— Qu’est-ce qui t’a pris de faire cette entrée théâtrale ? chuchota celui-ci. C’était vraiment utile de te faire prendre si bêtement ?

— C’est, mon cher, ce qu’en tactique militaire on appelle une diversion. Ils ont dû se mettre à quatre ou cinq pour m’attraper. Ecoute plutôt ! Pendant qu’on s’occupait de moi, des sympathisants franchissaient le mur… Tu les entends ?

Dans le jardin, indubitablement, des coups de feu se succédaient, parfois suivis d’un cri de douleur. Gregory s’était avancé jusqu’à la porte et regardait… Soudain, il recula, prit un poignard arabe dans un trophée mural et, saisissant Doña Luisa par les cheveux, lui mit la lame sous la gorge. Il avait constaté que ses hommes reculaient devant le tir nourri :

— Je ne sais pas combien vous êtes ! hurla-t-il, mais si l’un de vous franchit ce seuil, je saigne la vieille ! Et qu’on ferme cette porte ! Elle est solide !

Quatre hommes réussirent à claquer le lourd vantail au nez des assaillants et à le barricader, ce qui leur permit de souffler… Aldo aurait aimé demander des explications supplémentaires mais l’un des pieds de son ennemi se posait sur sa poitrine tandis que celui-ci attachait les longs cheveux dénoués de Doña Luisa aux sculptures du haut dossier de son fauteuil, en tirant suffisamment pour l’empêcher de bouger. Des larmes montèrent aux yeux de sa victime :

— Vous êtes vraiment un monstre ! Vous ne gagnerez pas éternellement…

— Oh, que si, répondit-il avec son rire sinistre. Combien sont-ils dehors ? répéta-t-il en glapissant à l’adresse de celui qu’il appelait Slim.

— Difficile à savoir tant qu’il fait nuit ! M’est avis que ce ne sont que des paysans. Leur chef est un petit vieux teigneux qui sait drôlement bien se servir d’un fusil.

— On va savoir ! Hé, toi, l’archéologue, dis-nous un peu qui sont tes copains ?

— Des contrebandiers, à ma connaissance. Il paraît que, depuis que vous occupez cette maison, vous gênez leur commerce !

— Tiens, c’est nouveau ? Mais c’est une bonne garantie contre les gendarmes. On les voit mal s’associer…

— Peut-être, reprit Slim. Mais qu’est-ce qu’on fait ?

— Nous, rien ! Avec trois otages, sans compter Isabel à l’étage, on n’a pas grand-chose à craindre. Hé, vous autres, là-haut ! ajouta-t-il à l’adresse des cinq hommes qui gardaient toujours la salle sous la menace de leurs armes. (Ils étaient dressés à l’obéissance aveugle et, n’ayant pas reçu de nouvelle consigne, ils n’avaient pas bougé d’un iota.) Que trois d’entre vous aillent se poster aux fenêtres de façade et tirent sur tout ce qui bouge.

Quelques secondes plus tard, deux hurlements de douleur lui apprirent qu’il avait vu juste et il se remit à rire :

— Bravo ! On va réussir à en venir à bout !… Si ça se gâtait trop, on profitera de l’obscurité et on filera par la rivière en emportant les femmes et quelques bricoles. Maintenant qu’on a les émeraudes…

— Et ces deux-là ? demanda celui que l’on appelait Max.

— On ne pourra faire autrement que les tuer mais on pourrait s’arranger pour faire durer l’agonie. Et avant de quitter l’Europe, je m’accorderai le loisir de m’occuper de la famille Morosini, conclut le malfrat en allongeant un coup de pied dans les côtes d’Aldo qui retint un gémissement de douleur.

— Le plus simple, approuva ledit Max, qui n’avait pas écouté la fin de la phrase, ce serait de mettre le feu à la baraque avant de déguerpir…

Un silence régna, semblable à ceux qui s’établissent quand on retient son souffle. C’était le cas d’Aldo et d’Adalbert, inquiets beaucoup moins pour eux que pour la jeune femme qui attendait dans la chambre qu’une brute vienne la violer… Pour l’heure, Gregory, plongé dans ses réflexions, semblait l’avoir oubliée. Il se versait verre sur verre en écoutant les bruits provenant de l’extérieur. Une ou deux fois, une détonation se fit entendre et, quand Max avait tenté de mettre le nez dehors, la balle qui s’était enfoncée dans le bois du chambranle l’avait manqué de peu…

— Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « on filera par la rivière » ? chuchota Aldo qui avait réussi à s’appuyer contre Adalbert et commençait à sortir son couteau de sa gaine. Je n’en vois pas d’autre que la Nivelle, et ce n’est pas la porte à côté.

— Ce pays est bourré de surprises. Tu pourras t’en rendre compte si on en sort vivants… Mais qu’est-ce que tu as à gigoter comme ça ? Reste tranquille !

— J’essaie de saisir mon couteau. Ne me dis pas que tu n’as pas le tien !

— Ben si ! Tout a été tellement vite que je l’ai oublié…

— Et c’est toi qui m’as appris le truc ! C’est malin !

Cependant, le dialogue murmuré entre les deux hommes, pratiquement couchés à ses pieds, avait percé la prostration de Doña Luisa. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre :

— Attendez ! Je vais vous aider ! souffla-t-elle.

Le temps d’un éclair, l’instrument était dans sa main et, presque sans bouger de sa position douloureuse et avec une habileté inattendue, elle trancha les liens des prisonniers sans qu’il y paraisse pour un observateur superficiel, de façon qu’ils puissent se libérer facilement. Mais Gregory revenait vers eux et s’adressait à Adalbert après lui avoir décoché un coup de pied :

— Dis-moi un peu, toi ! Ils étaient combien à t’accompagner ?

— Je n’en sais trop rien. Une douzaine, pas plus !

— Parfait ! ricana-t-il d’une voix sur laquelle se faisait déjà sentir le poids de l’alcool. Au jour, je rappellerai les gardiens du souterrain et on fera place nette… En attendant… hic !… Je vais apprendre à la… ravissante Isabel… qui sera… désormais… son maître !

Il allait achever la bouteille qu’il tenait toujours à la main mais, se rendant compte des effets de l’alcool, il la rejeta, se dirigea vers l’escalier d’un pas encore ferme et le monta.

— O dieux de l’Anahuatl ! gémit Doña Luisa en fermant les yeux d’où glissèrent des larmes. Ayez pitié de votre servante !

Les deux hommes partageaient son angoisse. Surtout en se souvenant des derniers mots de Gilles : « Veille sur elle… » Et Aldo était là, impuissant, parce qu’il savait que, si lui ou Adalbert bougeaient, les hommes qui les tenaient en joue tireraient sans hésiter, au risque d’atteindre la vieille dame. Elle le comprit :

— Ne vous occupez pas de moi si vous voulez vous échapper…

La porte venait de claquer derrière Gregory. Ils échangèrent un coup d’œil :

— Je vais essayer, glissa Adalbert à l’oreille d’Aldo. Toi, tu as femme et enfants… Donnez-moi le couteau, Doña Luisa !

— Non ! Ne bougez pas ! Regardez ! reprit Aldo.

À l’abri de la galerie, deux hommes, sortant sans doute des cuisines, s’avançaient à pas de loup sans faire le moindre bruit. L’un avait un pistolet et l’autre une winchester. Ce dernier était un paysan d’une cinquantaine d’années mais son compagnon, celui qui tenait l’arme au poing, n’était autre que le jeune Faugier-Lassagne. Aucun des guetteurs ne les avait aperçus, attentifs qu’ils étaient à surveiller les mouvements des prisonniers. Pourtant il fallait prévenir ce secours envoyé du ciel… Mais comment ?

C’est alors qu’éclata le cri. Venu de la chambre d’Isabel, il était si aigu, si désespéré qu’il fit tourner la tête à tout le monde. Libéré en un clin d’œil, Adalbert renversa le lourd fauteuil où était attachée la vieille Mexicaine qui se retrouva les jambes en l’air mais protégée par l’épaisseur du siège en chêne, puis se précipita sous la galerie. L’un des hommes tira et Aldo en profita pour rejoindre son ami.

— La chambre, François ! Isabel y est avec…

Une salve lui coupa la parole, aussitôt suivie d’une seconde. La winchester venait de cracher et l’un des veilleurs gisait à terre. Mais l’attention de ceux qui étaient postés aux fenêtres était détournée et la fusillade devint générale. Par chance, Aldo avait remis la main sur son revolver et Adalbert sorti le sien de sa chaussette. Du renfort arriva des cuisines. La salle s’emplit de fumée sans que l’on pût savoir de quel côté penchait le sort. Le désordre fut à son comble quand quelqu’un sortit un brandon enflammé de la cheminée et mit le feu aux rideaux ainsi qu’à un fauteuil.

— Doña Luisa ! cria Aldo. Il faut la sortir de là !

Le fauteuil renversé où elle était entravée était, en effet, à proximité immédiate du début d’incendie. En outre, les mèches de ses cheveux entortillées dans les sculptures l’empêchaient de bouger. Aldo commença par tirer le pesant meuble derrière une colonne et chercha quelque chose pour la délivrer. Des ciseaux apparurent soudain dans son champ de vision :

— Essayez donc avec ceci, conseilla la chanoinesse de Saint-Adour.

Ne l’ayant encore jamais vue, il la considéra avec stupeur. Cette voix de femme distinguée émanant d’un attirail complet de campagnard avait de quoi désorienter mais il comprit rapidement de qui il s’agissait :

— Veuillez m’excusez, Madame, mais que faites-vous dans ce pandémonium ?

— C’est moi, le chef…, secondée par un de mes amis qui est en train de faire le ménage dans le parc… Et puis laissez-moi opérer ! Vous vous y prenez comme si vous deviez tondre un mouton.

Reprenant les ciseaux, elle coupa soigneusement et avec toute la délicatesse nécessaire les mèches grises coincées dans les sculptures du bois.

— Allez voir ce qui se passe à l’étage, ajouta dame Prisca. On va s’occuper d’elle et la ramener à la maison…

Sans plus chercher à comprendre, Aldo escalada l’escalier et rejoignit Adalbert devant d’une porte ouverte où se tenaient deux hommes coiffés de bérets basques :

— Regarde ! fit l’archéologue. Voilà une image que je ne suis pas près d’oublier !

Aldo non plus. Sur le lit dévasté, Isabel, crucifiée, pleurait dans sa robe déchirée. À terre gisait le corps sans vie du dernier des Solmanski et, debout devant lui, François-Gilles Faugier-Lassagne, substitut du procureur de la République, le contemplait d’un œil vide. Il tenait encore à la main le revolver avec lequel il l’avait tué…

Sans un mot, Adalbert le lui enleva, essuya soigneusement l’arme avec son mouchoir avant d’y imprimer ses propres empreintes :

— Moi, je ne risque pas grand-chose, expliqua-t-il à Aldo. Et j’ai Langlois en arrière-garde. Tandis que ce jeunot, victime de ses sentiments ? Je vois d’ici les gros titres à la une de la presse : « Un procureur de la République abat l’assassin de son père… »

— N’exagérons rien : parrain suffirait !

— Bah, il s’en trouverait bien un pour dénicher la vérité… D’autant qu’il va hériter… et n’importe comment, sa carrière serait fichue. Surtout à Lyon !

— Il va falloir le lui faire avaler. Il a une fâcheuse attirance pour la vérité…

— Ça lui passera. Il n’est pas idiot…


Le temps des explications de cette nuit insensée vint plus tard, après l’obligatoire passage des gendarmes et du juge d’instruction de Bayonne. Après aussi qu’une bonne partie des participants, côté contrebandiers, se fut dissoute dans la nature, ne laissant en ligne que Mme de Saint-Adour et ses « gens » venus spontanément au secours de vieux amis en grand danger. Lequel danger se trouva confirmé par la découverte, dans les caves, du cadavre de Don Miguel Olmedo de Quiroga, de celui d’un gangster new-yorkais dont on ne savait trop ce qu’il faisait là, accompagnés d’un Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », devenu à moitié fou de terreur.

Naturellement il y eut d’autres arrestations que celles des trois ou quatre Américains rescapés de la bataille.

Elles vinrent donc un peu plus tard, lesdites explications, autour du café et du grand feu allumé dans le salon de Saint-Adour, après qu’Honorine eut pratiquement bordé dans leurs lits les deux Mexicaines parvenues aux extrémités de leurs forces. La découverte du corps de Miguel dans la cave d’Urgarrain avait été pour elles l’estocade finale et elles avaient accepté avec reconnaissance l’hospitalité que leur offrait celle qui avait été le principal artisan de leur libération. À la stupeur totale d’Aldo – Adalbert avait sur le sujet une longueur d’avance ! –, il venait d’apprendre que le chef des contrebandiers apparus si fort à propos dans la nuit tragique n’était autre que Prisca de Saint-Adour. Elle s’en était expliquée sans détours superflus :

— Le fisc de votre damnée République nous tourmente à longueur d’année, nous autres, agriculteurs. Il faut bien se dédommager quelque part. À l’exception des gendarmes qui préfèrent rester dans leurs pénates que galoper la nuit dans les montagnes et de rares réfractaires trop convenables pour des dénonciateurs, le pays est pour moi.

Tandis que Marie-Angéline, aux anges, s’étranglait de rire, Tante Amélie avait pris la nouvelle sans surprise excessive et même avec amusement. Rien ne l’étonnait plus venant de sa cousine et, à la limite, elle trouvait l’aventure réconfortante :