– Hum !... Là, Madame, vous risquez de ne découvrir que de bien minces avantages. Je ne vous cacherai pas que mon jeune maître est fort endetté. Il possède, avec cet hôtel parisien, deux châteaux, l'un en Touraine qui lui vient de sa mère, l'autre en Poitou. Mais les terres des deux châteaux sont hypothéquées.

– Auriez-vous mal géré les affaires de votre maître, monsieur Molines ?

– Hélas ! Madame ! M. Colbert lui-même, qui travaille quinze heures par jour pour rétablir les finances du royaume, ne peut rien contre l'esprit de prodigalité du roi, lequel met tous les calculs de son ministre en défaut. De même, M. le marquis engloutit ses revenus, déjà fort diminués par le faste de monsieur son père, en campagnes guerrières ou frivolités de cour. Le roi lui a fait don à plusieurs reprises de charges intéressantes qu'il eût pu faire fructifier. Mais il s'empressait de les revendre pour payer une dette de jeu ou acheter un équipage. Non, Madame, l'affaire du Plessis-Bellière n'est pas pour moi une affaire intéressante. Je m'en occupe par habitude... sentimentale. Permettez-moi de rédiger vos propositions, madame.

Pendant quelques instants, on n'entendit dans la pièce que les grattements de la plume qui répondaient aux crépitements du feu.

« Si je me marie, pensait Angélique, Molines deviendra mon intendant. C'est curieux ! Je n'avais jamais imaginé cela. Il essaiera sûrement de mettre ses longs doigts dans mes affaires. Il faudra que je me méfie. Mais, au fond, c'est très bien ainsi. J'aurai en lui un conseiller excellent. »

– Puis-je me permettre de vous suggérer une clause supplémentaire ? demanda Molines en relevant la tête.

– À mon avantage ou à celui de votre maître ?

– À votre avantage.

– Je croyais que vous représentiez les intérêts de M. du Plessis ?

Le vieillard sourit sans répondre et ôta ses lunettes. Puis il s'appuya contre le dossier de son fauteuil et posa sur Angélique ce regard animé et pénétrant qu'il posait déjà sur elle dix ans auparavant lorsqu'il lui disait : « Je crois vous connaître, Angélique, et je vous parlerai autrement qu'à votre père... »

– Je pense, dit-il, que c'est une très bonne chose que vous épousiez mon maître. Je ne croyais pas vous retrouver jamais. Vous êtes là, contre toute vraisemblance, et M. du Plessis se trouve dans l'obligation de vous épouser. Rendez-moi cette justice, madame, que je ne suis pour rien dans les circonstances qui vous ont amenée à une telle union. Mais il s'agit maintenant que cette union soit une réussite : dans l'intérêt de mon maître, dans le vôtre et, ma foi, dans le mien, car le bonheur des maîtres fait celui des serviteurs.

– Je suis de votre avis, certes, Molines. Quelle est donc cette nouvelle clause ?

– Que vous exigiez la consommation du mariage...

– La consommation du mariage ? répéta Angélique en ouvrant des yeux de pensionnaire à peine sortie du couvent.

– Mon Dieu, Madame... J'espère que vous comprenez ce que je veux dire ?

– Oui... je comprends, balbutia Angélique en reprenant ses esprits. Mais vous m'avez surprise. Il est bien évident qu'en épousant M. du Plessis...

– Ce n'est pas évident du tout, Madame. En vous épousant, M. du Plessis ne fait pas un mariage d'inclination. Je dirai même qu'il fait un mariage forcé. Vous étonnerais-je beaucoup en vous confiant que les sentiments que vous inspirez à M. du Plessis sont loin de ressembler à de l'amour et se rapprocheraient plutôt de la colère et même de la rage ?

– Je m'en doute, murmura Angélique avec un haussement d'épaules qui se voulait désinvolte.

Mais, en même temps, la peine l'envahit. Elle s'écria avec violence :

– Et puis après ?... Que voulez-vous que ça me fasse qu'il ne m'aime pas ! Tout ce que je demande, c'est son nom, ce sont ses titres. Le reste m'est indifférent. Il peut bien me mépriser et aller coucher avec des filles de basse-cour si cela lui fait plaisir. Ce n'est pas moi qui courrai après lui !

– Vous auriez tort, Madame. Je crois que vous connaissez mal l'homme que vous allez épouser. Pour l'instant, votre position est très forte, c'est pourquoi vous le croyez faible. Mais, ensuite, il faudra que vous le dominiez d'une façon quelconque. Sinon...

– Sinon ?...

– Vous serez HORRIBLEMENT MALHEUREUSE.

Le visage de la jeune femme se durcit, et elle dit, les dents serrées :

– J'ai déjà été horriblement malheureuse, Molines. Je n'ai pas l'intention de recommencer.

– C'est pourquoi je vous propose un moyen de défense. Écoutez-moi, Angélique, je suis assez vieux pour vous parler crûment. Après votre mariage, vous n'aurez plus de pouvoir sur Philippe du Plessis. L'argent, le coffret, il possédera tout. L'argument du cœur n'a aucune valeur pour lui. Il faut donc que vous arriviez à le dominer par les sens.

– C'est un pouvoir dangereux, maître Molines, et bien vulnérable.

– C'est un pouvoir. À vous de le rendre invulnérable.

Angélique était très troublée. Elle ne songeait pas à s'offusquer de tels conseils dans la bouche d'un huguenot austère. Tout le personnage de Molines était imprégné d'une sagesse rusée qui n'avait jamais tenu compte des principes, mais des seules fluctuations de la nature humaine au service des intérêts matériels. Une fois de plus, Molines devait avoir raison. Par éclairs, Angélique se souvenait des accès de crainte que lui avait inspirés Philippe, et aussi de la sensation d'impuissance qu'elle éprouvait devant son indifférence, son calme glacé. Elle s'aperçut qu'au fond d'elle-même, c'était déjà sur sa nuit de noces qu'elle comptait pour l'asservir. Quand une femme tient un homme dans ses bras, elle est quand même très puissante. L'instant vient toujours où la défense de l'homme cède devant l'attrait de la volupté. Une femme habile doit savoir profiter de cet instant. Plus tard, l'homme reviendra malgré lui à la source du plaisir. Angélique savait que, lorsque le corps magnifique de Philippe se joindrait au sien, que, lorsque cette bouche élastique et fraîche comme un fruit se poserait sur la sienne, elle deviendrait elle-même la plus vive et la plus savante des maîtresses. Ils trouveraient ensemble, dans l'anonymat de la lutte amoureuse, une entente que Philippe, le jour venu, affecterait peut-être d'oublier, mais qui les lierait plus sûrement l'un à l'autre que n'importe quelle déclaration enflammée. Son regard un peu vague revint vers Molines. Il devait avoir suivi sur son visage le fil de ses pensées, car il eut un petit sourire ironique et dit :

– Je pense aussi que vous êtes assez belle pour jouer la partie. Encore faudrait-il... qu'elle puisse s'engager. Ce qui n'implique pas d'ailleurs que vous gagnerez la première manche.

– Que voulez-vous dire ?

– Mon maître n'aime pas les femmes. Il les connaît, certes, mais elles sont pour lui un fruit amer et nauséabond.

– On lui prête pourtant des aventures retentissantes. Et ces orgies célèbres au cours de ses campagnes étrangères, à Norgen...

– Réflexes de soudard grisé par la guerre. Il prend les femmes comme il allumerait un incendie, comme il traverserait d'un coup d'épée le ventre d'un enfant... pour faire le mal.

– Molines, vous dites des choses effrayantes !

– Je ne veux pas vous effrayer, mais seulement vous prévenir. Vous êtes de famille noble, mais saine et paysanne. Vous semblez ignorer le genre d'éducation auquel est soumis un jeune gentilhomme dont les parents sont riches et mondains. Dès l'enfance, il est le jouet des servantes et des laquais, puis des seigneurs chez lesquels on le place comme page. Dans les pratiques italiennes qu'on lui enseigne...

– Oh ! Taisez-vous. Tout ceci est fort déplaisant, murmura Angélique en regardant le feu d'un air gêné.

Molines n'insista pas et remit ses lunettes.

– Dois-je ajouter cette clause ?

– Ajoutez ce que vous voudrez, Molines. Je...

En entendant la porte s'ouvrir, elle s'interrompit. Dans la pénombre du salon, la silhouette de Philippe, vêtu de satin clair, apparut d'abord comme une statue de neige, qui peu à peu se précisa. Blanc et blond, couvert d'or, le jeune homme semblait sur le point de partir pour un bal. Il salua Angélique avec une morgue indifférente.

– Où en êtes-vous, Molines, de vos négociations ?

– Mme Morens ne demande pas mieux que de souscrire aux engagements proposés.

– Vous êtes prête à jurer sur le crucifix que vous connaissez VRAIMENT la cachette du coffret ?

– Je peux le jurer, dit Angélique.

– Dans ce cas, vous pouvez approcher, monsieur Carette...

L'aumônier, dont la maigre et noire silhouette était demeurée invisible derrière celle de son maître, apparut à son tour. Il tenait un crucifix sur lequel Angélique jura qu'elle connaissait vraiment la cachette du coffret et qu'elle s'engageait à le remettre à M. du Plessis après leur mariage. Puis Molines énonça le chiffre de la rente qu'Angélique octroierait plus tard à son époux. Le chiffre était beau, mais devait correspondre à l'ensemble des dépenses du jeune gentilhomme telles que l'intendant avait l'habitude de les relever chaque année. Angélique fit une petite grimace, mais ne sourcilla pas : si ses affaires restaient saines et prospéraient, elle n'aurait pas de peine à s'exécuter. D'autre part, lorsqu'elle serait marquise du Plessis, elle veillerait un peu à faire prospérer au maximum les deux domaines de Philippe. Celui-ci n'éleva aucune objection. Il affectait un air de profond ennui.

– C'est bon, Molines, fit-il en dissimulant un bâillement. Tâchez de régler le plus rapidement possible cette désagréable histoire.

L'intendant toussota et se frotta les mains avec embarras.

– Il y a encore une clause, monsieur le marquis, que Mme Morens, ici présente, m'a prié de porter au contrat. La voici : les conditions financières ne seront exécutées que s'il y a consommation du mariage.

Philippe parut mettre quelques instants à comprendre, puis son visage s'empourpra.

– Oh ! vraiment ! dit-il, oh ! vraiment !...

Il semblait tellement à court de vocabulaire qu'Angélique éprouva pour lui ce bizarre sentiment de pitié et d'attendrissement qu'il lui inspirait parfois.

– C'est un comble ! exhala-t-il enfin. L'impudeur jointe à l'impudence !

Maintenant, il était blanc de rage.

– Et pouvez-vous me dire, Molines, comment je devrais prouver au monde que j'ai honoré la couche de cette personne ? En détériorant la virginité d'une p... qui a déjà deux enfants et qui a traîné dans tous les lits des mousquetaires et des financiers du royaume ?... En me présentant devant un tribunal comme cet idiot de Langey qui devait s'efforcer devant dix personnes de prouver sa virilité4 ? Mme Morens a-t-elle prévenu les témoins qui devront assister à cette cérémonie ? Molines eut un geste d'apaisement des deux mains.

– Je ne vois pas, monsieur le marquis, pourquoi cette clause vous met dans un tel état. Elle est, en réalité, aussi... puis-je me permettre de dire ? aussi intéressante pour vous que pour votre future épouse. Songez que si, dans un mouvement d'humeur ou de rancœur bien compréhensible, vous négligiez vos devoirs conjugaux, Mme Morens serait en droit, d'ici quelques mois, de réclamer l'annulation du mariage et de vous entraîner dans un procès ridicule et coûteux. J'appartiens à la religion réformée, mais je crois savoir que la non-consommation du mariage est une des clauses d'annulation reconnues par l'Église. N'est-ce pas, monsieur l'aumônier ?

– Exactement, monsieur Molines, le mariage chrétien et catholique n'a qu'un but : la procréation.

– Et voilà ! dit doucement l'intendant dont seule Angélique, qui le connaissait bien, pouvait déceler l'ironie. Quant à la preuve de votre bonne volonté, continua-t-il d'un air patelin, il me semble que la meilleure est que votre épouse vous donne rapidement un héritier.

Philippe se tourna vers Angélique qui, durant cette conversation, essayait de demeurer impassible. Cependant, quand il la regarda, elle ne put s'empêcher de lever les yeux vers lui. L'expression dure de ce beau visage lui causa un frisson involontaire et qui n'était pas de plaisir.

– Eh bien, c'est entendu, dit lentement Philippe tandis qu'un sourire cruel étirait ses lèvres. On s'y emploiera, Molines, on s'y emploiera...

Chapitre 20

– Vous m'avez fait jouer un rôle plus odieux que je ne pensais, dit Angélique à Molines.

– Quand on a choisi un rôle odieux, Madame, il ne faut pas être à une nuance près. Il importe seulement de bien étayer ses positions.

Forme noire légèrement voûtée, il la suivit et la raccompagna jusqu'à son carrosse. Avec sa calotte noire, le geste un peu cauteleux de ses mains sèches qu'il frottait volontiers l'une contre l'autre, il représentait une ombre surgie du passé.