Suivie des trois autres, elle se mit en marche en direction de son jardin d’hiver, s’installa dans son fauteuil douillet et attendit qu’on la serve. Quand ce fut fait, elle but tranquillement et soupira :
— Ah, j’en avais besoin ! Où est passée la réputation d’hospitalité des hacienderos mexicains ? Cette femme ne m’a seulement pas offert un verre d’eau…
— Ne me faites pas rire, grogna son neveu. Vous n’en auriez pas voulu ! En outre, elle a dû se demander ce que vous veniez faire chez elle ?
— Essayer d’en savoir un peu plus ! J’espérais qu’un face-à-face, sans témoins, entre…
— Grandes dames ? suggéra Aldo, caustique.
— Justement ! Car c’en est une, figure-toi ! Et authentique, j’en ai la certitude… même si son style n’a rien à voir avec l’idée qu’en Europe nous nous faisons de l’espèce. D’ailleurs, si elle porte un grand nom espagnol, je jurerais qu’il y a en elle du sang de Montezuma ou je ne sais quel empereur aztèque. Elle m’a dit qu’elle et les siens descendaient du soleil et elle se réfère davantage « aux dieux » qu’à Notre-Seigneur Jésus-Christ ! À présent, prenez un verre, asseyez-vous et écoutez-moi. Tiens, débarrasse-moi de ça ! ajouta-t-elle en tendant à son neveu le billet déplié. Romuald vient de me le remettre. Tu peux dire adieu à tes Guardi !
— Une grande dame, hein ?
— Cela ne change rien. Je la vois mal jouer les déménageurs !
— Et vous n’avez vu qu’elle ?
— Elle seule. Et Romuald ! Vous m’écoutez, oui ou non ?
— Oui ! Excusez-moi.
Le récit fut bref, concis. À l’instar de Morosini, Mme de Sommières savait raconter sans fioritures inutiles. Pourtant, elle ne put s’empêcher de revenir sur la personnalité de Luisa de Vargas. Peut-être parce qu’elle ne doutait pas un seul instant qu’elle lui eût dit la vérité. Qu’elle fût brutale, cassante, aucun doute là-dessus mais, à cause de ce tempérament abrupt, elle devait juger indigne d’elle de déguiser si peu que ce soit sa façon de voir les choses… Aldo l’observait. Il lui en fit la remarque :
— Ma parole, elle vous a séduite ?
— Pas le moins du monde ! Ce qu’elle m’inspire, c’est un certain… respect. Je la crois à la poursuite d’un rêve et sans doute prête à tout pour le réaliser. À condition qu’il soit encore possible !
— Je crois, moi, fit Adalbert, que ces gens ont décidé de mettre la main sur la fortune de Vauxbrun dans le dessein, élémentairement simple, de rétablir des finances en voie de disparition. Sinon, pourquoi l’installation précipitée rue de Lille et les objets de valeur qui en sont prélevés ?
— D’accord, reprit Aldo, mais pourquoi Vauxbrun ? Ce que je voudrais savoir, c’est qui l’a fait entrer dans le jeu. Qui est le personnage – un ami, paraît-il ? – qui l’a envoyé à Biarritz pour y rencontrer les Mexicains ? Bailey m’a dit qu’il avait voulu assister à une vente de château où il y avait des pièces intéressantes. Or le XVIIIe siècle n’est pas l’époque préférée au Pays basque. D’autre part, Tante Amélie vient de nous apprendre qu’il s’agissait plutôt de le rendre sensible au sort des Vargas, afin de les guider en quelque sorte dans leur projet de racheter la maison en question. Alors, qui a servi d’intermédiaire entre les Américains de Miguel – donc la famille ! – et Vauxbrun ?
— Bailey ne le sait pas ?
— Il ne me l’a pas dit mais…
Aldo consulta sa montre :
— Je vais l’appeler au téléphone. Il doit être encore au magasin…
Quelques minutes plus tard, il remontait mais ne cacha pas que l’on en était toujours au même point et que Bailey n’en savait pas davantage. Un soir, après avoir suivi à l’hôtel Drouot une vacation de tapis de la Savonnerie et autres éléments décoratifs de grand style, Vauxbrun était passé au magasin prévenir son fondé de pouvoir qu’on lui avait signalé une vente intéressante aux environs de Biarritz, qu’il partirait le lendemain, afin d’avoir le temps de se faire une idée avant le jour fixé, et que, comme d’habitude, il s’en remettait à lui pour les affaires courantes. Ajoutant seulement qu’il comptait descendre à l’hôtel du Palais et tiendrait Bailey au courant de la suite !
— Voilà ! Il n’en sait pas plus que nous. Quant à Gilles, qui était au départ l’homme que nous connaissons tous, sûr de lui, positif et bien dans sa peau, il n’a commencé à donner des nouvelles qu’au bout de huit jours et lorsque, enfin, il s’est décidé à téléphoner, Bailey s’est demandé ce qui avait pu arriver à son patron. Plus encore quand il l’a revu. J’avoue que le pauvre homme n’arrive pas à s’en remettre et que son flegme britannique montre des fêlures évidentes…
Le lendemain, dans le courant de l’après-midi, la voiture de livraison d’un commissionnaire assermenté déposait rue Alfred-de-Vigny un paquet cacheté de cire à l’adresse de la marquise de Sommières. Il contenait la boîte à poudre à la miniature d’Isabey accompagnée d’une carte signée de Doña Luisa de Vargas la remerciant et la priant de reprendre un présent destiné à un couple heureux et que l’on ne se sentait pas le droit de garder… Au fil de la journée, quelques coups de téléphone venus d’amis invités comme lady Mendl, les Malden ou les Vernois annoncèrent qu’à eux aussi les cadeaux venaient d’être restitués. Adalbert en venant dîner apporta son propre présent, un vase chinois Kien-Long acheté chez un concurrent de Vauxbrun et dont il fit aussitôt cadeau à une Marie-Angéline rouge de joie.
— Oh, il ne fallait pas ! Pourquoi moi ?
— Ce n’est pas mon style, fit l’égyptologue. Seuls les vases canopes ont droit de cité chez moi et je parie qu’il ira à merveille chez vous. Et puis vous méritez bien un petit cadeau par-ci par-là. Depuis le temps que vous nous aidez ! Voilà qui est fait !
Il ajouta à sa confusion en lui plaquant un baiser sur chaque joue puis se tourna vers Aldo.
— On dirait que tu as droit à un régime spécial ? Ou bien tes Guardi sont-ils revenus ?
— Tu peux constater que non. Si Romuald a signalé qu’on les avait emportés, ce n’était pas pour me les rendre…
— C’est bizarre tout de même !
— Pas tant que ça, dit soudain Marie-Angéline qui, serrant son précieux vase sur son cœur, s’apprêtait à l’emporter dans sa chambre, surtout si l’on part du principe qu’en réalité c’est vous que l’on vise à travers votre amitié pour Gilles Vauxbrun.
— Moi ?
— Vous ! La mémoire universelle des joyaux, l’homme qui a su reconstituer le Pectoral du Grand Prêtre. S’il n’y avait ce collier d’émeraudes dont on ne sait plus trop s’il est bénéfique ou maléfique, je pencherais pour une simple escroquerie destinée à s’attribuer la belle fortune d’un pigeon particulièrement dodu, naïf et toujours à la recherche de l’amour absolu. Mais il y a les émeraudes et, comme par hasard, c’est vous le témoin du marié envolé !
— … avec le collier, ne l’oubliez pas. Qu’est-ce que j’y peux tant que l’on ne retrouve pas Vauxbrun ?
— Et si ce n’était pas le vrai ?
Le mot tomba tel un pavé, générant un soudain silence. Tante Amélie le rompit la première :
— Y aurait-il dans ce vase le génie de la lampe d’Aladin ? On dirait qu’il vous inspire de drôles d’idées ?
— Elle pourrait avoir raison, commenta Adalbert. Qu’en dis-tu, toi ?
Aldo prit le temps d’allumer une cigarette, d’en tirer une longue bouffée :
— Que tout est possible dès l’instant où il y a sur le tapis des pierres exceptionnelles. Tu le sais comme moi. Mais comment extirper une vérité de ce panier de crabes ?
Il n’allait pas tarder à en avoir un aperçu…
Le surlendemain, le dîner s’achevait rue Alfred-de-Vigny sur un soufflé au chocolat qu’Eulalie réussissait particulièrement et qu’elle avait jugé utile de mettre au menu afin de remonter un peu le moral de « sa » famille qui semblait en avoir le plus grand besoin. Ce n’était pas si mal pensé. Les convives, en effet, s’engourdissaient dans une suavité si délicieuse que la marquise avait décidé que l’on prendrait le café à table, contrairement à l’habitude…
Cyprien venait tout juste d’apporter le plateau quand la sonnette de l’entrée se fit entendre. Tante Amélie leva un sourcil :
— Tu attends une visite ? demanda-t-elle à Aldo.
— Je vous en aurais prévenue et ce ne peut être Adalbert. Il doit être en train d’achever son communiqué à l’Académie des inscriptions… À regret, soit dit en passant, il aurait préféré rester avec nous.
Un instant plus tard, le vieux maître d’hôtel reparaissait, portant une lettre sur un petit plateau d’argent.
— On vient de déposer ceci, dit-il en le présentant à Morosini. Il y a une réponse…
Pas de suscription sur l’enveloppe blanche et, à l’intérieur, une feuille tapée à la machine et vaguement signée d’un hiéroglyphe intraduisible. Le texte en était court :
« Une voiture vous attend de l’autre côté de la rue. Si vous voulez garder une chance de revoir vivant votre ami Vauxbrun, montez dedans et laissez-vous conduire ! Avertir la police serait désastreux. Vous n’avez rien à redouter… »
Aldo, tel un ressort, se leva de table :
— Dites que j’arrive ! fit-il en tendant le billet à Tante Amélie que Plan-Crépin rejoignit aussitôt pour lire pardessus son épaule :
— Vous y allez ? s’inquiéta-t-elle. Comme cela ? Et seul ?
— Vous voyez une autre solution ? Évidemment, j’y vais ! Trop heureux de trouver, enfin, un fil conducteur ! N’importe quoi vaut mieux que continuer de tourner en rond comme nous le faisons depuis ce foutu mariage !
En sortant de la maison, il vit une imposante voiture noire garée de l’autre côté de la rue, mal éclairée ce soir-là en raison d’une baisse de tension des réverbères. Un homme en livrée de chauffeur se tenait debout auprès de la portière arrière qu’il ouvrit en voyant venir son passager et referma. À clef ! Tout se passa si vite qu’Aldo n’eut qu’une vision rapide de cet homme. Râblé, apparemment solide, la visière vernie de sa casquette plate empêchant de distinguer le haut de son visage, le bas disparaissant sous un cache-nez inattendu. Aldo ne perdit pas son temps à lui demander où il l’emmenait, persuadé qu’il ne répondrait pas.
L’intérieur du véhicule était obscur, les rideaux roulants tirés. En outre, il y avait comme dans les taxis une cloison de séparation entre chauffeur et passager que l’on avait aussi obturée. On ne tenait pas à ce qu’il vît où on le conduisait.
Il ne chercha pas à le savoir. Curieusement, il n’était pas inquiet. Cet enlèvement impromptu ne pouvait avoir pour but de le faire disparaître. Les termes de la lettre qu’il n’avait aucune raison de mettre en doute laissaient plutôt supposer qu’on avait l’intention de lui proposer un marché. Restait à savoir lequel. Au fond, cette curieuse invitation lui apportait une sorte de soulagement, parce qu’elle signifiait que Gilles n’était pas rayé du monde des vivants, ce qu’il lui arrivait de suspecter après la brutalité dont on avait usé envers le malheureux chauffeur simplement chargé d’emmener un homme faire bénir son mariage avec la femme qu’il aimait. En danger certainement, et l’exigence du marché allait être à la hauteur du péril couru mais, n’y eut-il qu’une chance sur un million de sauver Gilles, Morosini était prêt à la saisir…
Il connaissait trop bien Paris et surtout ce quartier Étoile-Monceau pour se tromper sur l’itinéraire que l’on suivait, et les élégants rideaux de soie tirés devant les vitres lui semblaient presque attendrissants. Par leurs minces interstices, il pouvait apercevoir l’éclairage des rues. Quand il n’en vit plus, il sut que l’on entrait dans le bois de Boulogne, très certainement par la porte Dauphine. Restait à savoir dans quelle direction on le traverserait.
En fait, on ne le traversa pas. Après quelques minutes de voyage et trois ou quatre virages, les roues quittèrent l’asphalte pour un chemin de terre – peut-être une allée cavalière ? – puis s’immobilisèrent. La portière s’ouvrit et le chauffeur, qui avait jugé bon de s’équiper d’un pistolet, s’en servit pour faire signe à son passager de descendre… On était en plein bois mais les ténèbres n’étaient pas opaques. En particulier pour Aldo, qui possédait des yeux de chat. Au-dessus du layon où s’était engagée l’automobile, le ciel était clair. Le temps s’adoucissait depuis la veille et, à l’odeur des feuilles pourries, se mêlait un très léger, très subtil parfum d’herbe neuve.
Après quelques pas, on rejoignit un homme qui semblait attendre puis on obliqua sous les arbres jusqu’à une clairière laissée par une coupe récente. Trois nouveaux personnages étaient là : l’un d’eux assis sur une souche, les deux autres debout de chaque côté et probablement armés. Le chef à l’évidence, bien que rien ne le distinguât de ses compagnons. Tous, à l’exception du chauffeur, étaient vêtus de façon identique : longs manteaux noirs comme les feutres souples dont les bords, rejoignant les cols relevés, ne devaient laisser filtrer qu’un invisible regard. Même les mains se cachaient sous des gants. Agacé malgré lui par cette mise en scène où il croyait voir l’esquisse d’un tribunal, Aldo lança :
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