— Vous êtes bien Mme Berthe Poirier ?
Elle parlait doucement, cependant la cuisinière qui venait de pêcher un croissant dans le sac et allait mordre dedans sursauta et la regarda, les yeux ronds :
— Oui… C’est moi.
— Pardonnez-moi de vous aborder de la sorte mais je ne peux pas faire autrement. Je suis Mlle du Plan-Crépin, la cousine du prince Morosini. Il m’a chargée de vous demander si vous connaissez l’adresse de Lucien Servon ?
Rassurée, Berthe remit son croissant dans le panier et croisa ses mains sur son ventre :
— Son adresse ? Mais ma pauvre mademoiselle, c’était ici son adresse, et ça depuis des années !
— Alors, où a-t-il pu aller quand il est parti ? Vous l’a-t-il confié ?
— Pour sûr, je lui ai demandé, ne serait-ce que pour le prévenir quand notre pauvre Monsieur reviendrait, mais il m’a dit qu’il donnerait des nouvelles à Mr Bailey. Que pour l’instant, il fallait qu’il s’en aille et qu’il ne pouvait pas m’en dire plus ! Faut dire qu’il avait l’air affolé. Il a même ajouté que je devrais faire comme lui…
— Qu’en pensez-vous ?
— Oh, moi, vous savez, je n’ai pas grand-chose à craindre. J’ai seulement affaire à la vieille dame le matin pour les menus. Elle aime bien ma cuisine. Les autres aussi, à ce qu’il paraît !
— Comment est-elle avec vous ?
— Pas désagréable. Elle n’a pas l’air commode mais ça doit tenir à sa figure parce qu’elle sait commander sans être déplaisante. Je vais vous dire : je suis comme tout le monde et je n’sais pas qui sont ces gens-là mais, elle, c’est une dame, une vraie ! Et je m’y connais !
— Et le reste de la famille ?
— À vous dire la vérité, je ne les vois guère, sinon pas du tout. La jeune dame ne quitte son appartement que pour les repas. Ce que je sais, c’est que le jeune monsieur sort beaucoup et que le vieux passe son temps dans le bureau…
— Ils ont remplacé Servon ?
— Pas encore. Ils ont demandé à l’ambassade d’à côté de leur prêter quelqu’un en attendant qu’ils partent pour Biarritz, mais pour l’instant il n’y a personne. Sauf le valet de chambre du vieux monsieur qui sert pour les deux et que j’n’aime pas trop. Avec ses grosses moustaches et ses yeux riboulants, il a plutôt l’air d’un révolutionnaire. Les dames aussi ont une femme de chambre mais celle-là ressemblerait plutôt à une souris et ne parle pas davantage. Elle travaille bien, je ne peux pas en dire plus… Faites excuse, Mademoiselle, mais il faudrait que je rentre. Ils sont à cheval sur l’heure et je ne voudrais pas voir arriver le moustachu !
— C’est trop juste ! Excusez-moi ! Oh, un mot encore ! Servon a fait allusion à des objets disparus ? Il n’a pas dit lesquels ?
— Non ! Tenez ! Qu’est-ce que je vous disais ! Vous le voyez là-bas qui rapplique ?
Une silhouette d’homme sortait en effet de l’hôtel. Les deux femmes échangèrent un salut rapide et Berthe poursuivit son chemin tandis que Marie-Angéline donnait le change en faisant quelques pas sur le trottoir, ne se décidant à traverser pour rejoindre la voiture qu’une fois la cuisinière rentrée. Elle se hâta de retourner auprès d’Aldo qui démarra aussitôt :
— Alors ? fit-il.
Elle raconta avec une précision rigoureuse. Une mémoire exceptionnelle lui permettait d’enregistrer quasi mot par mot ce qu’elle entendait. Puis elle ajouta, assez contente d’elle-même :
— Vous avez eu raison de m’envoyer. On venait voir pourquoi elle s’attardait et si bavarder un instant avec une voisine est anodin, s’entretenir avec quelqu’un comme vous devant une boulangerie au petit matin risquait de faire jaser !
— Mais c’est exactement ce que je pensais ! Vous savez bien que vous êtes irremplaçable !
— N’exagérons rien !… À propos de remplacement, ne serait-il pas possible, en passant par un quelconque fonctionnaire de l’ambassade espagnole, d’introduire dans la place le frère du valet d’Adalbert ?
— Romuald ? S’il est libre, ce ne serait pas une mauvaise idée ! C’en est même une très bonne et on va voir ça immédiatement !
Une demi-heure plus tard, Aldo arrêtait la Talbot devant la maison d’Adalbert après une escale rapide rue Royale, chez Ladurée, pour se procurer brioches, croissants et autres gâteries destinées à se faire pardonner une intrusion aussi matinale. Adalbert était gourmand comme un chat et on savait toujours comment lui faire plaisir. Comme ce n’était pas un lève-tôt sauf quand il était sur un chantier de fouilles, on tombait à point nommé. Il passa une robe de chambre et l’on se retrouva autour d’une table où fumaient une cafetière et une chocolatière. Le tout servi avec d’autant plus de célérité par Théobald que Morosini l’avait averti que l’on pourrait avoir besoin de lui. Ce qui enchantait toujours ce modèle des serviteurs pour célibataire endurci.
Un modèle qu’une nature généreuse avait produit en double exemplaire puisqu’il avait un frère jumeau, Romuald, avec lequel il était totalement interchangeable physiquement et professionnellement. Seuls différaient leurs goûts : Romuald, dit « le rat des champs », préférait la vie à la campagne et la culture amoureuse de son jardin, tandis que Théobald, dit « le rat des villes », optait pour l’existence citadine. Ce qui ne les empêchait pas de se rendre de mutuels services et de vouer à Vidal-Pellicorne un égal dévouement pour avoir, pendant la guerre, sauvé la vie de Théobald au risque de la sienne. Ce qui était valable pour l’un l’était aussi pour l’autre.
Théobald, qui ne détestait pas l’aventure, se fût volontiers dévoué, mais Adalbert n’aimait pas assez Vauxbrun pour lui sacrifier cette part indispensable de son confort. Il se contenta donc d’appeler le frère au téléphone en lui donnant un vague aperçu de ce qu’on attendait de lui. Romuald répondit en annonçant son arrivée. Restait à trouver le moyen de le faire présenter par l’ambassade espagnole.
En attendant qu’il arrive d’Argenteuil de toute la vitesse de sa motocyclette, Aldo et Plan-Crépin rentrèrent chez Mme de Sommières où se tiendrait la suite de la conférence. Celle-ci devait se demander pour quelle raison l’expédition de la rue de Lille durait si longtemps…
Ils ne se trompaient pas. La vieille dame avait déjà le pied à l’étrier pour monter sur ses grands chevaux :
— Vous en avez mis du temps ! fulmina-t-elle.
— L’important était qu’il soit utilement employé, n’est-ce pas ? fit Aldo en posant sur ses genoux le carton de macarons dont, sachant qu’elle les adorait, il s’était muni chez Ladurée. Et maintenant nous avons besoin de vous ! Avez-vous des relations à l’ambassade d’Espagne ?
— J’en avais mais je n’en ai plus depuis que le marquis de Casa Grande a quitté ce monde il y a quatre ou cinq ans. J’étais assez liée avec sa femme, une Française… mais Plan-Crépin devrait s’en souvenir ?
— Comme nous n’avons pas revu la marquise depuis ce moment, j’avoue que j’avais oublié.
— Surprenant ! Elle s’était donné alors un mal de chien pour vous débaucher ! Il faut dire, ajouta-t-elle pour Aldo, qu’elle est dévote comme une prostituée repentie et Plan-Crépin lui était apparue comme la compagne idéale.
— Je n’en pensais pas autant ! marmotta celle-ci en rougissant. Et je n’ai pas envie que nous reprenions nos relations avec elle !
— Bien ! fit Aldo. Dans ce cas, il ne nous reste plus que le neveu de la cuisinière de la princesse Damiani. Où habite-t-elle ?
— La princesse ? Avenue de Messine. Au 9, je crois… Vous voulez y aller ?
— Pourquoi pas ? fit Mme de Sommières. Je ne connais pas cette Damiani. Je sais seulement qu’elle est déjà âgée mais elle ne doit pas être bâtie autrement que les autres et tu devrais lui plaire…
En fait, Aldo n’eut pas à user de son charme : la princesse s’était absentée pour quelques jours et il ne fut pas difficile d’obtenir un bref entretien avec Eugénie Guenon, la cuisinière qui avait promis l’une de ses recettes à Mlle du Plan-Crépin malheureusement souffrante !
Ladite Eugénie se montra enchantée et, en trois coups de téléphone, l’affaire fut réglée. Le neveu Gaston avait demandé chez Vauxbrun si la place était toujours vacante et, sur l’affirmative, prit rendez-vous pour mener personnellement son candidat aux environs de six heures… Cela laissait suffisamment de temps pour expliquer à Romuald le rôle qu’il aurait à jouer.
En attendant qu’Adalbert l’amène vers le milieu de l’après-midi, Aldo s’installa dans la bibliothèque avec du papier, des crayons, un stylo… et Marie-Angéline. Sachant qu’elle dessinait comme un ange, il lui fit tracer les plans des différentes pièces du petit hôtel de son ami. Lui-même se chargeant de dresser la liste et d’indiquer l’emplacement des meubles et objets qui s’y trouvaient. Peu nombreux mais de très grande qualité et dignes d’un musée. Certains provenaient même de Versailles, des Trianons ou de Fontainebleau. Romuald aurait à s’y référer pour repérer ce qui pourrait avoir disparu.
Ils en terminaient quand Plan-Crépin remarqua :
— Vous n’oubliez pas quelque chose ?
— Non. Je n’ai pas l’impression…
— Et les cadeaux de mariage ? C’est pourtant chez Vauxbrun qu’ils étaient réunis afin que les invités puissent les admirer au cours de la réception ?
— Sacrebleu ! Vous avez raison, je n’y pensais pas…
— Qu’avez-vous offert vous-même ? Cela m’étonnerait que ce soit un tire-bouchon ou une pince à sucre ?
— Les deux Guardi qui étaient dans le salon des laques… Gilles en avait envie depuis longtemps !
— Ben voyons !
— Et Tante Amélie ?
— Une boîte à poudre en ivoire décorée d’une miniature d’Isabey. Quant aux autres invités, c’est difficile à savoir !
— À y réfléchir, il serait idiot d’avoir piqué dans les cadeaux ! Le marié à qui ils étaient offerts ayant disparu, le bon usage voudrait qu’ils soient retournés aux donateurs ! Au fait, vous me donnez une idée : si l’absence de Gilles se prolonge, j’irai moi-même récupérer mes tableaux…
Plan-Crépin éclata de rire :
— Vous vous voyez vraiment dans ce rôle ? Vous, le prince Morosini, dont les ancêtres…
— Ah, non ! La paix avec mes ancêtres… et les vôtres en passant ! Je sais qu’étant devenue Mme Vauxbrun, la belle Isabel se retrouve propriétaire de compte à demi avec son époux. Ce qui ne veut pas dire qu’elle puisse disposer des biens communs sans son accord. Et moi j’avais de la tendresse pour mes tableaux. Ce sont des choses dont on ne se sépare pas volontiers, sauf pour quelqu’un qu’on estime ou que l’on aime, et je n’éprouve aucun de ces deux sentiments pour cette jeune femme qui m’a l’air de n’être rien d’autre qu’une obéissante poupée à la limite du zombie !
— D’accord, mais depuis que vous avez boxé Don Pedro et que le maître d’hôtel s’est évaporé, vous auriez du mal à vous faire admettre ! Tout ce que l’on puisse faire pour le moment est d’ajouter les Guardi à la liste…
Ce que l’on fit.
Pendant ce temps, Mme de Sommières n’était pas restée inactive. Faisant fi de ses répugnances, de celles de sa fidèle lectrice et de son horreur du téléphone, elle avait pris contact avec sa « vieille amie » Casa Grande et, au prix d’un énorme mensonge, obtenu d’elle pour Romuald Dupuy – qui « avait servi jadis à l’ambassade au temps de son cher époux et qui, alors, l’admirait tant ! » – un certificat sur papier armorié en bonne et due forme, qu’elle envoya prendre par Lucien, son chauffeur, armé d’un bouquet de fleurs. Ce qui fut d’autant plus facile que la chère âme, sa contemporaine, n’ayant plus, et de loin, les idées aussi claires qu’elle-même, vivait surtout entre ses oraisons et les souvenirs de son défunt époux et de ce qu’elle appelait « son beau temps », et que, lesdits souvenirs devenus légèrement brumeux, elle ne vit aucun inconvénient à y héberger un maître d’hôtel de plus !
Quand, avant de se rendre rue de Lille, Romuald vint se présenter chez la marquise, celle-ci qui ne l’avait jamais vu se trouva confondue par sa ressemblance avec son jumeau. Si en temps normal il se déplaçait en moto, vêtu plus en jardinier qu’en gentleman, il offrait à présent l’image du parfait maître d’hôtel : pardessus noir, chapeau melon, pantalon rayé, chaussures admirablement cirées et gants gris. L’ensemble emprunté à son frère sans le moindre problème.
— Eh bien, apprécia Aldo, si ces gens ne sont pas satisfaits de vous au premier regard, c’est qu’ils sont diantrement difficiles. Un détail, cependant ! Entendez-vous un peu l’espagnol ?
— Je le parle, Excellence ! L’anglais également… comme mon frère !
— À merveille ! Autre chose : comment aurons-nous de vos nouvelles ?
— Je vais passer prendre langue avec ce Gaston Guenon à qui, si ses dispositions sont bonnes envers nous…
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