— Maria Kolinski, sa demi-sœur, m’a raconté que, loin de la réjouir, la nouvelle l’a mise hors d’elle : la mort a soustrait sa rivale à la malédiction qu’elle lui avait jetée, sans compter qu’à présent, elle a rejoint Maximilien. Ce qui oblige son entourage à redoubler de vigilance.

— Je trouve ça idiot, émit Lisa. À son âge et si elle est en si mauvais état, pourquoi ne pas la laisser échapper, elle aussi, à une existence pénible ?

— D’abord, elle n’est pas en « si mauvais état », comme tu dis. Ensuite, elle possède une belle fortune héritée de son père qui avait pris ses précautions. Ceux qui la soignent recevront à sa mort une coquette somme qui leur échapperait si le décès n’était pas naturel : autrement dit, si elle était assassinée ou, pis, si elle se suicidait. Pour ce catholique intransigeant, mettre fin soi-même à ses jours était le pire des crimes. Et elle a déjà fait une tentative…

Après l’avoir écoutée avec attention, Aldo garda le silence quelques instants :

— Il faut que je lui parle, dit-il enfin. C’est ma seule chance d’apprendre ce qu’elle a fait de ce damné collier. Pensez-vous qu’elle me recevrait ?

— Vous seul, non. Elle serait sûrement d’accord mais pas les gens qui la gardent puisque vous êtes un inconnu. Mais avec moi, oui, je pense…

— Alors, le plus tôt sera le mieux !

— Un instant, coupa Lisa. Comment penses-tu obtenir d’une malade mentale qu’elle te raconte comment et pourquoi elle a volé ces pierres ? Que vas-tu lui dire ?

— La vérité, tout simplement, et je vais me présenter pour ce que je suis : un homme qui recherche un joyau perdu… mais pour sa propre collection. Pour ce que j’en sais, je ne pense pas qu’elle serait sensible à l’idée qu’il s’agit de sauver une vie humaine.


La Hohe Warte, à l’ouest de Vienne, où se trouvaient les grandes serres Rothschild, était l’une de ces artères paisibles où les parcs des propriétés faisaient passer de la ville à la campagne sans solution de continuité. Qui la suivait se retrouvait dans les vignes fournissant les petits vins blancs aux « Heuriger(10) » de Grinzing, en route pour le mont Kahlenberg et la forêt viennoise.

Entourée d’un vaste jardin, la maison d’Eva Reichenberg accolait plusieurs pavillons carrés couronnés de terrasses à balustres sur lesquels se tordaient les branches capricieuses d’une glycine encore privée de ses fleurs. Sous le léger soleil apparu vers midi, l’ensemble donnait une impression de calme et d’harmonie propre à apaiser des nerfs malades. Les deux visiteurs n’y furent pas indifférents. Un valet en livrée bleue les accueillit, vite relayé par une forte femme habillée comme au début du siècle d’une longue jupe grise et d’un corsage blanc à manches amples et col baleiné, ses cheveux poivre et sel coiffés en brioche et le nez chaussé de lunettes, en qui l’on devinait sans peine une infirmière. Son sourire découvrit une denture bicolore où l’or alternait avec un blanc légèrement grisâtre. Elle répandait une vivifiante odeur de savon de Marseille :

— Je suis Fräulein Gottorp, déclara-t-elle en attachant sur Aldo un regard scrutateur, la demoiselle de compagnie de la comtesse Eva. Elle est très heureuse de recevoir Mme von Adlerstein qui est de ses amies et aussi M. le prince… Morosini, n’est-ce pas ? Mais elle se sent un peu lasse, ce tantôt. Je vais devoir les prier de bien vouloir me suivre jusqu’à sa chambre…

— J’espère que nous ne sommes pas importuns ? demanda la comtesse.

— Absolument pas ! Au contraire. Il est toujours agréable de recevoir une amie d’autrefois et de faire de nouvelles connaissances…

Ramassant sa longue jupe d’une main, ce qui découvrit d’attendrissants jupons blancs à dentelle de Calais et d’immenses pieds chaussés de cuir noir, elle les précéda dans un large escalier de pierre réchauffé par un « chemin » en moquette vert foncé, fit quelques pas dans une galerie ornée de tableaux qui auraient eu besoin d’un sérieux récurage : trop sombres pour que l’on puisse distinguer ce qu’ils représentaient. Enfin, ouvrit la porte d’une vaste pièce au seuil de laquelle elle clama avec la vigueur d’un aboyeur à l’entrée d’une réception :

— Madame la comtesse von Adlerstein et Monsieur le prince Morosini, Madame !

— Ne criez pas si fort, ma bonne Gottorp ! Je ne suis pas sourde ! Chère Valérie ! Quel plaisir de vous voir après tant d’années ! Je pensais que vous m’aviez oubliée…

— Vous savez que c’est impossible, Eva. Mais la vie va si vite que l’on ne voit plus passer le temps…

— C’est bien vrai ! En outre, vous m’amenez…

— L’époux de Lisa, ma petite-fille, Aldo Morosini, de Venise, dont vous savez peut-être qu’il est un célèbre expert en joyaux anciens…

— Non, je ne le savais pas. Mais comme c’est intéressant ! fit-elle en tendant à Aldo une petite mains sèche qui devait peser moins lourd que les bagues et bracelets qui l’ornaient et sur laquelle il s’inclina.

Tout en débitant les compliments d’usage, il examinait cette femme en s’avouant qu’il ne l’imaginait pas ainsi. Dieu sait pourquoi, il se l’était représentée taillée sur le même patron que Tante Amélie ou Grand-Mère Valérie mais elle était l’opposé : plutôt menue – autant que l’on en pouvait juger de la chaise longue où elle se tenait à demi étendue – et délicate comme une statuette grecque ou chinoise. En dépit de l’âge, sa beauté restait évidente grâce à une ossature parfaite tendant une peau finement ridée mais sans relâchement, à l’éclat intact de deux yeux noirs peut-être un rien trop brillants et à un sourire un peu crispé. En résumé, il n’avait pas l’impression d’être en face d’une folle. Quant aux bijoux, elle devait les aimer si l’on considérait, en plus de ceux des poignets, le quintuple rang de perles qui enserrait son cou au ras de la robe de velours noir et la broche ancienne – perles et émeraudes – retenant sur ses épaules un très beau cachemire mordoré comme en portaient les impératrices à l’époque de sa jeunesse.

— Venez vous asseoir près de moi, dit-elle avec enjouement en désignant un fauteuil proche de son coude et sans s’occuper davantage de sa visiteuse. J’ai toujours adoré les bijoux et, grâce à Dieu, je n’en ai jamais manqué. Comment trouvez-vous ceux-ci ? J’ai un faible pour les pierres vertes !

Enchanté de l’occasion, il se pencha avec intérêt sur la broche qu’elle désignait :

— Ces trois émeraudes sont splendides… mais ce ne sont pas les seules que vous possédez… si j’en crois ce que m’ont appris des amis américains…

— Américains ? Vraiment ? Comme c’est étrange !

Au point où il en était, Aldo maudit Fräulein Gottorp qui, après une brève absence, reparaissait chargée d’un vaste plateau contenant le traditionnel café viennois et des pâtisseries qu’Eva accueillit avec satisfaction et, bon gré, mal gré, il fallut sacrifier à ce rite important de la politesse autrichienne. Par chance, le café était bon et Aldo l’apprécia, se contentant d’échanger un regard agacé avec Mme von Adlerstein tandis que s’installait un silence inquiétant : occupée à faire disparaître une impressionnante quantité de choux à la crème, leur hôtesse semblait les avoir complètement oubliés.

Cet intermède permit à Aldo de mieux étudier la pièce où il se trouvait. Une chambre sans doute mais surtout un sanctuaire à la mémoire du fugace empereur du Mexique. D’abord, au-dessus d’une console supportant un vase d’iris, de tulipes et de feuillage roux cravatés de noir, un portrait en pied du prince dans un costume de sacre qui devait faire grand honneur à l’imagination du peintre car c’était tout simplement sur la couronne de Charlemagne posée sur un coussin qu’il reposait sa main. Un cas d’usurpation flagrante, lorsque François-Joseph vivait. Un nœud de crêpe était appliqué sur le haut du cadre doré. Mais ce n’était pas la seule effigie. En aquarelle, au fusain, à la plume ou à la sanguine, voire en médaille, on retrouvait partout le pauvre Maximilien avec sa mine romantique et sa barbe à deux pointes dissimulant un menton fuyant. Où diantre cette femme avait-elle trouvé tout ça ?

En achevant son tour de chambre, son regard rencontra le sourire amusé de la comtesse Valérie. Sourire vite effacé. Cependant, leur attente arrivait à son terme. Poussant un soupir de satisfaction, Eva reposait assiette et fourchette à gâteau pour finir sa tasse de café. Sans lui laisser le temps de respirer mais après s’être signée mentalement, la vieille dame monta au créneau :

— Avant que l’on ne nous serve ces choses exquises que nous venons de déguster, le prince Morosini faisait allusion à une autre parure d’émeraudes, si importante que des amis américains lui en auraient parlé…

Avec un sourire reconnaissant, Aldo enchaîna :

— Je me suis mal exprimé et vous en demande pardon, comtesse. En fait, il s’agissait d’amis mexicains et…

Instantanément, le visage d’Eva se ferma. Un éclair de colère traversa ses yeux sombres :

— Misérables gens, ces Mexicains ! Peuple fourbe aux mains pleines de sang ! Ils l’ont fusillé, savez-vous ? Ces bandits ont osé assassiner celui qui était venu leur apporter la paix et l’ordre ! Vous avez des amis dans ce bourbier ?

— Non. Aucun, comtesse ! Ceux auxquels je fais allusion sont des réfugiés chassés par Juarez… Ils m’ont parlé de vous avec… une sorte de vénération ! Vous seriez celle qui a réussi à arracher aux assassins de l’empereur leur trésor le plus vénéré : le collier sacré de Montezuma…

Dans le regard devenu fixe, la colère fit place à une lueur de triomphe :

— Les cinq émeraudes !… Oh, oui, je les ai prises là où elles étaient terrées depuis des siècles ! Je les ai prises pour lui… mon prince bien-aimé !… mon doux empereur ! Et je les lui ai données pour lui porter chance… pour qu’il puisse juguler un peuple qui ne savait que lui faire du mal !

Elle se tut et l’on put entendre grincer ses dents. Quelque chose se passait en elle et, redoutant que ce ne soient les prémices d’une crise, Aldo souffla :

— Peut-être devrais-je arrêter ? Je ne voudrais pas réveiller son mal…

— Tant pis ! Il faut en prendre le risque ! chuchota la comtesse. Songez à l’enjeu !… D’ailleurs, j’ai l’impression qu’elle ne nous entend plus…

Eva, en effet, se levait et, croisant les bras sur son châle, se mettait à marcher de long en large comme un animal en cage…

— … mais je me trompais, lança-t-elle d’une voix saccadée. Tout a été de mal en pis ! Les émeraudes ont développé un pouvoir maléfique en entrant dans la maison de Max parce que auprès de lui vivait un démon acharné à sa perte… oui, oui, elle était là, toujours là, toujours plus avide de pouvoir…

— Qui ? hasarda Aldo.

— Elle ! La Belge ! La femme à laquelle il ne touchait jamais… et qui ne lui pardonnait pas de la délaisser… alors qu’il savait m’aimer avec tant de passion. Elle voulait régner à n’importe quel prix… n’importe où… même chez les pires sauvages… Auprès d’elle, il souffrait le martyre… alors il les fuyait, elle et l’enfant qu’elle l’avait obligé à adopter parce que son ventre à elle était stérile…

— C’est elle qui a pris les émeraudes ?

Il y eut un silence. Eva venait d’arrêter sa marche agitée devant le grand portrait sur lequel elle posa des mains tremblantes d’adoration tandis que ses larmes se mettaient à couler. Aldo répéta doucement :

— Elle a pris les émeraudes ?

— Oui… mais sans le savoir ! À la suite de sa décision de s’en aller, d’abandonner mon Max à son peuple barbare pour aller se pavaner en Europe en échappant à la malédiction, j’ai voulu qu’elle paie enfin ses crimes ! Puisque les pierres vertes étaient maudites, il fallait qu’elles partent avec elle… Elle disait qu’elle reviendrait bientôt mais elle a tout emporté, ses robes, ses bijoux et tout ce qui avait de la valeur. J’ai pensé lui attacher les dieux malfaisants pour qu’ils la détruisent… et ils ont réalisé mon vœu ! À peine arrivée, elle est devenue folle !… folle à lier !… à enfermer !… à ligoter ! Ah ! le bonheur que j’ai ressenti en l’apprenant… J’avais réussi !… C’était merveilleux !… Oh, je me sentais si fière de mon stratagème !…

Elle riait et pleurait à la fois. Mme von Adlerstein la rejoignit et la prit dans ses bras pour la bercer comme un enfant malheureux.

— Et vous avez eu raison ! C’était en vérité une idée géniale…

— N’est-ce pas ? Oh, je suis… heureuse que ça vous ait plu ! C’était tout bête pourtant !

— Les meilleures idées sont toujours simples et celle-là…

Sous l’œil angoissé d’Aldo, le visage d’Eva s’illumina soudain :

— N’est-ce pas ? Et c’était tellement facile : mettre un double fond dans une de ses boîtes à éventail. Elle en avait une collection ! Elle adorait s’éventer en prenant des airs supérieurs… Un objet de risée ! Une pauvre insensée ! Voilà ce qu’elle est devenue à présent… au fond d’un vieux château ! Oh, je la hais… je la hais… Je la hais !