Angélique se leva à son tour et, rapidement, gagna la porte par laquelle Desgrez était sorti. Elle l'aperçut, s'éloignant par les allées obscurcies du jardin et suivi de la silhouette blanche de Sorbonne.
Elle courut derrière lui :
– Desgrez !
Il s'arrêta et revint sur ses pas. Angélique le poussa dans la pénombre d'une tonnelle et elle lui mit ses bras autour du cou.
– Embrassez-moi, Desgrez.
Il eut un petit sursaut.
– Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez un pamphlétaire à sauver ?
– Non... mais je...
Elle ne savait comment lui exprimer la panique qui l'avait saisie à la pensée qu'elle ne le rencontrerait plus. Troublée, elle frotta câlinement sa joue contre l'épaule de Desgrez.
– Vous comprenez, je vais me marier. Alors, après, il ne me sera plus guère possible de tromper mon mari.
– Au contraire, ma chérie. Une grande dame ne doit pas tomber dans le ridicule d'aimer son mari et de lui être fidèle. Mais je vous comprends. Quand vous serez la marquise du Plessis-Bellière, il ne sera guère élégant pour vous de compter parmi vos amants un policier nommé Desgrez ?
– Oh ! pourquoi cherchez-vous des raisons ? protesta Angélique.
Elle aurait voulu rire, mais elle n'arrivait pas à maîtriser son émotion. Et ses yeux s'emplirent de larmes quand elle murmura de nouveau :
– Pourquoi chercher des raisons ? Depuis que le monde est monde, qui donc, messieurs, réussira à expliquer le cœur des femmes et le pourquoi de leurs passions ? Il reconnut l'écho de sa propre voix, lorsqu'il s'était dressé jadis, dans le prétoire, pour y défendre le comte de Peyrac.
En silence, il referma ses bras sur elle et la serra contre lui.
– Vous êtes mon ami, Desgrez, murmurait Angélique. Je n'en ai point de meilleur, je n'en aurai jamais de meilleur. Dites-moi, vous qui savez tout, dites-moi que je ne suis pas devenue indigne de LUI. C'était un homme qui avait dominé ses disgrâces et la pauvreté, au point de régner sur l'esprit des autres comme peu d'êtres peuvent le faire... Mais moi, moi, que n'ai-je pas dominé aussi ?... Vous qui savez d'où je reviens, souvenez-vous et dites-moi... Suis-je indigne de ce prodigieux phénomène de volonté qu'était le comte de Peyrac ?... Dans la force que j'ai déployée pour arracher ses fils à la misère, ne reconnaîtrait-il pas la sienne ?... S'il revenait...
– Oh ! ne vous cassez donc pas la tête, mon ange, fit Desgrez de sa voix traînante. S'il revenait... eh bien, s'il revenait, autant que j'ai pu juger cet homme, je pense qu'il commencerait par vous flanquer une volée de bois vert. Ensuite, il vous prendrait dans ses bras et vous ferait l'amour jusqu'à ce que vous demandiez grâce. Puis, tous les deux, vous vous préoccuperiez de trouver un coin tranquille pour y attendre vos noces d'or. Calmez-vous, mon ange. Et suivez votre chemin.
– N'est-ce pas bizarre, Desgrez, que je ne puisse détruire en moi cette espérance de le revoir un jour ? Certains ont dit que... ce n'était pas lui qu'on a brûlé en place de Grève.
– N'écoutez pas les racontars, fit-il durement. On cherche toujours à créer des légendes autour des êtres extraordinaires. Il est mort, Angélique. N'espérez plus. Cela use l'âme. Regardez en avant et épousez votre petit marquis.
Elle ne répondit pas. Son cœur se gonflait d'une peine immense, démesurée, enfantine.
– Je n'en puis plus ! gémit-elle. Je suis trop triste. Embrassez-moi, Desgrez.
– Oh ! ces femmes, grommela-t-il. Elles vous entretiennent de leur plus grand amour, de l'être unique. Et puis, la seconde d'après, elles vous demandent de les embrasser. Quelle engeance !
Un peu brutalement, il lui rabattit les manches de son corsage jusqu'aux coudes, dévoilant ses épaules, et elle sentit les mains velues de Desgrez se glisser sous ses aisselles, dont il parut goûter avec plaisir la chaleur secrète.
– Vous êtes appétissante en diable, je ne puis le nier, mais je ne vous embrasserai point.
– Pourquoi ?
– Parce que j'ai autre chose à faire que de vous aimer. Et, si je vous ai prise une fois, c'était bien pour vous rendre service. Car ce fut une fois de trop pour la paix de mon âme.
Lentement, il retira ses mains, prenant le temps d'effleurer au passage les seins gonflés par le busc du plastron.
– Ne m'en veuillez pas, ma jolie, et souvenez-vous de moi... parfois. Je vous en saurai gré. Bonne chance, marquise des Anges !...
Chapitre 24
Dès le début, Philippe lui avait dit que le mariage aurait lieu au Plessis. Il ne tenait pas à donner le moindre faste à cette cérémonie. Cela arrangeait parfaitement Angélique, en la mettant ainsi dans la possibilité de retrouver le fameux coffret sans se livrer à des démarches qui auraient attiré l'attention. Parfois, elle avait une brusque sueur froide en se demandant si ce coffret était toujours à la même place, dans la fausse tourelle du château. Quelqu'un ne l'avait-il pas découvert ? Mais la chose était peu probable. Qui se serait avisé d'aller traîner sur une gouttière à peine assez large pour un enfant, et de regarder à l'intérieur d'une petite tourelle d'aspect aussi insignifiant ? Et elle savait qu'au cours des dernières années le château du Plessis n'avait été l'objet d'aucune transformation. Il y avait donc de grandes chances qu'elle retrouvât l'enjeu de son triomphe. À l'heure même du mariage, elle pourrait le remettre à Philippe.
Les préparatifs du départ pour le Poitou furent animés. On emmenait là-bas Florimond et Cantor, ainsi que toute la maisonnée : Barbe, Pied-Léger, les chiens, le singe et les perroquets. Avec les malles et la valetaille, il fallut un carrosse et deux voitures. Le train de Philippe suivrait de son côté.
Celui-ci affectait de rester étranger à toute cette affaire. Il continuait à courir les fêtes et les réceptions à la cour. Lorsqu'on faisait allusion à son mariage, il haussait les sourcils d'un air étonné, puis s'exclamait d'un ton méprisant et dédaigneux :
– Ah ! oui ! en effet !
Durant cette dernière semaine, Angélique ne le vit pas une seule fois. Par billets brefs que transmettait Molines, il lui dictait ses ordres. Elle devait partir à telle date. Il la rejoindrait tel jour. Il arriverait avec l'abbé et Molines. Le mariage aurait lieu aussitôt. Angélique s'exécutait en épouse docile. On verrait plus tard à faire changer de ton à ce blanc-bec. Après tout, elle lui apportait une fortune et elle ne lui avait pas brisé le cœur en le séparant de la petite de Lamoignon. Elle lui ferait comprendre que, si elle avait dû agir un peu brutalement, tous deux n'en trouvaient pas moins leur intérêt dans cette affaire et que sa bouderie à lui était ridicule.
Soulagée et déçue à la fois de ne pas le voir, Angélique s'efforça de ne pas trop penser à son « fiancé ». Le « problème Philippe » plantait une épine au sein de sa joie et, quand elle réfléchissait, elle s'apercevait qu'elle avait peur. Mieux valait donc ne pas réfléchir.
*****
Les voitures couvrirent en moins de trois jours la distance séparant Paris de Poitiers. Les chemins étaient assez mauvais, défoncés par les pluies printanières, mais il n'y eut pas d'incident, à part un essieu brisé un peu avant d'arriver à Poitiers. Les voyageurs restèrent vingt-quatre heures dans cette ville. Le surlendemain, dans la matinée, Angélique commença à reconnaître les lieux. On passa non loin de Monteloup. Elle se retint de ne pas y courir, mais les enfants étaient fatigués et sales. On avait dormi la nuit précédente dans une mauvaise auberge infestée de puces et de rats. Pour trouver quelque confort, il fallait gagner le Plessis.
Un bras passé autour des épaules de ses petits garçons, Angélique respirait avec délices l'air pur des campagnes en fleurs. Elle se demandait comment elle avait pu vivre autant d'années dans une ville comme Paris. Elle poussait des cris de joie et nommait les hameaux qu'elle traversait et dont chacun lui rappelait une anecdote de son enfance. Depuis plusieurs jours, elle avait fait à ses fils des descriptions détaillées de Monteloup et des jeux merveilleux auxquels on pouvait s'y livrer. Florimond et Cantor connaissaient le souterrain qui lui avait servi jadis de caverne de sorcière et le grenier aux coins enchantés. Enfin le Plessis surgit au loin, blanc et secret au bord de son étang. Il parut à Angélique, qui avait connu les demeures somptueuses et les palais parisiens, plus petit que l'image gravée dans sa mémoire. Quelques domestiques se présentèrent. Malgré l'abandon dans lequel les seigneurs du Plessis laissaient leur château de province, celui-ci était bien entretenu grâce aux soins de Molines. Un courrier, expédié une semaine auparavant, avait fait rouvrir les fenêtres et l'odeur fraîche des cires à reluire combattait celle de moisi embusquée dans les tapisseries. Mais Angélique n'éprouva pas le plaisir qu'elle escomptait. Ses sensations paraissaient subitement atténuées. Peut-être aurait-il fallu qu'elle pleurât ou se mît à danser, à crier, à embrasser Florimond et Cantor. Faute de pouvoir faire tout cela, elle se sentait une âme morte. Incapable de supporter l'excessive émotion de ce retour, elle était tellement saisie qu'elle n'avait aucune réaction.
Elle s'enquit du lieu où ses enfants pourraient se reposer, s'occupa elle-même de leur installation et ne les quitta qu'après les avoir vus, baignés et vêtus de douillettes propres, s'installer devant une collation de laitages et de gâteaux apportés par les paysans. Alors elle se fit conduire à la chambre de l'aile nord qu'elle s'était fait préparer, la chambre du prince de Condé.
Il lui fallut encore accepter les services de Javotte et répondre aux salutations des deux valets qui apportaient les cuves d'eau bouillante dans la salle de bains attenante. Distraitement, devant leur français malhabile, elle répondit en patois. Ils béèrent de surprise en entendant cette grande dame de Paris, dont les atours, pour sûr, leur paraissaient extravagants, s'exprimer dans leur jargon comme si elle l'avait parlé dès le berceau.
– Mais c'est vrai ! leur dit Angélique en riant. Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Angélique de Sancé. Et toi, Guillot, je me souviens que tu es du village de Maubuis, près de Monteloup.
Le nommé Guillot, avec lequel elle avait fait jadis quelques débauches de mûres et de cerises, aux beaux jours de l'été, eut un sourire extasié.
– C'est donc vous, Madame, qui avez épousé not' maît' ?
– C'est moi, en effet.
– Ben, ça va faire plaisir à tout le monde. On se demandait un peu qui était la nouvelle maîtresse.
Ainsi les gens du pays n'étaient même pas au courant. Ou plutôt ce qu'ils savaient était erroné, car on la croyait déjà mariée.
– Dommage que vous ayez pas attendu d'être cheu nous, continua Guillot en hochant sa tête hirsute. On aurait fait de si belles noces !
Angélique n'osa pas désavouer Philippe en disant à ce lourdaud de Guillot que le mariage devait avoir lieu au Plessis même et qu'elle comptait bien en ce qui la concernait, sur des réjouissances qui lui permettraient de revoir toute la contrée.
– Il y aura quand même des fêtes, promit-elle.
Ensuite, elle bouscula un peu Javotte pour hâter sa toilette. Lorsque la petite femme de chambre se fut retirée, Angélique, enveloppée dans sa robe de chambre de soie, revint vers le milieu de la pièce.
*****
Le décor n'avait pas changé depuis plus de dix ans. Mais Angélique ne le voyait plus avec ses yeux éblouis de petite fille et elle trouvait terriblement démodés les lourds meubles de bois noir d'inspiration hollandaise, et le lit aux quatre colonnes massives. La jeune femme se dirigea vers la fenêtre et l'ouvrit. Elle demeura effrayée en constatant l'étroitesse du rebord où, jadis, elle grimpait si agilement.
« Je suis devenue trop grasse, jamais je ne pourrai aller jusqu'à la tourelle », se désola-t-elle. On vantait d'habitude son corps élancé... Angélique, ce soir-là, mesura amèrement la marche implacable du temps. Non seulement elle n'avait plus la légèreté nécessaire, mais la souplesse lui manquait, et elle risquait tout bonnement de se rompre le cou. Après avoir réfléchi, elle prit le parti de rappeler Javotte.
– Javotte, ma fille, tu es mince, petite et plus souple qu'un roseau. Tu vas tâcher de monter sur ce rebord et de te rendre jusqu'à la tourelle d'angle. Et tâche de ne pas tomber !
– Bien, Madame, répondit Javotte qui serait passée par le trou d'une aiguille pour plaire à sa maîtresse.
Penchée à la fenêtre, Angélique suivit avec anxiété la progression de la jeune fille le long de la gouttière.
– Regarde à l'intérieur de la tourelle. Y vois-tu quelque chose ?
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