Aldo haussa les épaules :

— Vous m’avez vraiment dérangé pour entendre pareille sottise, Monsieur le commissaire ? C’est bien chez vous pourtant que l’on m’a appris l’enlèvement de Vauxbrun tandis que sa voiture était engagée dans la rue de Poitiers ?

Langlois n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Le Mexicain, ses moustaches retroussées sur un rictus de dédain, lâchait :

— Enlèvement truqué ! Au lieu de se rendre à l’église, les complices de cet homme l’ont conduit au Ritz où, sous le prétexte d’un oubli de sa fiancée, il est monté à notre appartement. Il s’y est introduit, a volé le joyau et est reparti vers… on ne sait quelle destination inconnue…

Sans plus s’occuper de l’accusateur, Morosini regarda Langlois :

— C’est une histoire de fous ! Dites-moi que je rêve !

— Malheureusement non. On a vu M. Vauxbrun à l’heure indiquée.

— Qui on ? Il y est connu comme le loup blanc ; son magasin est à côté et il fréquente le Ritz, son bar et ses restaurants depuis des années.

— Je sais. Pourtant il a été reconnu par l’un des réceptionnistes à qui il a même fait un signe et par une femme de chambre. Il était en jaquette, un œillet blanc à la boutonnière, et portait son haut-de-forme…

— Je connais tout le personnel et vous ne vous étonnerez pas si je vais lui poser des questions. Encore une fois, rien n’a de sens dans cette histoire ! Follement épris de sa fiancée qu’il a épousée civilement à la mairie du VIIe arrondissement, voilà que le lendemain matin, au lieu d’aller faire sanctifier son mariage, il se fait « enlever » – par qui ? Je serais heureux de le savoir. Mon ami Vauxbrun, n’ayant rien d’un chef de bande, file au Ritz dans le but de dépouiller la famille de sa bien-aimée puis disparaît dans la nature, renonçant non seulement à la bénédiction nuptiale mais surtout à la nuit de noces…

— Vous devenez vulgaire, Monsieur, fit Olmedo.

Morosini darda sur lui un regard devenu vert de fureur contenue :

— Pas de cuistrerie, s’il vous plaît ! Quand un couple s’unit devant Dieu sans doute mais aussi devant deux cents personnes, il ne viendrait à l’idée d’aucune de ces personnes d’imaginer que, la nuit suivante, le couple en question a l’intention de s’en tenir là et de vivre comme frère et sœur. Ce n’est pas le style de Vauxbrun : il est fou de Doña Isabel ! Au point d’être en extase devant elle !

— Trop, peut-être ! laissa tomber le Mexicain. Il se peut qu’il ait craint de perdre ses moyens en face d’une telle beauté révélée. Il n’est plus jeune et pouvait redouter une défaillance. Le collier l’en mettrait à l’abri !

— Un collier magnifique, n’est-ce pas ? Et quand il l’a eu en poche, il n’a rien eu de plus pressé que de fuir le plus loin possible, abandonnant la dame de ses pensées et signant ainsi un larcin un peu trop spectaculaire ? Au fait, qu’est-ce que c’est que ce collier miraculeux qui ressuscite les vieillards ?

— Celui de Quetzalcóatl. Ce sont…

— Les cinq émeraudes porte-bonheur que Montezuma avait remises à sa fille quand elle a épousé Cuauhtémoc qui allait être le dernier empereur aztèque et qu’elle a données à Cortés pour faire cesser les tortures d’un époux adoré ?

En dépit de sa morgue, Olmedo ne cacha pas sa surprise :

— Vous savez cela, vous ?

Le policier intervint doucement :

— Le prince Morosini est un expert mondialement connu. Je crois qu’il n’existe personne sur terre qui en sache plus que lui sur les joyaux anciens, historiques, légendaires ou autres !

— Merci ! Ainsi c’est des émeraudes que nous parlons ?

— Exactement ! Elles sont inestimables et vous comprendrez… Qu’est-ce qui vous prend ! Qu’y a-t-il de drôle ?

Aldo, en effet, venait d’éclater de rire.

— Parce que j’avais raison en parlant d’une histoire de fous ! Voulez-vous que je vous dise où elles sont, vos émeraudes ?

— J’aimerais beaucoup, oui ! émit l’autre, pincé.

— Au fond de la Méditerranée, à l’endroit où a coulé pendant une nuit d’octobre 1541 la galère portant Cortés, ses deux fils et une partie de ses biens…

— Qu’est-ce qu’il faisait là ? demanda Langlois dont l’Histoire était l’une des passions. Le conquérant du Mexique en face d’Alger, ça ne va pas ensemble ?

— Oh, que si ! Vous demandez ce qu’il faisait là ? Je dirais, sa cour à Charles Quint. Celui-ci avait décidé de réduire Alger où, en l’absence de Barberousse, régnait un renégat italien surnommé Hassan Aga, devenu musulman et pirate. L’empereur avait réuni pour ce faire une immense flotte placée sous le commandement du Génois Andréa Doria et une forte armée confiée à Ferdinand de Gonzague. Cortés avait obtenu d’être du nombre des capitaines dans le but de retrouver la faveur du maître. Il était sur son déclin et le savait : trop d’ennemis de part et d’autre de l’Atlantique ! Aussi comptait-il sur sa vaillance pour le remettre en lumière mais une tempête dévastatrice s’est levée dans la nuit, a ravagé une partie de la flotte et envoyé son bateau par le fond. Lui et ses fils ont été sauvés mais ses coffres sont restés au fond de l’eau…

— Quelle idée d’avoir emporté ce collier ? fit Langlois. Ce genre de trésor s’enferme, se cache, s’enterre si nécessaire mais on ne lui fait pas courir les grands chemins. Surtout ceux de la mer qui n’étaient pas les plus sûrs !

— Il s’obstinait à le considérer comme un talisman en dépit de la malédiction dont Cuauhtémoc l’avait frappé. Au moment de son second mariage avec la belle Juana de Zuniga, il le lui avait offert mais il avait suscité la jalousie de l’impératrice et Juana l’avait prié de le reprendre en alléguant qu’il convenait mieux à un homme qu’à une femme. Depuis, il l’emportait partout avec lui en espérant avec une sorte d’entêtement le retour d’une faveur qu’il n’a jamais retrouvée. Quant aux émeraudes, vous savez à présent ce qu’il en est…

— À ce détail près qu’elles ne sont pas restées en baie d’Alger ! affirma Don Pedro qui ajouta : Je ne peux m’empêcher de rendre hommage à votre science, prince ! Je n’aurais jamais cru qu’un étranger pût en savoir si long sur notre histoire. Le collier, vous avez raison, était à bord de la galère de Cortés mais, tandis que la tempête la brisait, quelqu’un a sauvé le joyau.

— Qui donc ? demanda Aldo, repris par sa passion des pierres et de leur parcours.

— Un homme qui, jeune écuyer du conquistador, avait assisté au supplice de Cuauhtémoc et au désespoir de sa ravissante épouse. Il s’était épris d’elle sur l’instant et s’était juré de reprendre le collier à quelque prix que ce soit et de le lui rapporter. De ce jour il s’est attaché au destin de Cortés, guettant patiemment l’occasion de récupérer les émeraudes. Elle s’est fait attendre vingt ans, cette occasion, exactement vingt ans, jusqu’à la nuit de l’ouragan où il a pu, enfin, se les approprier. Il était mon ancêtre, Carlos Olmedo de Quiroga.

— N’avez-vous pas dit qu’il avait fait le serment de les rapporter à la princesse ?

— Si fait, mais quand il a retrouvé sa trace, elle était morte depuis six ans. Lui-même s’est marié… et c’est ainsi que le collier sacré de Quetzalcóatl est entré dans ma famille ! Vous comprendrez, j’espère, qu’il me tienne à cœur de le reprendre à ce… voleur !

— Tout à fait. En revanche, j’aimerais votre avis sur ce qu’il comptait faire d’un objet obtenu à si grand fracas ?

— Je vous l’ai dit : l’une des vertus du collier résidait dans l’accroissement de puissance sexuelle qu’il confère à son propriétaire…

— C’est grotesque ! Vauxbrun n’a jamais eu de problème de ce côté-là. Il reste la valeur marchande du joyau mais sa fortune n’en a pas besoin !

— Qu’en savez-vous ?

— Oh, c’est simple ! S’il avait eu des soucis financiers – surtout au point de le pousser à commettre un vol –, il n’aurait pas hésité à me le dire. Voyez-vous, quand au retour de la guerre je me suis retrouvé ruiné, c’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier en guidant mes premiers pas dans le monde des antiquités… Il n’aurait pas hésité à me demander de lui renvoyer l’ascenseur !

Il y eut un silence. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne, Don Pedro ferma à demi les yeux, dirigeant leurs minces rayons sur Morosini, puis il ricana :

— C’est peut-être ce qu’il a fait ? N’êtes-vous pas l’homme le mieux placé qui soit pour…

Il n’acheva pas sa phrase. Aldo venait de bondir sur lui, l’empoignait par le revers de son veston pour le remettre debout et le gratifiait d’un magistral coup de poing qui l’envoya au pied d’un des grands classeurs où il resta étourdi. Langlois se précipita pour l’aider :

— Vous n’auriez pas dû…

— Quoi ? Le laisser m’insulter après avoir traîné Gilles dans la boue ? J’espérais que vous me connaissiez mieux ?

— J’ignorais que vous possédiez une droite aussi fulgurante.

— La gauche n’est pas mal non plus ! Vous voulez que je vous montre ? ajouta-t-il en faisant un pas vers l’homme groggy.

— Merci ! Cela suffit ! À présent, fichez le camp avant qu’il revienne à lui et, en passant, dites à Lecoq de venir m’aider !

— Vous ne m’arrêtez pas ?

— Pourquoi ? Vous avez commis un acte répréhensible ? Moi, je n’ai rien vu ! Don Pedro vient de se trouver mal, un point c’est tout !

Aldo reprit son pardessus, son chapeau et ses gants puis sortit en se massant le poing. Il avait frappé si fort qu’il en ressentait une douleur… Mais c’était bigrement réconfortant de savoir que le commissaire était toujours son ami.

En rentrant rue Alfred-de-Vigny en taxi, Aldo était encore bouillant de colère.

— Voilà où nous en sommes, clama-t-il en arpentant le jardin d’hiver sous l’œil consterné de Mme de Sommières et de Marie-Angéline. Vauxbrun aurait concocté lui-même son enlèvement pour faucher les émeraudes disparues depuis si longtemps qu’on pourrait douter de leur existence réelle, lesquelles émeraudes il m’a refilées pour que je les fourgue le plus cher possible !

Mme de Sommières prit son petit face-à-main d’or pour considérer son neveu avec stupeur :

— Qu’est-ce que ce langage ? Refiler… fourguer !

— Puisque me voilà f… receleur, autant m’habituer sans tergiverser à mon personnage. À moi le milieu !

— L’essentiel est que Langlois ne le croie pas ! remarqua Adalbert qui arrivait et avait tout entendu en traversant les salons de la marquise, ce qui évita à Aldo de recommencer.

— C’est une bonne chose sans doute, riposta celui-ci, mais l’essentiel, pour moi, c’est de retrouver Vauxbrun… et en bon état, si faire se peut. Ce dont je commence à douter…

Il en douta plus encore quand, deux jours plus tard, les gendarmes de Fontainebleau retrouvèrent, dans la forêt, la Delahaye de louage qui était censée conduire Gilles Vauxbrun à l’église Sainte-Clotilde. Elle était vide, à l’exception du chauffeur demeuré sur son siège… où il avait brûlé avec le reste…



3


DE L’ART DIFFICILE D’INVESTIR


UNE PLACE FORTE

Marie-Angéline s’en voulait. Quel besoin avait-elle eu l’autre soir de prendre plus ou moins fait et cause pour les Mexicains en laissant échapper ce « charmant » que l’on n’avait pas manqué de juger incongru ? Était-ce sa faute à elle si, durant l’horrible séance à Sainte-Clotilde, le cousin de la mariée lui avait adressé un si beau sourire qu’elle n’avait pu s’empêcher de le lui rendre ? Il fallait tout de même se mettre à sa place – et surtout à celle des siens ! – pour admettre que Vauxbrun, en ne se présentant pas à l’église, les avait placés dans une situation impossible et qu’il était normal que des gens convenablement soucieux de leur honneur apprécient peu la situation qu’on leur imposait. Naturellement portée par sa foi chrétienne et par ses traditions familiales à prendre la défense du pot de terre contre le pot de fer, du plus faible contre le plus fort, voire du bandit d’honneur contre le gendarme, elle n’avait pas admis l’attitude immédiatement hostile de sa « famille ».

C’est ce qu’elle avait fait entendre à Mme de Sommières dès son retour de la messe le lendemain matin. Sans aller jusqu’à présenter des excuses, ce qui eût été excessif. Simplement elle tentait d’exposer son point de vue quand, l’œil vert de la marquise passant au-dessus de la tasse de chocolat, elle avait entendu :

— Je ne vous savais pas si sensible au charme mexicain ?

Elle s’était alors lancée dans ce qu’elle pensait être une explication rationnelle, assez vite interrompue par :

— Tout ça c’est très bien, mais répondez à une question : les auriez-vous trouvés tellement sympathiques si le fiancé disparu avait été Aldo ou Adalbert ? Même si, l’an passé, vous avez ramé tous les deux dans la galère de Trianon, je ne crois pas que vous hébergiez Gilles Vauxbrun dans les replis les plus profonds de votre cœur virginal ?