– On ne sait quoi faire ! cria l'un d'eux à Angélique. Ces démons ont bloqué la porte avec des bancs. Et ils ont un pistolet...
– Il faut aller chercher le guet.
– David y a couru, mais...
Le patron du Chapon-Plume, qui était voisin du Masque-Rouge, dit en baissant la voix :
– Des valets ont arrêté le guet dans la rue de la Triperie. Ils lui ont dit que les clients qui étaient en ce moment au Masque-Rouge étaient de très hauts seigneurs, des gens de l'entourage du roi, et que le guet ferait une drôle de gueule quand il se verrait embarqué dans cette histoire. David a quand même été jusqu'au Châtelet, mais les valets avaient déjà prévenu les gardes. Au Châtelet, on lui a dit qu'il n'avait qu'à se débrouiller avec ses clients.
*****
De la taverne du Masque-Rouge, un vacarme effrayant s'élevait : rires énormes, chants avinés, et cris si sauvages que les cheveux des braves rôtisseurs se dressaient sous leurs toques.
Tables et bancs ayant été entassés devant les fenêtres, on ne pouvait rien distinguer de ce qui se passait à l'intérieur, mais on entendait les bruits de verre et de vaisselle brisée, et, de temps en temps, le claquement sec d'un pistolet qui devait prendre pour cibles les beaux flacons de verrerie précieuse dont Angélique avait paré ses tables et l'auvent de la cheminée.
Angélique aperçut David. Il était aussi blême que son tablier, le front noué d'un torchon que maculait une étoile de sang.
Il vint à elle et compléta en balbutiant le récit de l'affreuse saturnale. Les seigneurs avaient été tout de suite très exigeants. Ils avaient déjà bu dans d'autres cabarets. Ils avaient commencé par renverser une pleine soupière quasi bouillante sur la tête d'un des mitrons. Puis on avait eu toutes les peines du monde à les chasser de la cuisine, où ils voulaient se saisir de la Suzanne, proie pourtant peu alléchante. Enfin, il y avait eu le drame de Linot, dont la charmante figure leur avait inspiré d'horribles désirs...
– Viens, dit Angélique en saisissant le bras de l'adolescent. Il faut aller voir. Je vais passer par la cour.
Vingt mains la retinrent.
– Tu n'es pas folle ?... Tu vas te faire embrocher ! Ce sont des loups !...
– Il est peut-être temps encore de sauver Linot et maître Bourjus ?...
– On ira quand ils commenceront à roupiller.
– Et quand ils auront tout cassé, pillé et brûlé ! Cria-t-elle.
Elle s'arracha des mains de ceux qui voulaient la retenir et, traînant David, entra dans la cour. De là, elle passa dans la cuisine.
La porte de la cuisine, communiquant avec la salle commune, avait été soigneusement verrouillée par David lorsqu'il s'était enfui avec les autres domestiques. Angélique poussa un soupir de soulagement. Au moins, les importantes provisions qui y étaient entreposées n'avaient pas été soumises à la fureur destructrice des misérables. Aidée du jeune garçon, elle poussa la table contre le mur et se hissa jusqu'à l'imposte qui, à mi-hauteur, permettait de jeter un regard à l'intérieur. Elle aperçut la salle dévastée, jonchée de vaisselle et de plats, de nappes souillées, de verres brisés. Les jambons et les lièvres avaient été décrochés des solives. Les ivrognes trébuchaient dessus, les écartaient à grands coups de bottes. Les paroles obscènes de leurs chansons, leurs jurons, leurs blasphèmes s'entendaient maintenant distinctement. La plupart d'entre eux étaient groupés autour d'une des tables, près de l'âtre. À leurs attitudes et à leurs voix de plus en plus pâteuses, on devinait qu'ils ne tarderaient pas à s'effondrer. À la lueur du feu, la vue de ces bouches ouvertes et braillantes, sous des masques noirs, avait quelque chose de sinistre. Les vêtements somptueux étaient maculés de taches de vin et de sauce, et peut-être aussi de sang. Angélique cherchait à distinguer les corps de Linot et du rôtisseur. Mais, les chandelles ayant été renversées, le fond de la salle était dans la pénombre.
– Quel est celui qui a, le premier, attaqué Linot ? demanda-t-elle à voix basse.
– Le petit homme, là, au coin de la table, celui qui a un flot de rubans rosés sur un justaucorps pervenche. C'est lui qui paraissait donner le branle et entraînait les autres.
Au même instant, celui que désignait David se dressa péniblement et, levant son verre d'une main tremblante, s'écria d'une voix de fausset :
– Messieurs, je bois à la santé d'Astrée et d'Asmodée, princes de l'amitié.
– Oh ! cette voix ! s'exclama Angélique en se rejetant en arrière.
Elle l'aurait reconnue entre mille. C'était la voix qui, dans ses pires cauchemars, l'éveillait encore parfois : « Madame, vous allez mourir ! »
Ainsi c'était donc LUI – toujours lui. Avait-il donc été choisi par les enfers pour représenter sans cesse auprès d'Angélique le démon d'un malfaisant destin ?
– Est-ce lui qui a donné à Linot le premier coup d'épée ? demanda-t-elle.
– Peut-être, je ne sais plus. Mais le grand, là, derrière, en rhingrave rouge, l'a frappé aussi.
Celui-là non plus, il n'avait pas besoin d'ôter son masque pour qu'elle le reconnût. Le frère du roi et le chevalier de Lorraine ! Et elle était certaine maintenant de pouvoir mettre un nom sur toutes les autres faces masquées !
Soudain, l'un des ivrognes commença à jeter les chaises et les tabourets dans le feu. L'un d'eux saisit une bouteille et, de loin, la lança à travers la salle. La bouteille éclata dans le feu. C'était de l'eau-de-vie. Une énorme flamme jaillit et embrasa aussitôt les meubles. Un feu d'enfer s'engouffra en ronflant dans la cheminée, et des tisons jaillirent en crépitant sur le dallage.
Angélique dégringola de son perchoir.
– Ils vont incendier la maison. Il faut les arrêter !
Mais l'apprenti l'enserra de ses bras nerveux.
– Vous n'irez pas. Ils vont vous tuer !
Ils luttèrent un instant. Ses forces décuplées par la colère et la crainte du feu, Angélique réussit à se dégager et à repousser David.
Angélique rajusta son masque. Elle non plus ne se souciait pas d'être reconnue. Résolument, elle repoussa les verrous et tira avec fracas la porte de la cuisine. L'apparition sur le seuil de cette femme drapée dans sa mante noire et si curieusement masquée de rouge causa un instant de stupeur parmi les fêtards. Le ton des chants et des cris baissa.
– Oh ! le masque rouge !
– Messieurs, dit Angélique d'une voix vibrante, avez-vous perdu l'esprit ? Ne craignez-vous pas la colère du roi lorsque la rumeur publique lui apprendra vos crimes ?...
Au silence hébété qui suivit, elle sentit qu'elle avait lancé le seul mot – le roi ! – capable de pénétrer dans les cervelles embrumées des ivrognes et d'y allumer une lueur de lucidité. Profitant de son avantage, elle se porta hardiment en avant. Son intention était de parvenir jusqu'à l'âtre et d'en extraire les meubles enflammés afin de réduire le brasier et d'éviter ainsi le feu de cheminée qui menaçait.
C'est alors qu'elle aperçut sous la table le corps affreusement mutilé de maître Bourjus. Près de lui, l'enfant Linot, le ventre ouvert, le visage blanc comme neige, calme comme celui d'un ange, semblait dormir. Les sangs des deux victimes se mêlaient aux rigoles de vin qui coulaient parmi des éclats de bouteilles.
L'horreur de ce spectacle la paralysa une seconde. Comme un dompteur qui, pris de panique, se détourne un instant de ses fauves, elle perdit le contrôle de la meute. Cela suffit pour déchaîner de nouveau la tempête.
– Une femme ! Une femme !
– Voilà ce qu'il nous faut !
Une main brutale s'abattit sur la nuque d'Angélique. Elle reçut un coup violent sur la tempe. Tout devint noir. Elle était suffoquée par une nausée. Elle ne savait plus où elle était. Quelque part, une voix de femme poussait un cri aigu et continu... Elle s'aperçut que c'était elle qui criait.
Elle était étendue sur la table, et les masques noirs se penchaient sur elle avec de grands hoquets de rire.
Ses poignets et ses chevilles étaient immobilisés par des poignes de fer. Ses jupes furent relevées violemment.
– À qui le tour ? Qui s'envoie la gueuse ?
Elle criait comme on crie dans les cauchemars, dans un paroxysme de désespoir et de terreur.
Un corps s'abattit sur elle. Une bouche se colla à sa bouche. Puis il y eut un brusque silence, si profond qu'Angélique put croire qu'elle avait vraiment perdu connaissance. Cependant, il n'en était rien, C'étaient ses bourreaux qui venaient de se taire et de s'immobiliser. Leurs regards troubles et effarés suivaient à terre un objet qu'Angélique ne voyait pas.
Celui qui, une seconde plus tôt, était grimpé sur la table et s'apprêtait à violer la jeune femme, s'était écarté précipitamment. Sentant que ses bras et ses jambes étaient redevenus libres, Angélique se redressa et rabattit vivement ses longues jupes. Elle ne comprenait pas. On aurait dit qu'une baguette de magicien venait soudain de pétrifier les forcenés. Lentement, elle se laissa glisser jusqu'au sol. Alors elle aperçut le chien Sorbonne, qui avait renversé le petit homme en justaucorps pervenche et lui tenait solidement la gorge entre ses crocs. Le dogue était entré par la porte de la cuisine, et son attaque avait été rapide comme l'éclair.
L'un des libertins bredouilla :
– Rappelez votre chien... Où... où est le pistolet ?
– Ne bougez pas, ordonna Angélique. Si vous faites un seul mouvement, je donne l'ordre à cette bête d'étrangler le frère du roi !
Ses jambes tremblaient sous elle comme celles d'un cheval fourbu, mais sa voix était nette.
– Messieurs, ne bougez pas, répéta-t-elle, sinon vous porterez TOUS la responsabilité de cette mort devant le roi.
Puis, très calme, elle fit quelques pas. Elle regarda Sorbonne. Il tenait sa victime comme le lui avait appris Desgrez. Un seul mot, et les mâchoires d'acier broieraient totalement cette chair pantelante, feraient craquer les os. De la gorge de Monsieur d'Orléans s'échappaient des bredouillements indistincts. Son visage était violet de suffocation.
– Warte, dit doucement Angélique.
Sorbonne remua légèrement la queue pour montrer qu'il avait compris et qu'il attendait les ordres. Autour d'eux, les auteurs de l'orgie restaient immobiles, dans l'attitude où les avait surpris l'irruption du chien. Ils étaient tous trop ivres pour essayer de comprendre ce qui se passait. Ils voyaient seulement que Monsieur, frère du roi, était sur le point d'être étranglé, et cela suffisait à les terrifier.
Angélique, sans les quitter du regard, ouvrit un des tiroirs de la table, prit un couteau et s'approcha de l'homme à la rhingrave rouge, qui se trouvait le plus près d'elle. La voyant lever son couteau, il eut un geste de recul.
– Ne bougez pas ! dit-elle sur un ton sans réplique. Je ne veux pas vous tuer. Je veux seulement savoir à quoi ressemble un assassin en dentelles !
Et, d'un geste prompt, elle coupa le lacet qui retenait le masque du chevalier de Lorraine. Lorsqu'elle eut regardé ce beau visage consumé par la débauche et qu'elle connaissait trop bien pour l'avoir vu se pencher sur elle, au Louvre, une nuit qu'elle n'oublierait jamais, elle alla vers les autres.
Hébétés, arrivés au dernier degré de l'ivresse, ils se laissaient faire et elle les reconnaissait tous, tous : Brienne, le marquis d'Olone, le beau de Guiche, son frère Louvignys, et celui-là qui, lorsqu'elle le découvrit, ébaucha une grimace moqueuse et murmura :
– Masque noir contre masque rouge.
C'était Péguilin de Lauzun. Elle reconnut aussi Saint-Thierry, Frontenac. Un élégant seigneur, étendu à même le sol, dans les flaques de vin et de vomissures, ronflait. La bouche d'Angélique s'emplit de haine et d'amertume haineuse lorsqu'elle identifia les traits du marquis de Vardes.
Ah ! les beaux jeunes gens du roi ! Elle avait admiré jadis leur plumage chatoyant, mais l'hôtesse du Masque-Rouge n'avait droit qu'à l'image de leur âme pourrie !
Trois d'entre eux lui étaient inconnus. Le dernier cependant éveilla en elle un souvenir, mais si vague qu'elle ne put le préciser.
C'était un long et grand garçon coiffé d'une magnifique perruque d'un blond doré. Moins ivre que les autres, il s'appuyait contre l'un des piliers de la salle et affectait de se limer les ongles. Lorsque Angélique s'approcha de lui, il n'attendit pas qu'elle eût coupé le cordon de son masque et le releva lui-même, d'un geste gracieux et nonchalant. Ses yeux, d'un bleu très pâle, avaient une expression glacée et dédaigneuse. Elle en fut troublée. La tension nerveuse qui la soutenait s'effondra ; une grande fatigue l'envahit. La sueur ruisselait sur ses tempes, car la chaleur de la pièce était devenue insoutenable. Elle revint vers le chien et le prit par le collier pour lui faire lâcher prise. Elle avait espéré que Desgrez surgirait, mais elle restait seule et abandonnée parmi ces dangereux fantômes. L'unique présence qui lui paraissait réelle était celle de Sorbonne.
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