— C’est bien moi ! admit Aldo sans trop savoir s’il devait se féliciter ou regretter une renommée plutôt encombrante.

Mais déjà elle dégantait sa main pour la lui offrir :

— Ravie ! Absolument ravie de vous rencontrer ! Baronne Agathe Waldhaus ! J’espère que vous allez à Bruxelles ?

— Euh… oui ! Pourquoi ? fit-il en se penchant sur la main en question, fine et ornée de trois bagues de valeur.

— Parce que nous aurons largement le temps de faire connaissance ! Retrouvons-nous au wagon-restaurant pour le dîner !

Aldo s’inclina. Il n’y avait pas d’autre solution sous peine de passer pour un mufle, même s’il aurait de beaucoup préféré rester tranquillement dans sa cabine après s’être fait servir un plat et un peu de vin afin de réfléchir dans un demi-silence bercé par les boggies du train. Mais il aimait l’imprévu des longs voyages ferroviaires et cette petite baronne Agathe qui venait de faire preuve d’une telle détermination dans l’art de se débarrasser des importuns était amusante. Même s’il savait sur quoi roulerait la conversation. Son nom pour les dames de la bonne société ne s’écrivait-il pas diamants, rubis, émeraudes, saphirs, etc. ?

— Madame la baronne est une personne qui sait ce qu’elle veut ! déclara soudain Léopold, occupé à ranger les bagages de son passager.

— Vous la connaissez si bien ? remarqua-t-il en se calant dans l’angle de la fenêtre pour allumer une cigarette.

— Elle voyage souvent dans cette voiture. Et puis elle est belge, comme moi. C’est la fille de Timmermans, le fameux chocolatier de Bruxelles.

— Et… l’homme qui la poursuivait et dont elle s’est débarrassée avec tant de désinvolture, vous le connaissez aussi ?

— C’est son mari, le baron Eberhardt Waldhaus. Ainsi que Monsieur le prince a pu voir, il a le double de son âge, il est ennuyeux comme la pluie et jaloux comme un tigre… Je n’en sais guère plus mais Mme la baronne est une personne très franche et je ne veux pas lui enlever le plaisir de le raconter à Monsieur le prince… Cependant, si je peux me permettre, c’est un ménage qui ne devrait plus durer bien longtemps ! ajouta-t-il en hochant la tête d’un air entendu.

Aldo le croyait volontiers. Quel homme digne de ce nom pourrait accepter que sa femme lui applique un coup de pied dans l’estomac au beau milieu d’une gare ?


En se retrouvant assis en face d’elle de part et d’autre d’une table étroite et fleurie, Aldo revint sur ses craintes de faire un dîner ennuyeux. D’abord Agathe Waldhaus, née Timmermans, était charmante : un visage rond creusé de fossettes sous une forêt de courtes boucles blondes dont l’une, retombant sans cesse sur un œil doré, lui rappelait Adalbert, à cette différence près que les yeux de ce dernier étaient bleus. En fait, elle avait l’air d’être sculptée dans un rayon de miel dont sa peau ornée de quelques taches de rousseur, son regard vif et sa chevelure déclinaient les nuances. On pouvait y ajouter la robe de crêpe romain signée visiblement par un couturier et les sautoirs de topazes, de citrines, de perles et de saphirs jaunes assortis aux pendants d’oreilles qui ornaient l’ensemble.

En prenant place, elle lui avait adressé un sourire éblouissant – ses dents étaient éclatantes de blancheur ! –, avant de se consacrer à la tasse de consommé qu’on leur servit d’autorité. Ce fut seulement quand elle l’eut achevée qu’elle déclara, soudain sérieuse :

— Savez-vous qu’en m’aidant à prendre ce train, vous m’avez sauvé – peut-être pas la vie mais d’une foule de désagréments ? S’il avait pu me rattraper, mon mari m’aurait sûrement enfermée !

— Ah ? C’était votre mari ? fit Aldo, jouant l’innocent. Il est vrai qu’il semblait furieux… et que vous lui avez appliqué un traitement difficile à avaler pour un homme. Vous ne craignez pas que votre retour au logis s’en trouve perturbé ?

— Mais je n’ai pas l’intention de rentrer au logis ! C’est même pour cette raison qu’il voulait me mettre sous clef. Comme on dit dans les bons romans, je retourne chez ma mère !

— Et… Madame votre mère approuvera ?

— Elle ? Oh, j’en fais ce que je veux ! C’est un amour… Avec mon père, évidemment, c’eût été plus difficile, mais il n’est plus de ce monde, donc il ne déplorera pas l’écroulement d’un mariage dont il était si enchanté !

— Vous m’étonnez un peu. Vous êtes belge, votre époux est autrichien, je suppose ?

— Vous supposez juste.

— La guerre n’est pas si loin de nous et la Belgique en a cruellement souffert…

Elle dégusta la bouchée de filet de sole Colbert plantée sur sa fourchette et lui offrit un sourire moqueur :

— Vous avez bien épousé la petite-fille de Mme von Adlerstein et vous êtes vénitien ! C’est pire, il me semble. Nous autres Belges avons surtout pâti des Allemands, non des Autrichiens. Et puis, vous savez, avec les guerres il y a toujours des accommodements. Quand nous avons rencontré Eberhardt à Aix-les-Bains, il y a quatre ans, mon père et lui se sont entendus comme larrons en foire. En plus, Eberhardt est baron et mon père raffolait des titres de noblesse. Enfin, je dois dire que mon prétendant était pratiquement la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. Ayant mis la main sur une épouse à son goût, il n’a plus jugé utile de surveiller son tour de taille et s’est goinfré de tous les délices à sa portée, y compris moi et le chocolat paternel ! Enfin il s’est révélé un émule d’Othello. En prenant du poids, il a pris aussi de la méfiance et s’est mis à me surveiller. Si, à une soirée, je dansais deux fois avec le même quidam, il me ramenait dare-dare à la maison pour me régaler d’une scène. Que j’aie un amant, voire plusieurs, est devenu pour lui une idée fixe. D’ailleurs vous en avez été témoin tout à l’heure ?

La sole Colbert perdit soudain de son charme pour Aldo qui crut réentendre la voix furibonde lançant : « Oserez-vous encore me dire que vous n’avez pas d’amant quand je vous prends… » et sentit une légère sueur froide mouiller sa nuque. Au moment où le furieux lançait cette phrase lapidaire, il étreignait quasiment la jolie Agathe qu’il venait de repêcher sur le quai…

— Puisque nous en sommes aux confidences, baronne, allons jusqu’au bout : avez-vous réellement un…

— Un amant ? Mais non ! Je n’ai encore jamais trompé Eberhardt bien qu’il l’eût cent fois mérité. Cela doit tenir à ce que je n’ai pas rencontré l’oiseau rare, conclut-elle en attaquant sa caille farcie avec la dextérité d’une femme rompue dès l’enfance aux bonnes manières.

— Dans ce cas, permettez-moi une autre question : est-ce qu’à cette heure où nous devisons si agréablement, le baron Eberhardt ne serait pas en train de s’imaginer que l’heureux élu ce serait… moi ?

— J’y ai pensé, en effet, en me remettant de la poudre sur le nez, et la réponse m’est apparue aveuglante : sans aucun doute !

La petite sueur froide devint filet et glissa le long du dos de Morosini :

— Mais enfin, nous nous connaissons à peine et, outre que je séjourne rarement à Vienne, nous n’avons pas eu l’occasion de nous rencontrer ?

Les yeux au plafond, Mme Waldhaus réfléchit un instant :

— C’est exact. Il ne vous a certainement jamais vu. Moi non plus d’ailleurs, puisqu’il m’a fallu entendre votre nom pour savoir qui vous êtes…

Morosini eut un soupir de soulagement… qui ne dura guère. Les yeux toujours en l’air, un sourire ravi aux lèvres, elle poursuivait :

— Ce qui est dommage !

— Comment ça, dommage ?

— Passer pour votre maîtresse doit être plutôt flatteur, non ? La femme qui fait des folies pour un homme tel que vous doit avoir droit à toutes les indulgences, toutes les compréhensions…

— Cela m’étonnerait ! De toute façon, le rôle est rayé du répertoire depuis mon mariage. Ma femme est très belle, j’en ai trois enfants et je l’aime !

— C’est difficile à croire : vous devez être l’un des dix ou douze hommes les plus séduisants d’Europe…

— Et pourtant c’est la réalité. Il y a une princesse Morosini et pas la moindre coadjutrice !

— Vous êtes marié depuis combien de temps ?

— Cinq ans !

— Est-ce que, il y a deux ou trois ans, vous n’avez pas eu des problèmes avec une comtesse russe que vous étiez accusé d’avoir tuée dans une crise de jalousie ? Les journaux en ont beaucoup parlé.

La moutarde dont il n’avait cependant pas usé monta au nez susceptible d’Aldo. Ce joli pot de miel commençait à l’agacer furieusement :

— J’ignorais qu’on en avait parlé jusqu’en Autriche ?

— Je ne sais pas, j’étais à Paris à cette époque… l’histoire était passionnante…

— Alors j’espère que vous l’avez lue jusqu’au bout ? Dans ce cas, vous savez aussi que non seulement je n’ai pas tué cette malheureuse mais que j’étais en danger de mort…

— Ah non, je n’ai pas su la fin. Mon mari est venu me chercher et nous sommes partis ensemble pour New York… Mais racontez !

Un coude sur la table, le menton dans la main et la mine engageante, elle s’installait. Le dîner touchait à sa fin et l’on en était au café. Aldo y renonça, ce qui n’était pas un grand sacrifice, regarda sa montre et fit signe au maître d’hôtel pour qu’il lui apporte l’addition :

— Une autre fois, baronne ! Je vais vous demander la permission de vous laisser boire seule votre café. J’ai eu une journée épuisante et j’ai tellement sommeil que je risquerais de m’endormir devant vous… Ce serait désastreux !

Elle arbora aussitôt la mine boudeuse d’une gamine à qui sa maman refuse de raconter une histoire en la mettant au lit. Elle sembla même si déçue qu’Aldo se demanda un moment s’il n’allait pas lui mettre un pouce dans la bouche faute de sucette à portée de la main… Il régla la note, se leva, salua :

— Je vous souhaite une bonne nuit, baronne !

— Moi… moi aussi ! On se retrouve demain au petit déjeuner ? ajouta-t-elle de nouveau pleine d’espoir. Et… vous me raconterez la suite ?

En regagnant sa cabine, Aldo pensa qu’il allait devoir renoncer aussi à ce premier repas qui était pour lui l’un des plaisirs d’un voyage ferroviaire international par la variété que l’on y trouvait. Il se contenta de prévenir le conducteur qu’il ne quitterait son sleeping qu’une fois le train entré en gare. Sans donner d’explications qu’en employé consciencieux Léopold ne lui demandait pas. Son lit était fait et il se coucha aussitôt, regrettant un peu d’avoir mis fin à une rencontre qui l’avait amusé et grâce à laquelle ses lourds soucis avaient fait trêve, mais la curiosité de cette jolie femme s’annonçait sans limites et il détestait, viscéralement, ce qui, de près ou de loin, pouvait ressembler à un interrogatoire !

Cependant il adressa au Seigneur une fervente action de grâce en pensant à ce qui aurait risqué de se produire si le mari jaloux qui devait le prendre pour l’amant de sa femme avait pu mettre un nom sur son visage…

Au matin, à peine le train eut-il serré ses freins qu’il jaillit de son compartiment – heureusement voisin de la portière ! – sauta sur le quai et prit sa course vers la sortie pour s’engouffrer dans un taxi…

C’était bien la première fois qu’il se comportait de façon si cavalière avec une femme mais il n’en éprouva qu’un regret fugace…

Dans la voiture qui le conduisait vers la place de Brouckère à l’hôtel Métropole qui avait ses préférences lorsqu’une affaire l’amenait dans la capitale belge, son regard accrocha un panneau-réclame à la gloire du chocolat Timmermans. Il haussa les épaules mais se promit d’en acheter avant de partir. Il adorait les produits du cacao et cette marque, il le savait, était la plus réputée d’Europe. Une façon comme une autre de demander mentalement pardon à la baronne Agathe de l’avoir plantée là, avant de la fuir avec tant de coupable désinvolture. Elle ne méritait peut-être pas ça !


DEUXIEME PARTIE


L’OMBRE S’ÉPAISSIT…



6


L’ÉVENTAIL ENVOLÉ

Avec sa débauche de bois précieux aux teintes chaleureuses, ses lumières douces, ses marbres, ses glaces miroitantes et son extraordinaire café baroque aux moelleux sièges de cuir, le Métropole de Bruxelles était l’un des quatre ou cinq hôtels du monde qu’Aldo Morosini préférait et c’était toujours pour lui une satisfaction d’y revenir. Il s’y sentait un peu chez lui et, en arrivant, il commença par se précipiter justement au café pour s’y faire servir un confortable petit déjeuner. Après quoi, il gagna sa chambre, prit une douche, se rasa, changea de vêtements, puis s’accorda une pause de réflexion et descendit dans le hall pour s’en aller conférer avec le portier qui, le connaissant depuis plusieurs années, l’avait reçu à son arrivée avec un visible plaisir :