– Relevez-vous, monseigneur, dit-elle d'une voix lasse. Et vous tous, allez-vous-en maintenant. Vous avez fait assez de mal.
Vacillant, tenant leur masque d'une main et traînant de l'autre les corps effondrés du marquis de Vardes et du frère du roi, les courtisans s'enfuirent. Dans la rue, ils durent se défendre à l'épée contre les gâte-sauce qui, armés de leurs broches, les poursuivaient de leurs cris de colère et de révolte.
*****
Sorbonne flairait le sang et grondait, ses babines noires retroussées. Angélique tira à elle le corps léger du petit marchand d'oubliés et caressa son front pur et glacé.
– Linot ! Linot ! Mon doux petit garçon... ma pauvre petite graine de misère...
Une clameur venant du dehors l'arracha à son désespoir.
– L'incendie ! L'incendie !
Le feu de cheminée avait éclaté et s'était communiqué aux combles de la maison. Des débris commençaient à s'écrouler dans l'âtre, et une fumée épaisse envahissait la salle. Portant Linot, Angélique se précipita hors de la pièce. La rue était éclairée comme en plein jour. Clients et rôtisseurs se montraient avec effroi le panache de flammes qui couronnait le toit de la vieille maison. Des gerbes d'étincelles pleuvaient sur les toits avoisinants. On courut à la Seine, toute proche, pour organiser une chaîne de seaux et de baquets. Mais l'incendie avait pris par le haut. Il fallut hisser l'eau à travers les étages des deux maisons voisines, car l'escalier du Masque-Rouge s'effondrait.
Angélique, suivie de David, avait voulu retourner dans la salle pour en retirer le corps de maître Bourjus. Tous deux durent reculer, suffoqués par la fumée. Alors, par la cour, ils entrèrent dans la cuisine et enlevèrent pêle-mêle tout ce qui s'y trouvait. Cependant, les capucins arrivaient. La foule les acclama. Le peuple aimait ces moines, qui avaient dans leur règle l'obligation de se porter au secours des incendiés, et avaient fini par représenter le seul corps de pompiers de la ville.
Ils apportaient avec eux des échelles et des crochets de fer, et de grandes seringues de plomb destinées à lancer au loin de puissants jets d'eau. Sitôt sur les lieux du sinistre, ils retroussèrent les manches de leurs robes de bure et, sans souci des brindilles enflammées qui tombaient sur leurs crânes, ils s'engouffrèrent dans les maisons voisines. On les vit apparaître sur les toits et commencer à tout démolir autour d'eux à grands coups de crochet. Grâce à cette vigoureuse intervention, la maison en flammes fut isolée, et comme le vent ne soufflait pas, l'incendie ne se communiqua pas au reste du quartier. On avait craint l'un de ces grands fléaux dont Paris, avec son amoncellement de vieilles maisons de bois, était victime deux ou trois fois par siècle. Une vaste brèche comblée de gravats et de cendres s'était creusée à l'endroit où hier encore se trouvait la joyeuse taverne du Masque-Rouge. Mais le feu était éteint.
*****
Angélique, les joues noircies, contemplait la ruine de ses espoirs. Près d'elle, se tenait le chien Sorbonne.
« Où est Desgrez ? Oh ! Je voudrais voir Desgrez, pensait-elle. Il me dira ce qu'il faut faire. »
Elle prit le dogue par son collier.
– Conduis-moi à ton maître.
Elle n'eut pas à aller loin. À quelques mètres, dans l'ombre d'un porche, elle distingua le feutre et le grand manteau du policier. Celui-ci râpait tranquillement un peu de tabac.
– Bonjour, fit-il de sa voix paisible. Mauvaise nuit, n'est-ce pas ?
– Vous étiez là, à deux pas ! s'exclama Angélique suffoquée. Et vous n'êtes pas venu ?
– Pourquoi serais-je venu ?
– Vous ne m'avez donc pas entendue crier ?
– Je ne savais pas que c'était vous, madame.
– N'importe ! C'était une femme qui criait.
– Je ne peux pas me précipiter au secours de toutes les femmes qui crient, fit Desgrez avec bonne humeur. Cependant, croyez-moi, madame, si j'avais su qu'il s'agissait de vous, je serais venu.
Elle grommela, rancunière.
– J'en doute !
Desgrez soupira.
– N'ai-je pas déjà risqué une fois ma vie et ma carrière pour vous ? Je pouvais bien les risquer encore une seconde fois. Vous êtes, hélas ! dans ma vie, madame, une déplorable habitude, et je crains bien que, malgré ma prudence native, ce ne soit par là que je finisse par perdre ma peau.
– Ils m'ont tenue sur la table... Ils voulaient me violer.
Desgrez abaissa sur elle son regard sarcastique.
– Cela seulement ? Ils auraient pu faire pis.
Angélique passa la main sur son front avec égarement.
– C'est vrai ! J'ai éprouvé une sorte de soulagement quand j'ai vu que c'était seulement cela qu'ils voulaient. Et puis, Sorbonne est arrivé... à temps !
– J'ai toujours eu une grande confiance dans les initiatives de ce chien.
– C'est vous qui l'avez envoyé ?
– Évidemment.
La jeune femme poussa un profond soupir et, d'un mouvement spontané de faiblesse et d'excuse, appuya sa joue contre l'épaule rugueuse du jeune homme.
– Merci.
– Vous comprenez, reprit Desgrez de ce timbre tranquille qui à la fois l'exaspérait et la calmait, je n'appartiens qu'en apparence à la police d'État. Je suis surtout policier du roi. Ce n'est pas à moi de troubler les charmants délassements de nos nobles seigneurs. Voyons, ma chère, n'avez-vous pas encore assez vécu pour ignorer ainsi à quel monde vous appartenez ? Qui ne suivrait la mode ? L'ivrognerie est une plaisanterie, la débauche poussée jusqu'à la lubricité un doux travers, l'orgie poussée jusqu'au crime un agréable passe-temps. Le jour, ce sont courbettes à la cour et talons rouges ; la nuit, amour, tripots, tavernes. N'est-ce pas là une existence bien comprise ? Vous vous trompez, ma pauvre amie, si vous vous imaginez que ces gens sont redoutables. En vérité, leurs petites amusettes ne sont guère dangereuses ! Le seul ennemi, le pire ennemi du royaume, c'est celui qui, d'un mot, peut corrompre leur puissance : c'est le gazetier, le journaliste, le pamphlétaire. Moi, je recherche les pamphlétaires.
– Eh bien, vous pouvez vous mettre en chasse, dit Angélique en se redressant, les dents serrées, car je vous promets du travail.
Une idée subite lui était venue.
Elle s'écarta et commença de s'éloigner. Puis elle revint.
– Ils étaient treize. Il y en a trois dont je ne connais pas les noms. Il faudra que vous me les procuriez.
Le policier ôta son chapeau et s'inclina.
– À vos ordres, madame, dit-il, en retrouvant la voix et le sourire de l'avocat Desgrez.
Chapitre 6
Comme lors de leur première rencontre, elle dénicha Claude Le Petit endormi dans un bateau à foin, du côté de l'Arsenal. Elle l'éveilla et lui conta les événements de la nuit. Tout était anéanti de ses efforts. Les libertins en dentelles avaient ravagé de nouveau sa vie aussi sûrement qu'une armée de « picoreurs » ravage le pays qu'ils traversent.
– Il faut que tu me venges, répétait-elle les yeux brillants de fièvre. Toi seul peux me venger. Toi seul, parce que tu es leur plus grand ennemi. Desgrez l'a dit.
Le poète bâillait à grands claquements de mâchoires et frottait ses cils blonds empoussiérés de sommeil.
– Étrange femme ! dit-il enfin. Tu me tutoies subitement. Pourquoi ? Il la prit par la taille pour l'attirer à lui.
Elle se dégagea avec impatience.
– Écoute donc ce que je te dis !
– Dans cinq minutes, tu vas m'appeler croquant. Tu n'es plus la petite gueuse, mais une grande dame qui donne des ordres. C'est bon : je suis à vos ordres, marquise. D'ailleurs, j'ai tout compris. Par lequel veux-tu qu'on commence. Par Brienne ? Je me souviens qu'il a courtisé Mlle de La Vallière, et qu'il rêvait de la faire peindre en Madeleine. Depuis, le roi ne le supporte qu'avec peine. Ainsi, nous allons mettre Brienne à la sauce pour le dîner de Sa Majesté.
Il tourna son beau visage blanc vers l'est, où montait le soleil.
– Oui, pour le dîner, cela est possible. Les presses de maître Gilbert sont toujours vives quand il s'agit de multiplier l'écho de mes grincements de dents contre le pouvoir. T'ai-je dit que le fils de maître Gilbert avait été condamné jadis aux galères pour je ne sais quelle peccadille ? Voilà une excellente chose pour nous, n'est-ce pas ?
Et, tirant de sa casaque une vieille plume d'oie, le Poète-Crotté se mit à écrire. Le matin se levait. Toutes les cloches des églises et des couvents sonnaient allègrement l'angélus.
*****
Cependant, vers la fin de la matinée, le roi quittant la chapelle où il venait d'entendre la messe, traversa l'antichambre où l'attendaient les présenteurs de placets. Il remarqua que le dallage était jonché de feuillets blancs qu'un valet confus s'empressait de ramasser comme s'il venait seulement de les apercevoir. Mais, un peu plus loin, en descendant l'escalier qui le menait à ses appartements, Louis XIV rencontra le même désordre et s'en montra mécontent.
– Que signifie ? Il pleut des parchemins ici comme des feuilles à l'automne sur le Cours-laReine. Donnez-moi cela, je vous prie. Le duc de Créqui, très rouge, s'interposa.
– Votre Majesté, ces élucubrations ne présentent aucun intérêt...
– Ah ! je vois ce que c'est, dit le roi qui tendait une main impatiente. Encore quelques élucubrations de ce maudit Poète-Crotté du Pont-Neuf, qui file comme une anguille entre les mains des archers et vient jusque dans mon palais déposer ses ordures sous mes pas. Donnez, je vous prie... C'est bien de lui ! Quand vous verrez monsieur le lieutenant civil et monsieur le prévôt de Paris, vous pourrez leur faire mon compliment, messieurs...
En s'attablant, pour son dîner, devant trois perdreaux au raisin, une marmite de poissons, un rôti aux concombres et un plat de beignets de langue de baleine, Louis XIV posa près de lui le papier sali, dont l'encre d'imprimerie encore humide tachait les doigts. Le roi était gros mangeur et, depuis longtemps, avait appris à maîtriser sa sensibilité. Son appétit ne fut donc pas troublé par ce qu'il lut. Mais, lorsque la lecture fut achevée, le silence qui régnait dans cette pièce où communément les gentilshommes bavardaient agréablement avec le maître, était aussi lourd que celui d'une crypte.
Le pamphlet était écrit en cette langue crue et grossière, dont pourtant les mots piquaient comme des dards, et qui, depuis plus de dix ans, avait caractérisé, aux yeux de tout Paris, l'esprit frondeur de la ville.
On y contait les hauts faits de M. de Brienne, premier gentilhomme du roi, celui qui, non content d'avoir voulu enlever « la nymphe aux cheveux de lune » à un maître auquel il devait tout, non content de causer par sa mésentente avec sa femme un scandale permanent, s'était rendu la nuit dernière en une rôtisserie de la rue de la Vallée-de-Misère. Là, ce galant jeune homme et ses compagnons, après avoir violenté un petit marchand d'oubliés, l'avaient transpercé de coups d'épée. Ils avaient châtré le patron, qui en était mort, fendu la tête de son neveu, violé la fille et terminé leurs distractions en mettant le feu à la boutique, dont il ne restait plus que cendres.
On veut nous faire accroire que ces crimes et saccages sont bien le triste fait de quelques inconnus Or ils étaient treize, tous nobles personnages. Un tel a fait cela. Un tel a fait ceci.
Chaque jour donnera un nom et le dernier venu
Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,
Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï
Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?
– Par saint Denis ! dit le roi. Si la chose est vraie, Brienne mérite la potence. Quelqu'un d'entre vous a-t-il entendu parler de ces crimes, messieurs ?
Les courtisans balbutièrent, alléguant qu'ils étaient assez peu au fait des événements de la nuit.
Alors le roi, avisant un jeune page qui aidait les officiers de bouche, lui demanda à brûle-pourpoint :
– Et vous, mon enfant, qui devez être grand fureteur et curieux comme on l'est à votre âge, répétez-moi donc un peu ce que l'on dit, ce matin, sur le Pont-Neuf.
L'adolescent rougit, mais il était de bonne maison et il répondit sans trop se troubler :
– Sire, on dit que tout ce que raconte le Poète-Crotté est exact, et que la chose s'est passée cette nuit à la taverne du Masque-Rouge. Moi-même je revenais avec des compagnons de mener la farandole lorsque nous avons vu les flammes, et nous avons couru à l'incendie. Mais déjà les capucins étaient venus à bout du feu. Le quartier est debout.
"Le chemin de Versailles Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le chemin de Versailles Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le chemin de Versailles Part 2" друзьям в соцсетях.