Enfin, peu avant quatre heures, le premier camion franchissait le portail – au ralenti pour faire le moins de bruit possible ! – suivi par l’autre et, derrière eux, le double battant se referma comme de lui-même.
— C’est ce que je pensais, le concierge est de mèche ! ragea Morosini. Ils l’ont acheté !
— Essaie donc de voir les choses de façon plus objective. Cet homme a reçu un ordre, il exécute, un point c’est tout. N’oublie pas que maintenant ce sont eux ses patrons ! Alors tâche de rester calme quand on viendra l’interroger demain…
— Ah ! Parce qu’on viendra demain ?
— Tu ne le savais pas ? Sacrebleu, Aldo, réveille-toi !
Les feux rouges arrière permettaient de suivre d’autant plus aisément qu’il n’y avait guère de circulation. Ce n’était pas encore l’heure du laitier et des éboueurs… On rejoignit le boulevard Raspail que l’on remonta jusqu’au Lion de Belfort, puis l’avenue et la porte d’Orléans où les camions s’arrêtèrent à l’octroi. Un employé vérifia des papiers avant de les laisser filer avec un vague salut d’un doigt porté au képi.
— Descends et passe-moi le volant, souffla Adalbert.
— Mais… pourquoi ?
— Parce que je suis mieux outillé que toi !
Une minute plus tard, le même employé venait se pencher à la portière :
— Rien à déclarer, Messieurs ?
— Si ! Nous suivons les deux monstres qui viennent de passer.
— Ils vous intéressent ?
— Oui. Nous sommes journalistes, assura Adalbert en produisant comme par un tour de prestidigitation une carte de presse qu’il mit sous le nez du préposé. L’un des chauffeurs est un personnage important… dont je dois taire le nom ! Vous comprenez ? Est-ce que vous pouvez nous dire où ils vont ?
— Ouais ! Vont à Bordeaux !… C’est pour quel canard ?
— L’Intran(14) ! clama Adalbert en faisant redémarrer la voiture sur les chapeaux de roues. Merci beaucoup !
On fonça à travers Montrouge en train de s’éveiller jusqu’à ce que l’on eût retrouvé les feux des camions.
— Tu veux les suivre jusqu’à Bordeaux ? fit Aldo encore sous le coup de la surprise.
— Évidemment non ! Maintenant que l’on sait où ils vont – et il n’y a aucune raison d’en douter – on rentre à la maison ! conclut-il en empruntant la première rue à gauche et en fonçant à travers la banlieue sud jusqu’à rejoindre la porte d’Italie où l’on sacrifia de nouveau aux obligations de l’octroi en lançant : « Rien à déclarer ! » presque sans ralentir.
Une demi-heure plus tard, Adalbert était dans son lit et Aldo dans l’escalier de Mme de Sommières en compagnie d’une Marie-Angéline en robe de chambre et bigoudis nantie d’une lampe électrique, d’une boîte de chocolats de « La Marquise de Sévigné » et d’un exemplaire des Souvenirs de Sherlock Holmes. Comme il était sorti sans dire où il allait, Plan-Crépin, vexée de n’avoir été ni emmenée ni même consultée, s’était juré qu’il n’irait pas se coucher sans lui avoir raconté sa soirée. Bonne fille, néanmoins, elle l’emmena à la cuisine après qu’il eut éternué deux fois, pour lui confectionner ce vin chaud qui occupait tant les rêves d’Adalbert un moment plus tôt.
Pendant qu’il buvait, elle cogitait tout haut :
— Pourquoi Bordeaux ?
— Je me suis posé la question et j’y vois deux explications. La première, c’est qu’ils emmènent tout ce fourniment dans le nouveau château de Mme Vauxbrun. La seconde, c’est qu’ils rejoignent un quai d’embarquement. C’est Bordeaux qui dessert l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. Le malheur est que nous n’avons aucun moyen de vérifier quelle hypothèse est la bonne !
— Oh si ! On peut au moins vérifier la première. Je me demande si je ne vais pas essayer de convaincre notre marquise d’aller passer la fameuse semaine de Pâques à Biarritz ? En outre, elle a de la parentèle dans l’arrière-pays !
— Au fond, ça nous avancera à quoi ? Ce n’est pas là, en tout cas, que je risque de retrouver mon éventail et sa boîte au trésor ! N’importe comment, je suis trop fatigué pour entamer une discussion. Bonsoir, Angelina ! Je vais dormir !
Restée seule, Plan-Crépin se versa ce qui restait de vin, s’assit devant la table, y planta ses coudes et, le bol tenu à deux mains, se plongea dans une méditation si intense que l’on pouvait craindre de voir son cerveau émettre des étincelles. Il était plus de cinq heures à la pendule comtoise qui réglait la marche de la maison. Le moment était venu pour elle de faire toilette afin de n’être pas en retard à la messe de six heures… Quand elle s’y rendit, une détermination farouche était peinte sur son visage.
7
LES SURPRISES D’UNE MAISON VIDE
Ainsi qu’ils l’avaient décidé, Aldo et Adalbert retournèrent rue de Lille dans la journée mais ils eurent beau sonner, sonner et encore sonner, il leur fut impossible de se faire ouvrir. Pensant que peut-être Maillard, le gardien, s’était absenté, ils patientèrent un long moment dans la voiture puis revinrent actionner la sonnette -l’homme pouvait être au fond du jardin la première fois ! – sans autre résultat. Jusqu’à ce qu’enfin le concierge d’en face traverse la rue et vienne les rejoindre :
— Ça fait un moment que je vous observe, Messieurs, et sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, je veux vous dire que vous perdez votre temps. Y a plus personne dans la maison de ce pauvre M. Vauxbrun.
— On nous a dit que Maillard devrait être encore là ? fit Aldo.
— Lui ? Il est parti ce matin sur le coup de six heures avec ses valises et son serin. Un taxi est venu le chercher et ça s’est passé si vite que je n’ai pas pu lui dire adieu. Parce que, si vous voulez mon avis, il reviendra pas. Et ça c’est triste, vu que maintenant cette pauvre maison est vide… De toute façon depuis qu’ce pauvre M. Vauxbrun y était plus, c’était plus ça.
— Que voulez-vous dire ?
L’homme logea son balai sous son bras et entreprit de se rouler une cigarette. Ce que voyant, Aldo lui offrit une des siennes, craignant que le flot verbal ne soit interrompu trop longtemps.
— Ah, merci bien, Monsieur ! C’est pas tant qu’j’aime les tabacs étrangers mais ça va plus vite ! Où est-ce que j’en étais ?
— Vous disiez que c’était plus ça, le renseigna Adalbert. Vous trouviez les nouveaux habitants trop… exotiques ?
— Vous voulez dire la nouvelle Mme Vauxbrun et ses parents ? Y a trop rien à en dire. Les dames d’abord, j’les ai jamais vues. Le vieux monsieur avait l’air bien convenable. De temps en temps, il allait faire une promenade, toujours tout seul et, quand on se rencontrait, il disait bonjour bien poliment.
— Et le jeune ?
— Il était pas souvent là. Comme ça m’intriguait, j’ai un peu observé. Il rentrait tard et quelquefois avec des gens pas bien du tout. Un soir où je sortais les poubelles, il y en a deux qui se sont amusés à donner des coups de pied dedans et j’en ai eu pour un bout de temps à tout ramasser mais ça les faisait rire. Faut dire que c’étaient pas des Français.
— Des Mexicains sans doute ?
— J’crois pas ! Y ressemblaient plutôt aux gangsters qu’on voit au cinéma. Quand ils venaient, ça faisait la fête assez tard dans la nuit… mais j’dois reconnaître qu’au matin y avait plus la moindre trace, sauf dans les boîtes à ordures, les bouteilles vides…
Le concierge dûment récompensé de ses bons offices par un billet bleu, les deux hommes repartirent, aussi soucieux l’un que l’autre. Aldo rompit le silence le premier :
— Comment se fait-il que Romuald n’ait jamais fait mention des plaisirs nocturnes du jeune Miguel ? Selon lui, tout le monde devait être couché à dix heures…
— Il me semble que le personnel est logé dans un pavillon au fond du jardin…
— Et il n’a rien remarqué alors que, de l’autre côté de la rue, le concierge était au courant ?
— Tu as raison, c’est bizarre, et je me demande si ces fiestas ne coïncidaient pas avec les disparitions des tableaux ? Je vais en parler avec Théobald en rentrant mais revenons-en à la maison Vauxbrun. J’ai de plus en plus envie de la visiter sans témoins. On revient cette nuit ?
— J’allais te le proposer !
Quelques heures plus tard, le scénario se répétait avec quelques variantes. La nuit, en lune nouvelle, était plus avancée que la veille et sombre à souhait. En revanche, le réverbère, réparé sans doute, brillait de tous ses feux. En approchant de la petite porte avec son trousseau de clefs, Adalbert ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil inquiets de l’autre côté de la rue, priant pour que, derrière l’une des fenêtres sans lumière, le concierge ne soit pas aux aguets.
— Pourquoi veux-tu qu’il passe ses nuits à surveiller une maison où il sait parfaitement qu’il n’y a plus âme qui vive ?
— C’est que, justement, j’en suis moins sûr que vous deux…
Et Adalbert, appuyant délicatement sur le vantail, l’entrouvrit sans avoir approché le moindre passe-partout.
— Quelqu’un serait revenu ? chuchota Morosini.
— Comme ce n’est certainement pas le Saint-Esprit, il doit y avoir un… ou plusieurs visiteurs. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Où est passé ton esprit d’aventure ? On y va ! décida Aldo en tirant de sa poche son revolver. Je veux en avoir le cœur net !
Franchie la porte, ils restèrent un moment immobiles dans l’ombre épaisse du mur qui rejoignait le portail et fermait la cour. Celle-ci était obscure mais, derrière les hautes fenêtres dont il semblait que personne n’eût songé à fermer les volets intérieurs, le pinceau lumineux d’une lampe de poche se déplaçait lentement :
— On dirait qu’il y a de la visite. Reste à savoir s’il est seul !
— Le meilleur moyen est d’aller voir…
L’un derrière l’autre, ils rasèrent les murs en se courbant au passage des fenêtres, montèrent les cinq marches du perron où ils se redressèrent. Le visiteur avait quitté le vestibule pour le salon donnant sur le jardin, le reflet de sa lampe découpant un rectangle plus clair. Ce qui permit de constater que des morceaux de papier et de paille, vestiges du déménagement, traînaient sur les dalles de marbre blanc à bouchons noirs. Quand, avec mille précautions, on arriva à l’entrée de la vaste pièce, on put constater – avec soulagement – que l’inconnu était seul. Occupé à balayer de sa lampe l’espace désolé d’un mur encore habillé de damas jaune clair mais dépouillé de ses tableaux, il semblait si occupé à pousser d’énormes soupirs qu’il ne prêtait aucune attention à ce qui se passait derrière lui.
Sans trop d’espoir puisque le lustre aux cristaux anciens avait disparu, Aldo chercha le commutateur et, à sa satisfaction, alluma une ampoule solitaire au bout de son fil. En même temps, il déclarait calmement :
— Si vous cherchez un objet à voler, vous venez un peu tard !
Pas le moins du monde effrayé par les armes braquées sur lui, l’intrus leur fit face, leur permettant de constater que sa main laissée libre par la lampe tenait un browning, qu’il remit aussitôt dans sa poche.
— Je vois, répondit-il sans plus s’émouvoir. Je ne pensais pas que c’était à ce point-là !
Son flegme sentait la Grande-Bretagne… comme son costume de sport – pull noir à col roulé, veste et « knickerbockers » en tweed gris – coupé visiblement outre-Manche. On aurait pu le prendre pour un Anglais s’il n’avait parlé un français dépourvu d’accent, sinon celui de la distinction. C’était un grand garçon d’environ vingt-cinq ans, plutôt filiforme, présentant un visage aux yeux bleus, francs et bien ouverts, aux traits nets, et une bouche agréable dont les coins naturellement relevés plaidaient pour un caractère aimable. Si l’on y ajoutait le foulard de soie noué lâchement afin de pouvoir y dissimuler le bas de la figure – et signé Hermès ! –, on pouvait penser que c’était là un bien curieux cambrioleur.
— Qu’espériez-vous trouver ? demanda Aldo en rengainant lui aussi son artillerie.
— De très belles choses…
Et il se mit à détailler l’un après l’autre les meubles et œuvres d’art qui composaient naguère encore le salon, prouvant ainsi qu’il avait dû y venir plus d’une fois.
— Mais enfin, qui êtes-vous ? s’impatienta Adalbert.
— Excusez-moi ! J’aurais dû me présenter, fit l’étrange garçon avec un sourire en demi-lune. Je m’appelle Faugier-Lassagne, substitut du procureur au parquet de Lyon.
S’il pensait faire son effet, c’était réussi.
— Ah, bon ! émit Aldo. Et c’est à la faculté de droit que l’on apprend à ouvrir les portes fermées et à visiter de nuit les maisons dont les propriétaires sont absents ?
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