était pas lui qui, pendant des années, avait placé auprès d'elle le valet Clément Tonnel. Qui sait ? Peut-être que ce Clément Tonnel avait déjà été mis comme espion, par M. Fouquet, près du prince de Condé. On avait vu, dans les complots de ce temps, des intrigues plus compliquées, et les nobles avaient raison de pratiquer la politique de la courte mémoire. Quelle nécessité présente y avait-il pour M. le prince de se souvenir qu'il avait jadis voulu empoisonner Mazarin et qu'il s'était vendu à Fouquet ? Il avait assez à faire pour rentrer en grâce auprès d'un jeune roi encore méfiant et pour, aujourd'hui, apprivoiser cette belle femme dont la mélancolie secrète, sous le rire enjoué, l'avait séduit plus profondément qu'il ne voulait le croire.

– J'étais dans les Flandres à l'époque du procès de Peyrac, reprit-il. Je n'ai pas suivi l'affaire. Qu'à cela ne tienne ! J'ai eu l'hôtel et j'avoue que je ne m'en réjouis guère. Le sorcier ne l'a jamais habité, paraît-il. Pourtant, je ne puis m'empêcher de trouver à ces murs je ne sais quoi de triste et de sinistre. On dirait un décor préparé pour une scène qui ne s'est jamais jouée... Ces objets gracieux réunis là attendent un hôte qui n'est pas moi. J'ai gardé un vieux palefrenier qui appartenait à la domesticité du comte de Peyrac. Il prétend qu'il voit son fantôme certaines nuits... C'est possible. On respire ici une présence qui vous repousse et qui vous chasse. J'y reste le moins possible. Est-ce que vous éprouvez aussi cette pénible impression ?

– Non, au contraire, murmura-t-elle.

Son regard errait autour d'elle. « Ici, je suis chez moi, pensait-elle. Moi et mes enfants, voilà les hôtes que ces murs attendent. »

– Cet hôtel vous plaît donc ?

– Je l'aime. Il est admirable. Oh ! je voudrais y vivre ! s'écria-t-elle en joignant les mains sur son cœur avec une passion inattendue.

– Vous pourriez y vivre, si vous le vouliez, dit le prince.

Elle se détourna vivement vers lui. Il fixait sur elle ce regard demeuré magnifique et impérieux, et dont un jour M. Bossuet parlerait en termes éloquents : « Ce prince... qui portait dans ses yeux la victoire... »

– Y vivre ? répéta Angélique. À quel titre, monseigneur ? Il sourit encore et se leva avec brusquerie pour se rapprocher d'elle.

– Voilà ! J'ai quarante-quatre ans, je ne suis plus jeune, mais je ne suis pas encore vieux. J'ai parfois des douleurs dans les genoux, c'est entendu, mais le reste est assez gaillard. Je vous le dis crûment. En bref, je crois que je peux faire un amant supportable. Je pense que vous n'allez pas être offusquée de ma déclaration. J'ignore d'où vous sortez, mais quelque chose m'avertit que vous en avez entendu bien d'autres et au moins je ne vous prends pas en traître. Je n'y ai jamais été par quatre chemins avec les femmes ; je trouve inutile de faire tant de manières pour aboutir toujours à la même question : « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? » Non, ne répondez pas encore. Je veux que vous connaissiez bien les quelques avantages que je pourrais vous faire. Vous auriez une pension... Oui, je sais, vous êtes très riche. Eh bien ! écoutez, JE VOUS DONNERAI CET HOTEL DU BEAUTREILLIS, puisqu'il vous plaît. Je m'occuperai de vos fils et les recommanderai dans leur éducation. Je sais aussi que vous êtes veuve et assez jalouse de votre réputation de chasteté. Il est vrai que c'est un bien précieux, mais... considérez que je ne vous demande pas de perdre cette réputation pour un maraud. Et, puisque vous me parliez de ma renommée, permettez-moi de vous faire remarquer que...

Il hésita avec une modestie réelle et assez touchante.

– ...que ce n'est pas déshonorant d'être la maîtresse du Grand Condé. Notre monde est ainsi fait. Je vous présenterai partout... Pourquoi ce sourire sceptique et tant soit peu dédaigneux, madame ?

– Parce que, dit Angélique en souriant, je me remémorais ce refrain que le père Hurlurot, un vieux baladin, chante au coin des rues :

Les princes sont d'étranges gens.


Heureux qui ne les connaît guère.


Plus heureux qui n'en a que faire...

– La peste soit de l'insolente ! s'écria-t-il avec une fureur feinte.

Il la prit par la taille et l'attira contre lui :

– C'est pour cela que je vous aime, ma mie, fit-il d'une voix contenue. Parce que j'ai remarqué que, dans votre métier de femme, vous aviez une belle audace de guerrière. Vous attaquez au bon moment, vous profitez de la faiblesse de l'adversaire avec une habileté machiavélique et vous lui portez des coups terribles. Mais vous ne vous êtes pas repliée assez vite sur vos positions. Je vous tiens maintenant !... Comme vous êtes fraîche et ferme ! Vous avez un petit corps solide et rassurant !... Ah ! comme je voudrais que vous ne m'écoutiez pas en prince, mais tel que je suis, c'est-à-dire un pauvre homme assez malheureux. Vous êtes si différente des coquettes au cœur sec !

Il appuya sa joue contre les cheveux d'Angélique.

– Il y a là, dans vos cheveux blonds, une mèche de cheveux blancs qui m'émeut. Il semble que, sous votre air de jeunesse et de gaieté, vous ayez l'expérience que donnent les grandes douleurs. Me trompe-je ?

– Non, monseigneur, répondit docilement Angélique.

Elle pensait que, si le matin même, quelqu'un l'avait prévenue qu'avant le soir elle serait dans les bras du prince de Condé et qu'elle appuierait sans révolte son front contre cette auguste épaule, elle aurait crié que la vie n'était pas si folle. Mais sa vie n'avait jamais été simple et elle commençait à s'habituer aux surprises du sort.

– Depuis ma jeunesse, continuait-il, je n'ai aimé qu'une seule femme. Je ne lui ai pas toujours été fidèle, mais je n'ai aimé qu'elle. Elle était belle, douce et c'était la compagne de mon âme. Les intrigues et les complots, qui se formaient sans cesse pour nous séparer, l'ont lassée. Depuis qu'elle a pris le voile, que me reste-t-il ? Toute ma vie, je n'ai eu que deux amours : elle et la guerre. Ma bien-aimée s'est retirée dans un cloître et ce faquin de Mazarin a signé la paix des Pyrénées. Je ne suis plus qu'un mannequin d'apparat qui fait sa cour au jeune roi dans l'espoir d'obtenir, Dieu sait quand, quelque gouvernement militaire et peutêtre un commandement, si jamais il lui prenait l'heureuse idée de réclamer la dot de la reine aux Flamands. On en parle... Mais laissons cela – je ne veux pas vous ennuyer. Votre vue a réveillé en moi une flamme vivante qui semblait s'éteindre. La mort du cœur est la pire... Je voudrais vous garder près de moi...

Angélique s'était doucement dégagée tandis qu'il parlait, et elle reculait un peu.

– Monseigneur...

– C'est oui, n'est-ce pas ? dit-il avec anxiété. Oh ! je vous en supplie... Qui vous retient ? Aimez-vous ailleurs ? N'allez pas me dire que vous avez du sentiment pour ce valet de basse extraction, cet Audiger qui vous escorte à la ville comme un chien fidèle.

– Audiger est mon associé en affaires.

– N'empêche, grogna-t-il subitement jaloux, qu'on vous a vue hier à la comédie avec le maître d'hôtel du comte de Soissons. C'est du dernier commun !

– Monseigneur, répondit-elle, sachez que je ne renie jamais mes amis tant qu'ils me sont utiles. J'ai encore besoin du maître d'hôtel Audiger.

Il se mordit les lèvres.

– Seigneur ! Vous êtes redoutable quand vous parlez ainsi.

– Vous voyez que je ne suis pas seulement rassurante, fit-elle avec un petit sourire.

– Qu'importe ! C'est telle que vous êtes que je vous désire.

Il ne pouvait comprendre le dilemme qu'il lui posait. Qu'aurait-elle répondu s'il lui avait fait cette proposition en d'autres lieux ? Elle n'en savait rien. Mais ici, dans cet hôtel où elle pénétrait pour la première fois, elle se trouvait cernée de fantômes. Près du prince de Condé surgi du passé, avec sa rhingrave un peu démodée, il y avait la lumineuse et dure silhouette de Philippe dans ses satins pâles, et, derrière eux, cette ombre masquée, vêtue de velours noir et d'argent, avec un seul rubis sanglant au doigt, le gentilhomme maudit qui avait été son maître et son seul amour. Parmi tous ceux que la vie ou la mort avaient libérés, elle demeurait seule prisonnière du drame ancien.