Il haussa les épaules avec un vilain sourire :

— Nos conventions ? J’ai l’impression qu’elles n’ont existé que dans votre esprit, ma bonne dame, et dans celui de ce pauvre Don Pedro. Moi, je n’ai jamais travaillé que pour moi…

— Allons donc ! Quand Miguel vous a amené chez nous à New York ?

— … Ah ! ça, j’admets avoir fait ce qu’il fallait pour vous séduire et entrer dans votre jeu quand j’ai compris qu’avec votre histoire de trésor familial disparu, vous m’apportiez exactement ce dont je rêvais : l’occasion de faire une belle fortune en tirant une éclatante vengeance d’un homme que j’exècre…

— Ne cherchez pas, Doña Luisa, c’est de moi qu’il s’agit ! fit Aldo. Ce triste personnage estime que je suis en dette envers lui…

— Ne mélangeons pas. On réglera ça comme je l’ai décidé. Pour l’heure, il n’y a place que pour les joies du triomphe, et le mien est complet.

— Parce que vous détenez les émeraudes ? laissa tomber Aldo, dédaigneux. Vous ne devriez pas perdre de vue la malédiction qui pèse sur elles. Qu’est-ce qui peut vous faire croire qu’elle vous épargnera ?

— La bonne raison que je n’ai pas l’intention de les garder mais de les vendre… une somme astronomique ! Je connais l’acquéreur qui m’en donnera ce que je voudrai. Et si vous ajoutez l’héritage Vauxbrun…

— Vous n’y avez aucun droit, que je sache !

— Moi, non, j’en conviens, mais sa veuve, si. Ce qui nous a permis de vivre agréablement en vendant certaines babioles ici ou là… Le reste va suivre. Et ça fait un paquet !

— Ça va faire surtout un paquet de désillusions pour vous. Tant que Vauxbrun n’était que disparu, sa femme pouvait agir à sa guise. Désormais, elle va être officiellement veuve, donc la succession va être ouverte…

— Et alors ? Ouverte ou fermée, c’est du pareil au même. Tout lui revient !

— C’est là que vous faites erreur… En dehors de la part réservataire prévue par la loi, elle n’a droit à rien.

— N’essayez pas de me raconter des fariboles. Ce n’est quand même pas l’État qui va ramasser ?

— Non. C’est l’héritier. Figurez-vous qu’il y en a un, dûment reconnu et couché sur le testament déposé en l’étude de Maître Baud, notaire. Vauxbrun était célibataire mais il avait un fils naturel qu’il a reconnu !

— Ce n’est pas grave : on attaquera le testament. J’imagine sans peine quel genre de gamin facile à intimider nous aurons en face de nous…

— Il est procureur de la République !

Intérieurement, Aldo priait désespérément pour que ce soit toujours la réalité, ce dont personne ne pouvait être certain depuis la disparition inexplicable du jeune magistrat. Peut-être même faisait-il partie de ces « autres » évoqués tout à l’heure par Gregory laissant entendre la présence de prisonniers dans cette maison, mais il n’avait pu résister au plaisir pervers de voir le visage de son ennemi se convulser de rage. En vérité, ce fruit des amours clandestines de Roman Solmanski et d’Adriana Orseolo manquait de cette classe qui n’avait jamais fait défaut à ses géniteurs !

Celui-ci, cependant, arrivait à la parade :

— Bah ! Ça n’en fait qu’un de plus à éliminer !

— Tuer est votre spécialité, n’est-ce pas ? Si j’étais vous, je prendrais la précaution de tenir compte de la police française et, surtout, je considérerais que la mort de l’héritier ne changerait rien pour Mme Vauxbrun. Car la succession qui s’ouvrirait alors serait celle de votre nouvelle victime. Vous n’y gagneriez qu’une chance de plus de porter à l’échafaud une tête ô combien antipathique !

— Ne vous faites pas de bile ! Je suis américain !

— La chaise électrique ne doit pas être plus agréable. Surtout, c’est plus long ! Mais pas d’illusions, ce sera ou l’une ou l’autre. Le chef de la police métropolitaine de New York, Phil Anderson, se fera une joie de demander votre extradition…

Le tout sur un ton paisible qui exacerba la fureur du dénommé Solmanski. Il se mit à hurler, ordonnant en plusieurs langues que l’on réduise son prisonnier, qu’on le ligote et qu’on le bâillonne. Ce qui fut exécuté avec dextérité, après quoi on l’expédia à terre tel un paquet. Le hasard voulut qu’il tombe aux pieds de Doña Luisa, effondrée dans un fauteuil, qui pleurait en silence sans songer à essuyer ses larmes. Là, à quelques pas, Gregory avait ressorti le collier et le maniait dans la lumière des bougies, ayant momentanément oublié ceux qui le regardaient. La vieille dame se pencha sur Morosini :

— Pourquoi l’avoir poussé à bout ? chuchota-t-elle. Il va vous tuer et tout sera dit.

Il hocha légèrement la tête, accompagnant son geste d’un regard souriant… Il n’avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre qu’il avait agi sciemment dans l’espoir qu’on l’enverrait rejoindre ces autres qui le tracassaient tant. Il serait peut-être possible de tenter une action puisqu’il avait gardé son couteau. Quant à être abattu sur place, il n’y croyait pas. Gregory ne lui avait-il pas promis une douloureuse agonie ? Cela avait au moins l’avantage de laisser du temps. Il aurait seulement préféré savoir ce qu’Adalbert faisait pendant ce temps-là !

Cependant, un autre personnage faisait son apparition. Suivie par les regards admiratifs de ces hommes frustes, Doña Isabel descendait l’escalier, lente, gracieuse, hiératique et apparemment insensible, elle semblait glisser dans sa longue robe d’intérieur en velours noir, parée du seul éclat de sa peau révélé par le profond décolleté en pointe… Du fond de son inconfortable position, Aldo ne put s’empêcher d’admirer sa beauté sans cesser de déplorer qu’elle fût à ce point dépourvue de vie.

Mais d’un seul coup la statue s’anima : elle venait d’apercevoir les émeraudes entre les mains de Gregory et, se précipitant vers lui, elle les lui arracha avec une fureur inattendue :

— Les quetzalitzli sacrées ! Comment osez-vous seulement les toucher ? C’est un sacrilège !

Trop surpris par la soudaine transformation de la jeune femme, Gregory ne réagit pas et se laissa enlever les pierres sans rien faire pour les retenir. Isabel l’oubliait déjà. Comme Doña Luisa précédemment, elle éleva les pierres vers les lumières d’un candélabre puis, les bras toujours tendus, plia le genou en baissant la tête comme l’eût fait une chrétienne devant l’hostie, se redressa et revint vers l’escalier qu’elle s’apprêtait à remonter sans que quiconque fît un geste pour l’interrompre tant elle était transfigurée.

Mais le fils de Roman Solmanski n’était pas de ceux qu’un sortilège peut retenir captif longtemps. En trois sauts il eut rejoint la jeune femme :

— Hé là ! Où prétendez-vous aller ?

— Chez moi où le joyau de Quetzalcóatl recevra de mes mains consacrées les rites purificateurs en attendant d’être conduit au navire qui nous ramènera au pays des ancêtres.

D’un mouvement instinctif de protection, elle avait plaqué le collier contre sa gorge tandis que Gregory l’obligeait à revenir vers la cheminée. Sans brutalité excessive : il semblait plus surpris que mécontent.

— Les rites purificateurs ? Le pays des ancêtres ? Qu’est-ce que ce charabia ? Vous avez vraiment cru que je me décarcassais uniquement pour vous remettre le collier et vous conduire au bateau en vous souhaitant bon voyage ? Allons donc ! Revenez sur terre, ma belle, et n’essayez pas de me faire avaler que vous êtes aussi bornée que votre oncle. J’avoue que je l’ai pensé un moment, vous étiez tellement absente, si obstinément muette, que je vous prenais pour une jolie poupée bien dressée et sans plus de cervelle.

— Mon oncle vous a fait confiance et il a disparu. Mon cousin Miguel aussi, je suppose ?

— Exact ! L’un prétendait régenter tout le monde, moi y compris. Quant à Miguel, après s’être acquitté de sa tâche avec le zèle qui convenait, il est devenu beaucoup trop gourmand. Et vous, il est largement temps que je vous fasse part de mes projets… où vous n’avez pas la plus mauvaise part, sachez-le !

— Vous n’avez rien à me réserver, lui rétorqua-t-elle avec un dédain écrasant. Dès l’enfance, j’ai été vouée aux dieux de mes pères et personne n’y peut plus rien changer. Pas même moi, en admettant que je le veuille !

— Ce qui signifie ?

La voix profonde de Doña Luisa se fit entendre :

— Vierge elle est et vierge elle restera !

En dépit de la gravité du ton, Gregory s’esclaffa :

— À d’autres, la vieille ! Et le mariage à grand spectacle avec cet imbécile de Vauxbrun ? Il n’avait pas l’intention de la laisser pure et sans tache. Sans les… incidents que nous avons créés, elle passait bel et bien à la casserole, votre poulette !

Elle le toisa avec un indicible dégoût :

— Dieu que vous êtes vulgaire ! Cela aussi, vous nous l’aviez caché !

— Cela soulage de se détendre, mais pour en revenir à ce dont nous parlions…

— Seul le mariage civil devait avoir lieu pour nous procurer l’argent nécessaire à notre mission et à aucun prix cet homme ne devait toucher Isabel ! Et ne venez pas prétendre que vous ne le saviez pas !

— Je le savais, c’est exact, mais je pensais que l’interdit ne concernait que le seul Vauxbrun, étant donné la différence d’âge. Aussi ai-je conçu d’autres projets. Il en va de cette belle enfant comme du collier : j’avais décidé de les garder pour moi. Aussi, avec ou sans votre permission, je récupère les émeraudes (il joignit le geste à la parole en les remettant dans sa poche) et la ravissante dont je brûle, depuis des semaines, de faire une femme normale. Il est salutaire que cette maison revienne à une saine réalité ! Venez, ma douce !

— Vous n’allez pas commettre ce sacrilège ? gémit la vieille dame.

— Oh, mais si ! Et sur-le-champ !

Isabel se défendant avec plus de force que l’on n’aurait pu imaginer, il appela :

— Bill, Max et Fred, emmenez-la et attachez-la sur le lit par les quatre membres. Je n’ai pas envie qu’elle me crève un œil avec ses griffes !

— On vous la déshabille, patron ? proposa l’un des séides.

— Pas question. C’est un plaisir que je me réserve. Avec un couteau, ce sera vite expédié…

Doña Luisa éclata en sanglots :

— Je vous en supplie, si vous êtes né d’une mère…

— Évidemment, je suis né d’une mère. Je crains cependant que sa vertu n’ait pas été des plus solides… À tout à l’heure ! Et si vous entendez crier, ne vous affolez pas ! J’adore violenter une fille.

Il allait disparaître à la suite de ses hommes quand deux coups de feu éclatèrent à l’extérieur :

— Qu’est-ce que c’est ? fulmina-t-il. Voyez ça !

Au même instant, la porte donnant sur le jardin s’ouvrit. Deux hommes entrèrent, remorquant chacun par un bras Adalbert Vidal-Pellicorne, aussi souriant que s’il rejoignait une réunion mondaine.

— Bonsoir, la compagnie ! fit-il aimablement. Oh, je vois que nous avons ici belle et nombreuse société ! Je suis, croyez-le bien, absolument ravi de me trouver parmi vous.

N’en croyant ni ses yeux ni ses oreilles, Aldo – que Doña Luisa s’efforçait discrètement de libérer de son bâillon – se demanda si son ami n’était pas devenu fou. Qu’espérait-il tenter, seul, dans cette maison bourrée à craquer de monde où il ne pouvait que se faire abattre ? Et apparemment Gregory se posait la même question :

— D’où l’avez-vous extirpé, celui-là ?

— Du parc, expliqua l’un de ses gardiens. Il avait sauté le mur et il distribuait des morceaux de viande aux chiens. Quand il nous a vus il s’est mis à courir dans tous les sens et il a fallu se mettre à six pour en venir à bout. Il vous glisse dans les doigts comme une anguille !

— Il devrait être dans son appartement de Paris où on le surveillait jour et nuit ! Bande d’incapables ! hurla-t-il, furieux. Quand j’en aurai fini, il y aura des comptes à régler.

— Faut pas leur en vouloir, plaida Adalbert, lénifiant. Ils ont fait une simple erreur sur la personne… Vos sbires m’ont consciencieusement suivi jusqu’au musée du Louvre, l’autre matin, et ils n’y ont pas manqué quand j’en suis ressorti, à cette différence près que ce n’était pas moi mais le frère jumeau de mon valet de chambre sous mes vêtements. Ce qui m’a permis, sous les siens, de m’embarquer tranquillement dans le taxi qui m’attendait sur la berge de la Seine – il faut dire qu’au Louvre, nous avons nos petits secrets ! C’est un vieux palais, vous savez, avec plein de recoins, et je le connais comme ma poche ! Au fait, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ?

Fou de rage, Gregory le gifla à la volée en allers et retours répétés :

— Avant peu, tu regretteras de m’avoir rencontré ! Qu’on le ligote, lui aussi !

Ce fut fait en un rien de temps et Adalbert se retrouva couché à côté d’Aldo que Doña Luisa avait réussi à délivrer de son bâillon.