En deux pas, il fut près d'elle, lui prit la taille et la renversa sur le divan. Haletant, avec une rage inouïe, il lui saisit les poignets d'une seule main, les maintenant contre la poitrine de la jeune femme afin d'immobiliser son buste, tandis que, de l'autre main, il arrachait le peignoir, la fine chemise, cherchant à la dénuder entièrement. Le premier réflexe d'Angélique avait été de se cabrer, mais, très vite, elle s'immobilisa et resta sans mouvement, livrée à cet assaut forcené. L'homme, qui s'attendait à une lutte, sentit peu à peu l'inanité et le ridicule de sa violence. Déconcerté, il ralentit ses gestes, puis relâcha son étreinte.
Ses yeux hagards fouillèrent le visage qui, rejeté en arrière, faisait penser à celui d'une morte.
– Pourquoi ne vous défendez-vous pas ? balbutia-t-il.
Elle le regarda fixement, de ses prunelles vertes qui ne cillaient point. Jamais le visage d'Audiger n'avait été si près du sien. Gravement, elle plongea ses prunelles dans ce regard bronzé où s'allumaient et s'éteignaient tour à tour la folie, le désespoir, la passion.
– Vous avez été un très utile compagnon, Audiger, murmura-t-elle. Je le reconnais. Si vous me voulez, prenez-moi. Je ne me refuserai pas. Vous savez bien que je ne recule jamais quand l'heure est venue de payer une dette.
Muet, il la contemplait. Le sens des paroles qu'elle prononçait ne pénétrait que très lentement jusqu'à son esprit. Il sentait contre sa jambe cette chair souple et ferme, dont le parfum à la fois étranger et familier le faisait défaillir. Angélique n'était nullement révulsée. Il devait lui rendre cette justice qu'elle se livrait sans recul. Mais cet abandon même était insultant. C'était une enveloppe sans âme qu'on lui offrait.
Il le comprit. Avec une sorte de sanglot il se redressa et recula de quelques pas en titubant. Il ne la quittait pas du regard.
Elle n'avait pas bougé et demeurait là, à demi étendue sur le divan, sans même faire le geste de ramener sur sa poitrine la dentelle déchirée de son peignoir. Il pouvait voir les jambes dont il avait tant rêvé, et elles étaient aussi parfaites qu'il les avait imaginées, longues, fuselées, terminées par des pieds très petits qui se détachaient sur le velours des coussins comme d'exquis bibelots d'ivoire rose. Audiger respira profondément.
– Certes, je le regretterai toute ma vie, dit-il d'une voix étouffée. Mais, au moins, je ne me mépriserai pas. Adieu, madame ! Je ne veux pas de votre aumône.
Il se recula encore jusqu'à la portière et sortit.
Angélique resta encore un long moment à réfléchir. Puis elle examina les dégâts de sa toilette ; son col en dentelle de Malines était perdu.
« La peste soit des hommes ! » se dit-elle avec agacement. Elle se rappelait combien elle avait souhaité, au cours de la promenade au moulin de Javel, qu'Audiger devint son amant. Mais les circonstances étaient autres. À cette époque, Audiger était plus riche qu'elle, et le col qu'elle portait ce jour-là ne lui avait pas coûté trois livres...
Avec un petit soupir, elle revint s'asseoir devant sa coiffeuse. « Ninon de Lenclos a raison, se dit-elle encore. Ce qui cause le plus de malentendus en amour, c'est que les horloges du désir ne sonnent pas toujours à la même heure. »
*****
Le lendemain, par une soubrette de la Naine-Espagnole, elle reçut un mot très bref d'Audiger qui la priait de se rendre à l'établissement dans la soirée afin d'y examiner les livres avec lui. Le prétexte lui parut cousu de fil blanc. Le pauvre garçon, après une nuit d'insomnie et de tourments, avait dû rejeter au diable sa dignité et sa grandeur d'âme et essayer de rattraper l'aubaine qu'elle lui avait offerte. Angélique ne recula pas. Comme elle l'avait dit la veille, elle était décidée à faire les choses correctement, et elle savait qu'elle devait beaucoup à Audiger.
Aussi, sans enthousiasme, mais décidée à lui prouver, en cette unique étreinte, toute sa reconnaissance, elle se rendit au rendez-vous du maître d'hôtel. Elle le trouva dans le petit bureau attenant à la salle de dégustation. Il était en justaucorps de cavalier et chaussé de bottes de chasse. Il paraissait très calme et même enjoué. Il ne fit aucune allusion à l'escarmouche de la veille.
– Je m'excuse, madame, dit-il, de vous avoir fait déranger, mais, avant mon départ, il m'a semblé nécessaire d'examiner avec vous les affaires de la chocolaterie, bien que la gérance de Marchandeau puisse nous inspirer toute confiance.
– Vous partez ?
– Oui. Je viens de signer un engagement pour la Franche-Comté, où l'on dit que Sa Majesté aurait quelque ville à conquérir ce printemps.
*****
Pendant plus d'une heure, avec l'aide de Marchandeau, ils épluchèrent les livres de comptes, se rendirent à l'atelier pour examiner les machines, et aux magasins pour vérifier les réserves de cacao, de sucre et d'épices. Puis, à un moment donné, Audiger se leva et sortit comme s'il devait aller chercher un autre dossier de factures. Mais, peu d'instants après, Angélique entendit le pas d'un cheval qui s'éloignait. Elle comprit qu'Audiger était parti et qu'elle ne le reverrait plus.
Chapitre 23
Elle acheva d'écrire une lettre à son armateur de La Rochelle, puis, après l'avoir sablée et cachetée, elle remit son masque et reprit son manteau. Elle écoutait le brouhaha venu de la salle pleine à craquer, car une pluie aussi violente que brève venait de chasser les consommateurs des tonnelles où ils s'étaient attablés.
L'odeur douceâtre du chocolat, mêlée à celle des amandes grillées, pénétrait jusqu'à ce bureau où, pendant deux années, Angélique, en robe noire, col blanc et manchettes blanches, une plume d'oie en main, avait peiné sur des factures sans fin. Par un geste habituel, elle alla jusqu'au seuil de la salle et observa « ses » clients par l'interstice discret de la tenture. Lorsqu'elle serait devenue marquise du Plessis-Bellière, il ne serait plus question qu'elle pénétrât dans cette salle autrement que pour y venir à son tour, avec une bande de galantins, déguster le « divin » chocolat. Ce serait assez drôle – une revanche assez piquante.
Les grandes glaces, entre leurs boiseries dorées, renvoyaient l'animation de bon ton qu'elle avait toujours su maintenir à la Naine-Espagnole, sans grand-peine d'ailleurs, car le chocolat est une boisson qui donne plus de propension aux doux propos qu'aux âpres querelles.
*****
Assez proche de la tenture derrière laquelle elle se dissimulait, elle remarqua un homme qui était assis seul devant une tasse fumante et qui émiettait mélancoliquement des pistaches. Après l'avoir regardé deux fois, Angélique se dit qu'elle le connaissait, et, la troisième fois, elle commença à soupçonner que ce personnage assez richement vêtu ne pouvait être que le policier Desgrez, dissimulé sous un habile grimage. Elle en ressentit une joie puérile. Entre les rancœurs glacées de son futur époux, les reproches d'Audiger, les curiosités de ses amis, Desgrez était bien le seul être avec lequel elle pourrait actuellement converser sans être obligée de prendre son courage à deux mains ou de jouer la comédie. Elle sortit de sa cachette et s'approcha de lui.
– Il me semble qu'on vous délaisse, maître Desgrez, lui glissa-t-elle à mi-voix. Puis-je essayer de remplacer, oh ! très modestement, la cruelle qui vous manque ?
Il leva les yeux et la reconnut.
– Rien ne peut m'honorer plus que d'avoir à mes côtés la maîtresse de ce lieu enchanteur.
Elle s'assit en riant près de lui et fit signe à l'un des négrillons de lui apporter une tasse et des galettes.
– Qui venez-vous chasser sur mes terres, Desgrez ? Un journaliste virulent ?
– Non. Seulement son équivalent dans le sexe féminin, c'est-à-dire : une empoisonneuse.
– Peuh ! c'est très banal. J'en connais, moi, des empoisonneuses, fit étourdiment Angélique, qui pensait à Mme de Brinvilliers.
– Je sais. Mais tout ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'oublier que vous les connaissez.
Comme il ne souriait pas, elle fit signe qu'elle avait compris.
– Quand j'aurai besoin de vos renseignements, je saurai bien vous les demander, remarqua Desgrez avec une petite grimace ironique. Je sais que vous me les confiez très volontiers.
Angélique s'absorba dans la dégustation du breuvage brûlant que le négrillon Tom venait de lui verser.
– Que pensez-vous de ce chocolat, monsieur Desgrez ?
– C'est une vraie pénitence ! Mais, au fond, quand on mène une enquête, on sait bien qu'il y aura quelques petites épreuves de ce genre à subir. Je dois reconnaître qu'au cours de ma carrière j'ai dû bien souvent pénétrer dans des lieux plus sinistres que cette chocolaterie. C'est assez galant...
La jeune femme était persuadée que Desgrez était parfaitement au courant de son projet de mariage avec Philippe. Mais, comme il ne lui en parlait pas, elle se trouvait embarrassée pour aborder le sujet.
Le hasard la servit en amenant, parmi une joyeuse bande de seigneurs et de dames, le marquis Philippe lui-même. Angélique, masquée et assise dans un coin reculé de la salle, ne risquait pas d'être reconnue par lui.
Elle dit, en montrant Philippe à Desgrez :
– Voyez-vous ce gentilhomme en habit de satin bleu ciel ? Eh bien, je vais l'épouser.
Desgrez feignit l'étonnement.
– Ah ?... Mais n'est-ce pas le petit cousin qui a joué avec vous, certain soir, à la taverne du Masque-Rouge ?
– Lui-même, confirma Angélique avec un mouvement provocant du menton. Eh bien, qu'en pensez-vous ?
– De quoi donc ? Du mariage ou du petit cousin ?
– Des deux.
– Le mariage est un sujet délicat, et je laisse à votre confesseur le soin de vous en entretenir, mon enfant, dit Desgrez d'un ton docte. Quant au petit cousin, je constate avec regret que ce n'est pas du tout votre genre d'homme.
– Comment cela ? Il est pourtant très beau.
– Précisément. La beauté est bien ce qui est le moins susceptible de vous séduire chez les hommes. Ce que vous aimez en eux ne sont pas les qualités qui les rapprochent des femmes, mais ce qui les en différencie : leur intelligence, leur vue du monde, pas toujours très juste peut-être, mais qui vous semble nouvelle, et aussi le mystère de leur fonction virile. Oui, madame, vous êtes comme ça. Ce n'est pas la peine de me regarder avec cet air choqué derrière votre masque. J'ajouterai que, plus un homme se détache du troupeau commun, plus vous le reconnaissez pour maître. C'est pourquoi vous aimez les originaux, les parias, les révoltés. Voilà pourquoi vos amours ne finissent pas toujours très bien. Pourvu qu'un homme sache vous distraire et vous faire rire vous êtes prête à le suivre jusqu'au bout du monde. Que, par là-dessus, il ait la robustesse et la science suffisantes pour combler les exigences de votre petit corps raffiné, vous lui pardonnez tout. Or, celui-ci n'est pas sot, mais il n'a pas d'esprit. S'il vous aime, vous risquez fort de vous ennuyer mortellement en sa compagnie.
– Il ne m'aime pas.
– Tant mieux. Vous pourrez toujours vous distraire à essayer de vous faire aimer. Mais, pour l'amour physique, je parierais sans peine qu'il est moins subtil qu'un laboureur. Ne m'a-t-on pas dit qu'il faisait partie de la bande de Monsieur ?
– Je n'aime pas qu'on parle ainsi de Philippe, dit Angélique, assombrie. Oh ! Desgrez, cela me gêne de vous poser cette question. Mais est-ce que de telles pratiques ne peuvent pas empêcher un homme de... d'avoir des enfants, par exemple ?
– Cela dépend de quel genre d'homme il s'agit, ma belle innocente, dit Desgrez en riant. Tel que ce garçon me paraît bâti, je pense qu'il a tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse et lui donner une ribambelle d'enfants. Mais, chez lui, c'est le cœur qui manque. Quand il sera mort, son cœur ne pourra pas être plus froid dans sa poitrine qu'il ne l'est aujourd'hui. Bah ! Je vois que vous voulez goûter à la beauté. Eh bien ! goûtez-y, mordez-y à belles dents et surtout ne regrettez rien. Moi, je vais vous quitter.
Il se leva pour lui baiser la main.
– Mon empoisonneuse n'est pas venue. J'en suis marri. Merci pourtant de votre agréable compagnie.
*****
Lorsqu'il se fut éloigné entre les tables, Angélique resta figée par la sensation d'inquiétude et de chagrin qui lui serrait la gorge.
– Moi, je vais vous quitter, avait dit Desgrez.
Tout à coup elle comprenait que, dans le monde où elle allait revenir : la cour, Versailles, Saint-Germain, le Louvre, elle ne rencontrerait plus le policier Desgrez et son chien Sorbonne. Ils s'effaceraient, retourneraient dans ce décor de valets, de marchands, de petit peuple qui tourne sa ronde autour des grands et que les yeux de ces derniers ne voient pas.
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