— Aucun doute là-dessus ! Sa tante, cordon-bleu chez la princesse Damiani, en répond !

— Je pourrais peut-être lui offrir… disons, une récompense ?

— Sans hésitation. Vous avez crédit ouvert, Romuald !

— Alors, je pense établir une sorte de boîte aux lettres, par le jardin, par exemple, et, en cas d’information urgente, je pourrais le prévenir… en jouant de la flûte !

— Vous jouez de la flûte ? émit Plan-Crépin.

— Pas trop mal, Mademoiselle ! Vous n’imaginez pas à quel point sa douce musique est bénéfique pour le jardin ! Les fleurs en raffolent, et je ne crains pas d’affirmer qu’elle obtient des asperges un bien meilleur rendement.

— Mais alors, votre jardin va souffrir de votre absence ?

— En hiver, la nature sommeille et si le temps se radoucissait, mon voisin y veillerait. Je l’ai converti à la flûte et il y a pris plaisir. En été, il nous arrive de jouer en duo !

— Reste à savoir, dit Mme de Sommières, si vos nouveaux patrons y seront aussi sensibles que vos asperges ?

— Je m’assurerai qu’ils ne sont pas contre. D’ailleurs, il ne saurait être question de jouer la nuit, sauf si mes quartiers sont suffisamment éloignés de leurs oreilles. Et puis il y aura toujours le jardin !

Il n’y avait rien à ajouter. Aldo lui remit le fruit de son travail avec Marie-Angéline, la lettre de Casa Grande et de l’argent pour ses premiers frais. Après quoi, Romuald salua, reprit sa valise laissée dans le vestibule et s’en alla chercher un taxi.

— Ce garçon est parfait ! soupira la marquise. On n’imagine pas à le voir ainsi, ce petit côté poétique. Est-ce que le « Théobald » d’Adalbert le possède aussi ?

— Je ne crois pas. On le saurait. Théobald, lui, a embrassé les goûts de son patron et son dada, c’est l’Égypte. Même de vrais jumeaux peuvent cultiver des différences !…

— Eh bien, il ne nous reste plus qu’à attendre ! Et à espérer !

— On saura très vite s’il est accepté. Au cas où ça ne marcherait pas, il rentre tout droit chez Adalbert… et il faudra trouver autre chose !

Ce qui n’était pas évident ! Cependant le jour s’acheva sans que Romuald eût rejoint dans l’ordre : le domicile d’Adalbert, sa moto et sa maison d’Argenteuil.

Le premier message arriva le surlendemain. Romuald semblait convenir. Surtout à la vieille dame qui appréciait son allure compassée et le respect qu’il lui témoignait. La jeune l’avait regardé sans autre commentaire. On ne la voyait qu’aux repas et elle ne quittait pas sa chambre… Côté Don Pedro, le nouveau venu se savait à l’étude et faisait en sorte de ne pas le remarquer. Le jeune Don Miguel manquait toujours à l’appel… comme les deux Fragonard de la chambre de M. Vauxbrun indiqués sur la liste et remplacés par de petits tableaux sans valeur. Parti aussi le poignard mongol qui servait de coupe-papier à l’antiquaire : sa garde et son fourreau d’or sertissaient trois splendides turquoises dans des entrelacs d’or semés de diamants. Une vague copie arabe en cuivre jaune le remplaçait. Côté cadeaux de mariage, ils se trouvaient toujours dans le salon où ils avaient été exposés et les Guardi étaient bien là.

— Les salopards ont bon goût ! gronda Aldo. Les deux sanguines période romaine de Fragonard valent une fortune, et que dire du poignard mongol ! Et on n’a pas lambiné ! À ce train, dans trois mois la maison sera vidée de tous ses trésors !

— Le plus inquiétant, observa Tante Amélie, c’est que ces gens agissent comme s’ils avaient la certitude que ce malheureux Vauxbrun ne viendra pas leur demander de comptes…

— C’est aussi ce que je pensais, reprit Adalbert. Il faudrait faire quelque chose. Mais quoi ?

— Demander son avis à Langlois, répondit Aldo en filant vers le vestibule pour y prendre ses vêtements de sortie. Ta viens avec moi ?

— Cette question !


Occupé à signer le contenu d’un épais parapheur, le policier ne les fit attendre que cinq minutes. Son accueil fut aimable mais il était visiblement soucieux :

— Vous venez chercher des nouvelles ou vous en apportez ?

— On en apporte, mais si vous en avez ?

— Une qui ne va pas vous plaire : sur la chaussure que vous avez trouvée, il n’y a que les empreintes de M. Vauxbrun, laissant entendre qu’il l’aura jetée lui-même. En outre, aucune trace, aucun fil conducteur n’a pu être retrouvé autour de la mare et dans les environs. C’est comme si lui et ses ravisseurs s’étaient soudain volatilisés ! À vous maintenant.

Trop inquiet pour songer à cacher quoi que ce soit, Aldo relata leur parcours personnel depuis la messe de six heures à Saint-Augustin jusqu’au premier rapport de Romuald. Quand il eut fini, Langlois ne put retenir un sourire :

— Je sais depuis longtemps qu’avec vous deux on peut s’attendre à tout mais je dois dire qu’à votre manière vous êtes plutôt efficaces. Loin de moi l’idée de refuser votre aide mais, je vous en supplie, faites attention. Vous êtes chargé de famille, Morosini, une famille qui, si j’ai bien compris, est devenue la vôtre, Vidal-Pellicorne ? Je crains que cette histoire tordue ne sente de plus en plus mauvais !

— C’est aussi notre sentiment, fit Aldo, mais je ne peux pas me désintéresser du sort d’un ami aussi cher que Gilles Vauxbrun… Je m’efforce de croire qu’il est toujours vivant mais quand je vois ces intrus commencer à se servir de sa maison et y prélever des objets de grande valeur, j’avoue que je doute de plus en plus !

— Difficile de vous donner tort. Malheureusement cette femme est dans son droit. Dûment mariée et sans contrat, elle peut vider l’hôtel en entier sans avoir à se justifier !

— Et on ne peut rien faire, vraiment rien ?

— Je peux faire surveiller Drouot et les principale salles des ventes, sans oublier Londres, Bruxelles, Genève et autres. Si l’un des objets que vous allez décrire apparaissait, on pourrait savoir qui met en vente. Et si ce trafic continuait et si certains d’entre eux provenaient de palais nationaux, il serait possible de mettre opposition au nom du patrimoine français.

— Et les cadeaux de mariage, grogna Adalbert, on en fait quoi ?

— Il y a là un point de droit que je ne connais pas. Il faut avouer que le cas n’est pas courant mais l’élégance voudrait que ceux offerts à un marié dont on ne sait trop s’il est mort ou vivant fussent restitués.

— L’élégance !… Avec ce genre de personnages ! grinça Aldo. Au fait, commissaire, avez-vous vu son notaire ?

— Je vous avais dit que j’irais. Il y a effectivement un testament mais on ne pourra l’ouvrir que sept ans après la déclaration de disparition. Sauf, bien entendu, si l’on retrouve le corps.

— A-t-il pu vous dire au moins s’il est récent ? J’entends, si Vauxbrun l’a renouvelé depuis… disons un an ! Pour ce qu’il m’en a dit, il a dû rencontrer Doña Isabel il y a un peu plus de six mois.

— Non, de ce côté-là, rien n’a bougé. Ce qui ne veut pas dire qu’un autre n’ait pas été établi depuis, extorqué vi coactus devant un notaire complice et deux témoins…

— Peut-être sans trop de peine ! Il avait tellement changé !

— Sans doute. Pourtant, Maître Baud a bien voulu me confier qu’il ne croyait pas à un autre testament…

— Pour quelle raison ?

— Cela, il n’avait pas le droit de le dire.

— A-t-il des renseignements au sujet de ce château qui doit se situer aux environs de Biarritz, qui a motivé son départ pour acheter quelques meubles lors de la vente et dont il a acquis les murs, le contenant et le terrain ?

— Oui, le château d’Urgarrain dans l’arrière-pays, mais ce domaine n’est pas entré dans la communauté.

— Doña Isabel n’est pas la propriétaire ?

— Non, c’est sa grand-mère, Doña Luisa. Le château a été jadis la propriété de sa famille et c’est en le lui offrant que Vauxbrun s’est attiré le cœur d’Isabel. De toute façon, celle-ci en est l’héritière directe…

L’information tomba dans un silence consterné. Ce fut Langlois qui le brisa après quelques secondes :

— Que pensez-vous faire à présent ?

Aldo haussa les épaules :

— Continuer d’attendre les billets de Romuald Dupuy dont on vous tiendra au courant. Mais ne pourriez-vous essayer d’en savoir davantage sur ces Mexicains qui nous sont tombés dessus comme la foudre ? Sait-on seulement d’où ils viennent ?

— Ça, oui ! De New York. Ils ont débarqué du Liberté le 1er septembre au Havre.

— De New York ? Qu’est-ce qu’ils y faisaient ? demanda Vidal-Pellicorne.

— Réfugiés chez des amis, tout simplement. Ils ont dû fuir le Mexique où leurs domaines leur ont peut-être été enlevés pour être redistribués dans le cadre d’une réforme agraire. Ils ont dû rassembler tout ce qu’ils pouvaient emporter.

— … sans oublier une fille ravissante, un peu amorphe peut-être mais dont la beauté exceptionnelle représentait leur chance de se refaire ! jeta Morosini, méprisant. Il suffisait de trouver un… amateur – pour ne pas dire un pigeon ! – suffisamment riche pour se charger de les remettre à flot ! Je sais que ce n’est pas nouveau… Mais cela aurait pu marcher aussi aux États-Unis ? Pourquoi venir en France ?

— Retrouver d’anciennes racines. Ne vous y trompez pas, Morosini, leur noblesse est authentique et leurs ancêtres se sont emparés de l’Empire aztèque avec Cortés…

Cette fois, Aldo prit feu :

— Des gens bien sous tous rapports, à ce qu’il semble ? lança-t-il, furieux. On a peine à croire qu’ils ont peut-être assassiné un type sympathique après l’avoir ficelé dans un mariage républicain pour mieux le dépouiller !

— Allons, calmez-vous ! Je ne fais qu’exposer des faits connus, ce qui ne veut pas dire que nous nous désintéressons du sort de Vauxbrun. S’ils l’ont tué, je vous jure qu’ils le paieront, fussent-ils cousins du roi d’Espagne !

— Et moi, je vous certifie que je ne les lâcherai pas tant que je ne saurai pas la vérité !

— Eh bien, on se retrouve au même point que tout à l’heure, soupira Langlois. Il ne me reste qu’à vous répéter : pas d’imprudences ! Faites attention, je vous en conjure !

Il semblait réellement inquiet, ce qui s’accordait si mal à son flegme quasi britannique habituel qu’Adalbert se demanda s’il leur avait dit vraiment ce qu’il savait. Il n’en garda pas moins sa réflexion pour lui. Aldo se faisait déjà un sang d’encre ; il était inutile d’en rajouter.



4


LE MARCHÉ

— Plan-Crépin, dit Mme de Sommières en reposant sa tasse à café vide, vous prierez Lucien de tenir la voiture prête pour quatre heures !

— Nous sortons ?

— Si par nous sortons vous entendez vous et moi, c’est non. Je sors seule !

La surprise fut telle que la vieille fille en oublia sa bonne éducation et demanda, déjà pincée :

— Et pourquoi sans moi ?

— Parce que, là où je vais, je préfère que l’on ne vous voie pas trop. Je tente une démarche purement privée dont je ne sais ce qu’il en sortira. Il me semble que cela passera mieux si elle est sans témoins. Et ne faites pas cette tête-là ! ajouta-t-elle en voyant rougir le nez pointu de sa lectrice, signe certain qu’elle allait renifler des larmes avant peu. Vous n’êtes pas frappée d’ostracisme ! Simplement, si elle ne tourne pas au face-à-face musclé, une conversation à deux peut se révéler plus profitable qu’à trois !

— Oserai-je demander où nous allons ?

— Rue de Lille ! Je désire m’entretenir avec Doña Luisa !

— Aldo est au courant ?

— Évidemment non. Mais… si à sept heures je ne suis pas rentrée, vous, vous pourrez lui dire d’envoyer Langlois m’extraire de l’oubliette où je commencerai peut-être à dessécher, conclut-elle, narquoise.

— Je… je ne peux même pas rester dans la voiture ?

— Qu’y feriez-vous, sinon vous geler ? Je vous rappelle que nous avons Romuald dans la place. Cela devrait vous rassurer !


À quatre heures et demie précises, la vénérable Panhard noire de la marquise, toujours si admirablement entretenue qu’elle jouait sans peine les objets de collection, stoppait devant le portail de l’hôtel Vauxbrun. Lucien, en impeccable livrée gris fer, en descendit, sonna et remit au concierge la carte de visite de la marquise de Sommières en ajoutant que la noble dame souhaitait quelques instants d’entretien avec Mme la marquise de Vargas y Villahermosa. Un instant plus tard, la porte cochère s’ouvrait devant la voiture que le chauffeur vint arrêter exactement devant le perron où se tenait déjà un Romuald aussi solennel qu’un butler anglais. Il en franchit les marches pour aider la visiteuse à descendre de voiture puis la précéda dans le vestibule et, après l’avoir débarrassée de sa longue redingote de breitschwanz noir, l’introduisit dans un petit salon où celle qu’elle était venue voir se tenait assise, un livre entre les doigts, auprès de la cheminée de marbre rose où brûlaient quelques bûches. La Mexicaine se leva pour accueillir sa visiteuse, sans qu’il fût possible de lire la moindre réaction sur son lourd visage aux yeux gris et froids.