Angélique crut qu'elle allait s'évanouir. Ses mains se mirent à trembler dans les plis de sa robe. Elle était sans force, elle était perdue.
Ce fut alors que des doigts prirent les siens, les lui broyèrent à la faire crier, tandis que la voix de Philippe disait, très calme :
– Sire, que Votre Majesté m'accorde l'honneur de lui présenter ma femme, la marquise du Plessis-Bellière.
– Votre femme, marquis ? dit le roi. La nouvelle est surprenante. J'avais bien entendu parler de quelque chose à votre sujet, mais j'attendais que vous veniez m'en entretenir vous-même...
– Sire, il ne m'a pas semblé nécessaire d'informer Votre Majesté d'une semblable bagatelle.
– Bagatelle ? Un mariage ! Prenez garde, marquis, que M. Bossuet ne vous entende !... Et ces dames ! Par Saint Louis, depuis le temps que je vous connais, je me demande encore parfois de quelle étoffe vous êtes fait. Savez-vous que votre discrétion à mon égard est presque une insolence ?...
– Sire, je suis navré que Votre Majesté interprète ainsi mon silence. La chose avait si peu d'importance !
– Taisez-vous, monsieur. Votre inconscience dépasse les bornes, et je ne vous laisserai pas cinq minutes de plus tenir d'aussi méchants discours devant cette charmante personne, votre femme. Ma parole, vous n'êtes qu'un soudard. Madame, que pensez-vous de votre époux ?
– Je tâcherai de m'en accommoder, sire, répondit Angélique qui, pendant ce dialogue, avait repris quelques couleurs.
Le roi sourit.
– Vous êtes une femme raisonnable. Et, de plus, fort belle. Les deux ne vont pas toujours de pair ! Marquis, je te pardonne à cause de ton bon choix... et de ses beaux yeux. Des yeux verts... Une couleur rare, que je n'ai pas eu l'occasion d'admirer souvent. Les femmes qui ont des yeux verts sont...
Il s'interrompit, rêva un instant, tout en examinant avec attention le visage d'Angélique. Puis son sourire s'effaça, et toute la personne du monarque parut se figer comme si elle avait été frappée par la foudre. Sous les yeux des courtisans, d'abord perplexes puis effrayés, Louis XIV se mit à pâlir. Le phénomène ne put échapper à personne, car le roi était de carnation sanguine, et son chirurgien devait le saigner fréquemment. Or, il devint en quelques secondes aussi blanc que son jabot, bien qu'aucun de ses traits ne bougeât. Angélique, éperdue, le regardait de nouveau et, malgré elle, d'une façon provocante, comme certains enfants coupables regardent celui par lequel doit leur venir le châtiment.
– N'êtes-vous pas originaire du Sud, madame ? demanda le roi avec une soudaine brusquerie. De Toulouse ?...
– Non, sire, ma femme est originaire du Poitou, dit immédiatement Philippe. Son père est le baron de Sancé de Monteloup, dont les terres s'étendent aux environs de Niort.
– Oh ! Sire, confondre une Poitevine avec une dame du Sud ! s'exclama Athénaïs de Montespan en éclatant de son beau rire. Vous, sire !...
La belle Athénaïs se sentait déjà assez en faveur pour ne pas reculer devant une audace de ce genre. La gêne s'en trouva dissipée. Le roi reprit sa carnation ordinaire. Toujours maître de lui, il eut un coup d'œil amusé vers Athénaïs.
– Il est vrai que les Poitevines ont de bien grands charmes, soupira-t-il. Mais prenez garde, madame, que M. de Montespan ne soit obligé de se mesurer avec tous les Gascons de Versailles. Ceux-ci pourraient vouloir venger l'insulte faite à leurs femmes.
– Y a-t-il insulte, sire ? Ce serait contre mon intention. Je voulais dire seulement que, si les charmes des deux races sont égaux en qualité, ils ne se confondent pas. Que Votre Majesté me pardonne mon humble remarque.
Le sourire des grands yeux bleus n'était rien de moins que contrit, mais il était certainement irrésistible.
– Je connais Mme du Plessis depuis de longues années, continua Mme de Montespan. Nous avons été élevées ensemble. Sa famille est alliée à la mienne...
Angélique se promit de ne jamais oublier ce qu'elle devait à Mme de Montespan. Quel que fût le mobile auquel la belle Athénaïs avait obéi, elle n'en avait pas moins sauvé son amie. Le roi s'inclina derechef, avec un sourire apaisé, devant Angélique du Plessis.
– Eh bien..., Versailles se réjouit de vous accueillir, madame. Soyez la bienvenue.
Plus bas, il ajouta :
– Nous sommes heureux de vous revoir.
Angélique comprit alors qu'il l'avait reconnue, mais qu'il l'agréait et voulait effacer le passé.
Une dernière fois, la flamme d'un bûcher sembla flamber entre eux. Prostrée dans une profonde révérence, la jeune femme sentit un flot de larmes lui gonfler les paupières. Dieu merci, le roi s'était remis en marche. Elle put se relever, essuyer furtivement ses yeux et jeter un regard un peu contraint du côté de Philippe.
– Comment vous remercier, Philippe ?...
– Me remercier ! grinça-t-il à mi-voix, la mâchoire nouée de colère. Mais c'était mon nom que j'avais à défendre du ridicule et de la disgrâce !... Vous êtes ma femme, morbleu ! Je vous prie d'y songer désormais... Arriver ainsi à Versailles ! Sans invitation ! Sans présentation !... Et vous regardiez le roi avec une insolence !... Rien ne peut donc abattre votre infernal toupet ! J'aurais dû vous tuer, l'autre soir.
– Oh ! je vous en prie, Philippe, ne me gâchez pas ce beau jour !
*****
À la suite des autres courtisans, ils étaient arrivés dans les jardins. Le ruissellement bleu du ciel mêlé à celui des jets d'eau, l'éclat du soleil se brisant sur la surface lisse des deux grands bassins de la première terrasse éblouirent Angélique. Elle croyait marcher au sein d'un paradis où tout était léger et ordonné comme dans un séjour élyséen.
Au sommet des marches dominant un bassin en pyramide ronde, elle pouvait voir le dessin admirable des grands arbres en quinconces cernés par la farandole des blanches statues de marbre. Les parterres jetaient alentour et jusqu'à l'horizon leurs tapisseries chatoyantes. Angélique, les mains jointes devant ses lèvres, dans un geste de ferveur enfantine, demeurait immobile, pénétrée d'une extase où l'enthousiasme de ses rêves se confondait avec une admiration sincère.
Le vent léger remuait contre son front les plumes blanches de sa coiffure. Au bas des marches, on venait d'arrêter le carrosse du roi. Mais, sur le point d'y monter, il revint sur ses pas, gravit de nouveau les degrés. Angélique le vit soudain à son côté. Il était seul près d'elle car, d'un geste imperceptible, il avait éloigné les personnes qui l'entouraient.
– Vous admirez Versailles, madame ? demanda-t-il.
Angélique fît une révérence et répondit avec beaucoup de grâce :
– Sire, je remercie Votre Majesté d'avoir mis tant de beauté sous les yeux de ses sujets. L'Histoire lui en sera reconnaissante.
Louis XIV demeura silencieux un moment, non qu'il fût troublé par des louanges auxquelles il était accoutumé, mais parce qu'il ne parvenait pas, en cette occurrence, à exprimer sa pensée.
– Vous êtes heureuse ? demanda-t-il enfin.
Angélique détourna les yeux et, dans le soleil et le vent, elle parut soudain plus jeune, telle une jeune fille qui n'aurait connu ni peines ni tourments.
– Comment peut-on ne pas être heureuse à Versailles ? murmura-t-elle.
– Alors, ne pleurez plus, dit le roi. Et faites-moi le plaisir de partager ma promenade. Je veux vous montrer le parc.
Angélique mit sa main dans celle de Louis XIV. Avec lui, elle descendit les degrés du bassin de Latone ; les courtisans s'inclinaient sur leur passage. Comme elle s'asseyait près d'Athénaïs de Montespan, en face des deux princesses et de Sa Majesté, elle entrevit le visage de son mari.
Philippe la regardait avec une expression énigmatique qui n'était pas dénuée d'un subit intérêt. Il commençait à comprendre qu'il avait épousé un véritable phénomène.
Angélique aurait pu s'envoler tant elle se sentait légère. L'avenir, à ses yeux, était aussi bleu que l'horizon. Elle se disait que ses fils ne connaîtraient plus jamais la misère. Ils seraient élevés à l'académie du Mont-Parnasse et deviendraient des gentilshommes Angélique elle-même serait une des femmes les plus fêtées de la cour. Et, puisque le roi en avait exprimé le désir, elle essaierait d'effacer de son cœur toute trace d'amertume. Au fond d'elle-même, Angélique savait bien que le feu de l'amour dont elle avait été consumée, ce terrible feu qui avait aussi consumé son amour, ne s'éteindrait jamais. Il durerait toute sa vie. La Voisin l'avait dit. Mais le destin, qui n'est pas injuste, voulait qu'Angélique fît halte, pour un temps, sur la colline en chantée, afin d'y reprendre des forces dans l'ivresse de sa réussite et le triomphe de sa beauté.
Plus tard, elle retrouverait le chemin de son aventureuse existence. Mais, aujourd'hui, elle ne craignait plus rien. ELLE ÉTAIT À VERSAILLES !
FIN
1 Actuel palais de Chaillot.
2 Actuelle place des Vosges.
3 Dieu.
4 Allusion à un procès de divorce, de l'époque.
5 À l'emplacement de ce balcon se trouve actuellement la galerie des Glaces.
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