– Plus je vous observe et plus vous me laissez perplexe, belle amie. Il y a quelque chose en vous qui me chiffonne...

– À propos de votre chocolat ?

– Non... ou plutôt si,... indirectement. D'abord, je me suis figuré que vous étiez faite pour les choses du cœur... et même de l'esprit. Et puis, je m'aperçois que vous êtes en réalité très pratique, matérielle même, et que vous ne perdez jamais la tête.

« Je l'espère bien », pensa-t-elle. Mais elle se contenta de sourire de la façon la plus charmante.

– Dans la vie, voyez-vous, dit-elle, il y a des périodes où l'on est obligé de faire entièrement une chose, puis une autre. À certaines époques, c'est l'amour qui domine, généralement quand la vie est facile. À d'autres, c'est le labeur, un but à atteindre. Ainsi, je ne vous cache pas que, pour moi, la chose qui m'importe le plus actuellement, c'est de gagner de l'argent pour mes enfants dont... dont le père est mort.

– Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque vous voulez bien me parler de vos enfants, croyez-vous que dans un commerce aussi harassant qu'aléatoire, et surtout si peu conciliable avec une vraie vie de famille, vous arriverez à les élever et à les rendre heureux ?

– Je n'ai pas le choix, dit Angélique durement. D'ailleurs, je n'ai pas à me plaindre de maître Bourjus, et j'ai trouvé près de lui une situation inespérée par rapport à ma modeste condition.

Audiger toussota, joua un moment avec les glands de son rabat, et dit d'une voix hésitante :

– Et... si je vous donnais ce choix ?

– Que voulez-vous dire ?

Elle le regarda et vit dans ses yeux bruns une adoration contenue. L'instant lui parut bien choisi pour pousser plus avant ses négociations.

– À propos, avez-vous enfin votre patente ?

Audiger soupira.

– Vous voyez bien que vous êtes intéressée et ne le cachez même pas. Eh bien, pour tout vous dire, je n'ai pas encore le cachet de la Chancellerie, et je ne pense pas l'avoir avant le mois d'octobre car, pendant les chaleurs, le président Séguier est à sa maison de campagne. Mais, à partir d'octobre, tout ira très rapidement. En effet, j'ai entretenu moi-même de mon affaire le comte de Guiche, qui est le propre gendre du chancelier Séguier. Vous voyez que d'ici peu vous n'aurez plus aucun espoir d'être une belle chocolatière... à moins que...

– Oui... à moins que..., dit Angélique. Écoutez donc.

Et, tout de go, elle lui fit part de ses intentions. Elle lui révéla qu'elle avait une patente antérieure à la sienne, avec laquelle elle pourrait lui faire « des ennuis ». Mais le mieux n'était-il pas de s'entendre ? Elle se chargerait de la fabrication du produit, et lui le préparerait. Et, pour avoir part au bénéfice de la chocolaterie, Angélique y travaillerait et y mettrait des fonds.

– Où comptez-vous installer votre chocolaterie ? demanda-t-elle.

– Dans le quartier Saint-Honoré, près de la croix du Trahoir. Mais vos histoires ne tiennent pas debout !

– Elles tiennent parfaitement debout, et vous le savez bien. Le quartier Saint-Honoré est un excellent quartier. Le Louvre est proche, le Palais-Royal aussi. Il ne faudrait pas une boutique ressemblant à une taverne ou à une rôtisserie. Je vois de beaux carrelages noirs et blancs, des glaces et des boiseries dorées, et, derrière, un jardin avec des tonnelles garnies de treilles comme dans l'enclos des Célestins... des tonnelles pour les amoureux.

Le maître d'hôtel, que les explications de la jeune femme avaient rendu maussade, se dérida un peu à cette dernière description.

– Vous êtes vraiment charmante lorsque vous vous laissez aller ainsi à votre nature primesautière, ma mie. J'aime votre gaieté et votre feu, auxquels vous savez mêler une juste modestie. Je vous ai observée attentivement. Vous avez la réplique facile, mais vos mœurs sont honnêtes. Cela me plaît. Ce qui me choque en vous, je ne vous le cache pas, c'est votre esprit par trop pratique et votre façon de vouloir traiter d'égal à égal avec des hommes expérimentés. La fragilité des femmes s'accorde mal avec un ton péremptoire, des façons tranchantes. Elles doivent laisser aux hommes le soin de débattre ces questions où leurs petites cervelles se perdent et s'emmêlent.

Angélique pouffa.

– Je vois d'ici maître Bourjus et David discuter de ces questions !

– Il ne s'agit pas d'eux.

– Alors ? Vous n'avez donc pas encore compris que je suis seule pour me défendre ?

– Précisément, il vous manque un protecteur.

Angélique fit la sourde oreille.

– Tout doux, maître Audiger. En réalité vous êtes un vilain jaloux qui voulez être seul à boire votre chocolat. Et, comme ce que je vous explique vous embarrasse fort, vous essayez de vous en tirer en faisant des discours sur la fragilité des femmes. En réalité, dans la petite guerre que nous nous livrons, la solution que je vous propose est excellente.

– J'en connais une cent fois meilleure.

Sous le regard appuyé du jeune homme, Angélique n'insista pas. Elle lui enleva son assiette, essuya la table et s'informa de ce qu'il désirait comme entremets. Mais, tandis qu'elle s'éloignait vers la cuisine, il se leva et la rejoignit en deux pas.

– Angélique, ma mie, ne soyez pas cruelle, supplia-t-il. Accepter de venir dimanche vous promener avec moi. Je voudrais vous parler sérieusement. Nous pourrions aller au moulin de Javel. Nous mangerions une matelote. Ensuite, nous marcherions à travers champs. Voulez-vous ?

Il avait posé sa main sur la taille d'Angélique. Elle leva les yeux, attirée par ce visage frais, surtout par les lèvres fortement dessinées sous les deux virgules sombres de la moustache. Des lèvres qui devaient résister souplement au baiser avant de s'entrouvrir, qui devaient s'imposer, exigeantes, à la chair qu'elles effleuraient. Une houle de plaisir qu'elle ne maîtrisa pas la secoua, et ce fut d'une voix mal affermie qu'elle accepta d'aller le dimanche suivant au moulin de Javel.

*****

Angélique était troublée plus qu'elle ne l'aurait voulu par la perspective de cette promenade. Elle avait beau se raisonner, chaque fois qu'elle songeait aux lèvres d'Audiger et à sa main sur sa taille, un frisson très doux la parcourait. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé pareille sensation. En y réfléchissant, elle s'apercevait que, depuis près de deux ans, depuis l'aventure du capitaine du guet, pas un homme ne l'avait touchée. C'était d'ailleurs une façon de parler, car son existence s'était déroulée dans une atmosphère de sensualité assez difficile à surmonter. Elle ne comptait plus les baisers et les caresses qu'elle avait dû repousser à coups de gifles. Plusieurs fois, dans la cour, elle avait été assaillie par quelque brute avinée, elle avait dû se défendre à coups de sabots, appeler au secours. Tout cela, ajouté à l'épreuve du capitaine du guet et aux rudes embrassements de Calembredaine, lui laissant un âcre souvenir de violence qui avait refroidi ses sens. Elle s'étonnait d'en sentir le réveil, avec une soudaineté et une douceur qu'elle eût été bien incapable de prévoir deux ou trois jours plus tôt. Audiger profiterait-il de son trouble pour lui faire promettre de ne pas le gêner dans ses affaires ?

« Non, se disait Angélique. Le plaisir est une chose, les affaires en sont une autre. Une bonne journée d'entente ne peut pas nuire à la réussite de mes futurs projets. » Pour étouffer les remords qu'elle éprouvait à l'avance d'une défaite inévitable, elle se persuada que l'intérêt de ses affaires rendait cette défaite presque indispensable. Au reste, il ne se passerait peut-être rien. Audiger n'avait-il pas toujours été parfaitement correct ? Devant son miroir, elle lissait d'un doigt ses longs sourcils déliés. Était-elle toujours belle ? On le lui disait. Mais la chaleur des feux n'avait-elle pas encore assombri son teint naturellement mat ?

« Je suis devenue un peu grasse. Cela ne me va pas trop mal. D'ailleurs, les hommes de ce genre doivent aimer les femmes potelées. »

Elle eut honte de ses mains durcies et noircies par les travaux de la cuisine, et elle se rendit sur le Pont-Neuf acheter au Grand Matthieu un pot d'onguent pour les blanchir. En revenant par le Palais de Justice, elle monta jusqu'à la galerie des Merciers et fit l'emplette d'un col de dentelle en point de Normandie, qu'elle jetterait sur l'encolure de sa modeste robe de drap bleu vert. Elle aurait ainsi l'air d'une petite-bourgeoise, et non d'une servante ou d'une commerçante. Elle compléta sa toilette par l'achat d'une paire de gants et d'un éventail. Une folie !

Ses cheveux lui donnaient du souci. En repoussant, ils étaient devenus plus frisés et plus blonds, mais n'allongeaient pas. Avec regret, elle évoquait la nappe lourde et soyeuse qu'elle secouait jadis sur ses épaules.

Le matin du grand jour, elle les dissimula sous un beau carré de satin bleu foncé qui avait appartenu à maîtresse Bourjus. À l'échancrure de son corsage, elle avait un camée de cornaline et, à sa ceinture, une aumônière brodée de perles, qui était également un héritage de la pauvre femme.

Angélique attendit sous le porche. La journée promettait d'être belle. Le ciel était pur entre les toits.

Lorsque le carrosse d'Audiger apparut, elle s'y précipita avec l'impatience d'une pensionnaire un jour de sortie.

Le maître d'hôtel était positivement éblouissant. Il portait une rhingrave jaune soulignée de rubans feu. Son pourpoint de velours chamois à petits galons orangés s'entrouvrait sur une chemise plissée du plus fin linon. La dentelle de ses canons, de ses manchettes et de sa cravate, était arachnéenne.

Angélique la toucha avec admiration.

– C'est du point d'Irlande, commenta le jeune homme, cette dentelle m'a coûté une petite fortune.

Un peu dédaigneusement, il souleva le modeste collet de sa compagne.

– Plus tard, vous en aurez d'aussi belle, ma chérie. Il me semble que vous êtes capable de porter avec grâce la toilette. Je vous vois très bien en robe de soie et même de satin.

« Et même de brocart d'or », songea Angélique en serrant les dents.

Mais, quelques instants plus tard, lorsque le carrosse se mit à longer la Seine, elle retrouva sa bonne humeur.

Le moulin de Javel dressait, parmi les troupeaux de moutons de la plaine de Grenelle, ses grandes ailes de chauve-souris, dont le doux tic-tac accompagnait les baisers et les serments des couples d'amants. On venait au moulin de Javel en cachette. Un grand corps de logis formant auberge y recevait la compagnie, et le patron était discret.

« Si on ne savait pas se taire dans une maison comme la nôtre, disait-il, ce serait une belle pitié ! Nous mettrions toute la ville en désordre. »

On voyait passer des petits ânes chargés de sacs pansus. Il flottait dans ses parages une odeur de farine et de blé chaud, de soupe au poisson et aux écrevisses. Angélique respirait l'air frais avec délices. Quelques nuages blancs passaient dans le ciel d'azur. Angélique leur souriait et les comparait à des blancs d'œufs bien battus. De temps en temps, elle regardait les lèvres d'Audiger et savourait le petit frisson délicieux qu'elle éprouvait aussitôt.

N'allait-il pas essayer de l'embrasser ? Il semblait un peu compassé dans ses beaux vêtements, et tout occupé de composer le menu du dîner avec le patron de l'auberge, fort honoré de sa visite.

Dans la salle, où régnait une ombre propice, d'autres couples s'attablaient. À mesure que se vidaient les cruchons de vin blanc, les attitudes devenaient plus libres. On devinait des gestes osés, que soulignaient les rires roucoulants des dames. Angélique buvait pour tromper sa nervosité, et ses joues devenaient brûlantes. Audiger s'était mis à parler de ses voyages et de son métier. Il en faisait une nomenclature précise, n'épargnant ni une date, ni une roue d'essieu brisée.

– Comme vous pouvez vous en rendre compte ; ma chère, ma situation repose sur des bases solides et qui ne permettent plus de surprises. Mes parents...

– Oh ! sortons d'ici, supplia Angélique qui venait de reposer sa cuillère.

– Mais il fait une chaleur étouffante !

– Dehors, au moins, il y a du vent... et puis on ne voit pas tous ces gens qui s'embrassent, ajouta-t-elle à mi-voix.

Devant le soleil aveuglant, Audiger se récria. Elle allait prendre mal et se gâter le teint. Il la coiffa de son vaste chapeau à plumes blanches et jaunes, et s'écria, comme il l'avait fait le premier jour :

– Dieu que vous êtes jolie, ma mie.

Mais, quelques pas plus loin, comme il longeait un petit sentier au bord de la Seine, il reprit le récit de sa carrière. Il dit que, lorsque la chocolaterie serait mise en route, il entreprendrait d'écrire un livre très important sur le métier d'officier de bouche, où se trouveraient tous les renseignements nécessaires aux pages et cuisiniers désirant se perfectionner dans leur art.