— Avez-vous encore déniché quelque bijou-catastrophe, cher ami ? lui dit cet homme paisible et volontiers renfermé, mais capable de s’enflammer dès qu’un diamant plus ou moins célèbre montrait le bout de son nez.

— Non, rassurez-vous ! Je voudrais seulement que vous me parliez de la succession de l’impératrice Charlotte du Mexique, décédée il y a un peu plus de trois ans. Vous me direz que vous n’êtes pas belge, mais elle possédait un véritable trésor en bijoux, dont certains remarquables, et je suis persuadé que vous vous y êtes intéressé d’une façon ou d’une autre.

— En effet, mais vous-même ?

— Je n’étais pas chez moi et pas davantage en France à cette époque et c’est mon fondé de pouvoir, M. Guy Buteau, qui y a porté son attention, mais ce qu’il a pu m’en dire, à mon retour, c’est qu’il n’y a pas eu de vente.

— Avez-vous consulté mes confrères bruxellois ?

— Non. Je les connais mal, sinon pas, et aucun ne vous vient à la cheville puisqu’il arrive que d’importantes ventes belges passent par vos mains.

Maître Lair-Dubreuil apprécia d’un sourire mais ne releva pas le propos :

— Malheureusement, je n’ai pas grand-chose à vous apprendre et M. Buteau avait raison : il n’y a pas eu de vente.

— Autrement dit, les héritiers de la princesse se sont partagé les joyaux entre eux. Sauriez-vous qui a eu quoi ?

Le commissaire-priseur se carra dans son fauteuil et fronça son nez comme s’il allait éternuer :

— Vous allez être surpris mais ce qu’ils ont eu à se partager fut maigre…

— Maigre ? C’est impossible !

— Oh, que si ! La fortune de cette malheureuse se montait à plusieurs millions. Elle a été confiée à son frère, le feu roi Léopold II de Belgique, ainsi que les joyaux les plus précieux qui ont été déposés dans le coffre d’une banque. À l’ouverture dudit coffre les nièces et les neveux s’attendaient à découvrir un trésor fabuleux, mais il n’y avait plus que quelques perles et des améthystes…

— C’est tout ? Mais où sont passés les diadèmes, les bijoux légués à Charlotte par sa grand-mère, la reine Marie-Amélie veuve de Louis-Philippe, la parure de saphirs offerte à l’occasion du mariage par l’archiduchesse Sophie sa belle-mère, le collier de gros diamants, cadeau de Léopold II(13) lui-même, sans compter les…

— Je sais tout cela, mon cher prince. Et vous aussi puisque vous n’ignorez sûrement pas que le roi Léopold a englouti des fortunes dans son projet sur le Congo. Celle de sa sœur n’y a pas échappé… et pas davantage ses bijoux. Remarquez qu’il pensait être dans son droit : l’entretien de l’ex-impératrice, son train de vie au château de Bouchout coûtaient cher. Il s’est dédommagé. Quant à l’argent, il pensait qu’il ne serait jamais mieux placé que dans la grandiose aventure congolaise. Quoi qu’il en soit, le fait est là : le contenu du coffre s’est volatilisé, dispersé peut-être aux quatre coins de l’Europe ou en Amérique. Mais permettez-moi à présent de me montrer indiscret…

— Entre nous, il n’y aura jamais d’indiscrétion.

— Pourquoi vous intéressez-vous à ces joyaux ? Ou, pour être plus précis, lequel cherchez-vous ?

— Aucun en particulier. En revanche, je voudrais savoir ce qu’est devenue la collection d’éventails.

— Tiens donc ! Ce n’est guère votre partie ?

— Vous oubliez que je suis d’abord antiquaire. En outre, certains de ces « objets de vanité » étaient ornés de pierres précieuses et d’autres sont de véritables œuvres d’art. J’en ai découvert un, notamment, dans la maison du garde de Bouchout, peint, à ce qu’il semblerait, par Boucher. Cadeau personnel de l’impératrice pour avoir sauvé son petit chien !

— Vous êtes allé là-bas ?

— Je dirais que j’en viens. Le château est entretenu, l’intérieur est intact, les meubles en place mais on n’y trouve plus le moindre bibelot, sans doute trop facile à emporter…

— En ce cas, pourquoi ne pas être allé au château de Laeken demander à être reçu par la reine Élisabeth ? Vous portez un nom qui ouvre largement les portes et vous pourriez certainement obtenir la liste des personnes présentes à Bouchout au moment de la mort, sans oublier ce qui a peut-être été attribué aux nièces : l’archiduchesse Stéphanie et la princesse Clémentine Napoléon. Vous auriez la possibilité de les rencontrer ?

— J’y ai pensé mais je ne vous cache pas que cela me gêne. En particulier vis-à-vis de la reine. Elle ne s’occupe guère que de musique et du bien-être de ses sujets. Pas de bijoux, et je n’ai pas envie de jouer les boutiquiers auprès d’une femme d’une telle valeur !

Cette fois, Lair-Dubreuil ne put s’empêcher de rire :

— Vous voilà pris en flagrant délit d’amour-propre mal placé. Ah, ce n’est pas toujours facile d’être prince et commerçant ! Mais je vous comprends tout à fait. (Et, redevenant sérieux et baissant la voix :) Puis-je demander si votre recherche a un rapport avec la disparition inexplicable de notre ami Vauxbrun ?

— Exactement. Pardonnez-moi de ne pas vous en dire plus. Je me contenterai de vous avouer que je vis un vrai cauchemar…

— Je m’en doute. À ce propos, quand vous verrez le commissaire Langlois, dites-lui que jusqu’à présent je n’ai pas trouvé trace des tableaux et meubles enlevés de chez Vauxbrun. On a dû les embarquer pour une destination lointaine : les États-Unis par exemple. Ou alors les livrer à un collectionneur privé autant que discret dont ils sont en train de faire le bonheur. Cette histoire-là est à proprement parler insensée mais… pour en revenir à votre problème, je pense être à même de vous trouver au moins les noms de ceux qui ont formé le dernier entourage de l’impératrice.

Aldo ne retint pas un soupir de soulagement :

— Je vous en serai infiniment reconnaissant. Pour l’instant, je vous avoue ne plus savoir de quel côté me tourner…


Mme de Sommières recevant quelques contemporaines à déjeuner, Aldo s’en alla demander l’hospitalité à Adalbert. Non qu’il redoutât la compagnie des vieilles dames, Tante Amélie sachant choisir ses amies, mais dans l’état d’esprit où il se trouvait, il se voyait mal au centre d’une conversation mondaine. Question d’atmosphère ! Celle de l’archéologue lui semblait beaucoup plus reposante.

Elle le fut durant tout le repas mitonné par Théobald ; œufs brouillés aux truffes, carré d’agneau et riz à l’impératrice arrosés d’un remarquable volnay. Après quoi, retirés dans le confortable cabinet de travail d’Adalbert, les deux amis dégustaient un excellent « moka » accompagné d’un armagnac hors d’âge et venaient d’allumer deux cigares « Rey del Mundo » au parfum suave, quand on sonna à la porte. Un instant plus tard, Théobald vint annoncer que son frère Romuald était là.

— S’il est venu en personne, c’est qu’il s’est passé quelque chose d’important, s’écria Vidal-Pellicorne. Qu’il entre. Apporte une tasse et refais-nous du café ! Alors, Romuald ? Quoi de neuf ?

— Je suis venu annoncer à ces messieurs que ma mission rue de Lille vient de prendre fin ! déclara-t-il avec une solennité aussitôt traduite par Adalbert en langage populaire :

— On vous a fichu à la porte ?

— Non pas, Monsieur, non pas ! Nous avons été remerciés il y a deux heures environ.

— Vous employez le pluriel de majesté, maintenant ?

— Monsieur ne me comprend pas ! Don Pedro Olmedo de Quiroga a donné congé à tout le personnel de l’hôtel à la seule exception du concierge qui reste dans sa loge et de Gomez, le valet mexicain de Don Pedro.

— Tout le monde ? s’étonna Morosini. Y compris la cuisinière ?

— Oui ! Mme Vauxbrun et sa grand-mère sont parties hier pour le Pays basque. Don Pedro les a escortées au train. Selon lui, elles sont excédées « par le mouvement incessant des journalistes autour de la maison qu’ils s’obstinent à assiéger » et elles recherchent un calme plus propice à un deuil. Elles doivent d’abord se rendre à Biarritz…

— Bravo pour la tranquillité, remarqua Adalbert. La grande semaine de Pâques va bientôt commencer et on y retrouvera l’Europe entière !

— Monsieur ne m’a pas permis d’achever, remarqua Romuald. J’allais dire qu’elles vont y attendre que les travaux entrepris dans leur château d’Urgarrain soient terminés. J’ajoute que les serviteurs de l’hôtel ont été généreusement rétribués et que, personnellement, en tant que dernier arrivé, j’ai touché trois mois de paie. Les autres ont reçu l’équivalent de six mois…

— Admirable ! apprécia Morosini, sarcastique. Vous oubliez Lucien Servon ? Lui a eu droit à un plongeon dans la Seine avec un parpaing aux pieds !

— Je sais, Excellence ! J’ai lu les journaux. Quelles sont mes directives à présent ?

— A-t-on fait de nouveaux prélèvements au mobilier ? interrogea Adalbert.

— Un seul… mais de taille : un portrait peu connu de Marie-Antoinette par Mme Vigée-Lebrun qui se trouvait dans la chambre de Don… je veux dire de M. Vauxbrun. Il a disparu il y a trois jours, ou, pour être plus exact, trois nuits.

— Curieux, ce déménagement par petits morceaux et toujours de nuit ? remarqua Aldo.

— C’est facile à comprendre, expliqua Adalbert : la présence en plein jour de camions de transport exciterait la curiosité du quartier et ferait jaser.

— De toute façon, on jase, émit Romuald, et singulièrement à la boulangerie à l’heure des croissants du matin. Puis-je redemander à Monsieur s’il a encore besoin de mes services ? ajouta-t-il en s’adressant à Adalbert.

— Pour le moment, non, mon bon Romuald ! Vous allez pouvoir continuer à surveiller la croissance mélodieuse de vos asperges, mais ne quittez pas Argenteuil sans nous prévenir ! Vous pourriez encore nous être utile. En attendant, merci !

Un long moment, les deux hommes fumèrent en silence, enfoncés dans les Chesterfield en cuir noir, légèrement usagés mais tellement confortables. Même après que se fut fait entendre la joyeuse pétarade de la motocyclette de Romuald retourné bichonner son jardin. Finalement, abandonnant un mégot dans un cendrier, Aldo soupira :

— Toi, je ne sais pas mais moi, j’ai bien envie d’aller faire un tour rue de Lille… aux environs de minuit par exemple ?

— Et si je n’avais pas envie de t’accompagner ?

— Ça m’ennuierait fort… mais j’irais ! Tes talents de serrurier vont me manquer !

— Je plaisantais. Il faudrait m’assommer pour m’empêcher d’aller mettre mon nez là-dedans…


Il était un peu plus de minuit quand Aldo gara sa voiture de louage à quelques numéros de l’hôtel Vauxbrun. La rue était calme, silencieuse et presque obscure : le réverbère placé en face de l’ambassade d’Espagne devait avoir eu des problèmes car il ne fonctionnait pas. Ce qui laissait dans l’ombre la maison voisine. Pareillement habillés de noir et chaussés de souples souliers à semelles de crêpe, les deux hommes gagnèrent le portail dans l’intention de s’introduire par la porte piétonne. Adalbert s’apprêtait à extirper d’un sac son assortiment de clefs passées dans un anneau quand Aldo l’arrêta :

— Pas la peine, chuchota-t-il. Le portail n’est que poussé. Regarde !

Appuyant doucement sur le lourd vantail de chêne verni afin d’élargir leur champ de vision, ils purent constater que la cour était encombrée par deux gros camions de déménagement, des authentiques cette fois, autour desquels s’activait sans bruit une noria d’homme vêtus de sombre, transportant des caisses ou des meubles enveloppés de chiffons entre la porte béante de l’hôtel obscur et l’arrière ouvert des véhicules à peine éclairés par des lanternes…

— Ça y est, on embarque tout ! murmura Aldo. Pas étonnant que l’on ait renvoyé le personnel !

— Il doit rester le concierge ? Où est-il ?

— Dans son lit ? Acheté ou drogué ? Ces gens-là m’ont l’air d’en connaître long sur l’art d’abrutir leurs contemporains…

— Et nous ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— On attend la fin… et on les suit. Ne serait-ce que pour voir où ils vont.

Ils regagnèrent leur voiture qu’Aldo avança discrètement pour mieux surveiller l’entrée de la maison, allumèrent l’un sa pipe, l’autre une cigarette et attendirent… Ce fut interminable.

— Je parie qu’ils emportent aussi les ustensiles de cuisine, grogna Morosini en tirant son briquet pour la sixième fois. Sans oublier la cave ? Vauxbrun en a une fameuse !

— Pourquoi pas ? ronchonna Adalbert dont les pieds commençaient à geler. Tu n’aurais pas dû en parler ! Je donnerais ma chemise pour un bol de vin chaud copieusement sucré à la cannelle et aux zestes d’orange !

— Courage ! La nuit ne sera pas éternelle et ils partiront sûrement avant l’aube.

— Tu sais à quelle heure se lève le jour en ce moment ?